Heurs et malheurs de l’accord Mercosur

L’accord de libre-échange conclu entre l’Union européenne et les quatre pays du Mercosur suscite de vives controverses dans une partie de l’opinion publique. Pierre Defraigne, directeur exécutif du Centre Madariaga-Collège d’Europe, directeur général honoraire à la Commission européenne, s’interroge, dans une tribune publiée le 3 juillet par le quotidien La Libre Belgique, sur les avantages et les inconvénients de ce traité. Il rappelle que l’ouverture aux échanges favorise les secteurs d’exportation mais affaiblit les secteurs exposés aux importations à bas prix. Selon lui, la croissance de l’Europe doit venir aujourd’hui de l’intérieur.

La Commissaire européenne au Commerce Cecilia Malmström

L’encre du CETA avec le Canada à peine sèche, voici que l’UE, en panne sur à peu près tout le reste, conclut coup sur coup deux négociations commerciales d’importance : avec le Mercosur et avec le Vietnam. Que valent au juste ces accords ?

Accord avec le Brésil et l’Argentine. L’accord UE-Mercosur est présenté à Bruxelles comme une manœuvre habile d’arrimage du Brésil de Jair Bolsonaro à l’accord de Paris sur le climat, en réponse aux manigances de Trump au G 20 d’Osaka visant précisément à décrocher certains États de cet accord. Libre-échange avec l’UE contre protection de la forêt amazonienne, voilà qui s’appelle un accord "gagnant-gagnant". Soit, mais pourquoi est-ce aux Européens d’en supporter le prix ? Cet accord va confirmer la spécialisation du Brésil et de l’Argentine dans la production agricole et minière, principale cause de leur mal-développement : soumis au cycle des matières premières, et très inégalitaire en raison de la distribution profondément injuste de la propriété du sol. La discipline imposée par le traité avec l’UE suffira-t-elle à contenir la dynamique d’autodestruction environnementale inhérente à ce modèle et libérée par la présidence Bolsonaro ? On le saura assez tôt.

Accord EU-Vietnam. L’accord EU-Vietnam, quant à lui, offre un ancrage à l’industrie européenne au sein de l’ASEAN, zone de forte croissance, notamment en y encourageant l’investissement sur place. Il va contribuer à hâter l’industrialisation du Vietnam et à créer des emplois de mieux en mieux qualifiés avec la perspective de faire émerger une classe moyenne. C’est davantage de cette dynamique que des clauses sociales insérées dans le traité qu’il faut attendre le progrès vers une certaine libéralisation politique.

Ces trois traités - CETA, Vietnam, Mercosur - soulèvent dans l’opinion européenne des controverses auxquelles avait échappé le récent accord bilatéral UE-Japon : réticence à voir l’Europe, à la suite des États-Unis, s’engager dans la voie de la libéralisation commerciale bilatérale et ainsi miner l’OMC, pierre d’angle du multilatéralisme ; hostilité de principe au capitalisme et au libre-échange ; opposition des environnementalistes qui identifient commerce international et émissions massives de CO : méfiance des militants des droits de l’homme et des droits des travailleurs. Selon la Commission, des dispositifs existent dans l’accord Mercosur pour l’environnement, et dans l’accord avec le Vietnam pour les droits de l’homme et ils fonctionneront. On ne demande qu’à voir.

La libéralisation commerciale creuse l’écart

En réalité ces accords bilatéraux s’avèrent des palliatifs pour compenser le déficit d’intégration politique de l’UE. Car celle-ci se révélerait bien plus avantageuse pour la croissance et la solidarité en Europe. D’abord, si l’ouverture aux échanges permet, au total et sur la durée, des gains de productivité et de bien-être, il reste que ces avantages pour les secteurs d’exportation ont pour contrepartie des coûts d’ajustement pour les secteurs exposés aux importations à bas prix et aux délocalisations (1). L’UE, contrairement à ses grands partenaires, n’a pas de véritable dispositif de solidarité financière entre pays, régions et secteurs gagnants et perdants. Autrement dit, la libéralisation commerciale creuse l’écart entre États membres. Un mécanisme de partage est indispensable à la puissance commerciale.

Ensuite, l’UE fait une partie de son commerce et de ses investissements en dollars, ce qui la met à la merci de la politique d’extraterritorialité américaine en matière de corruption, de fiscalité et de sanctions, comme l’établit l’embargo de fait imposé à l’Iran par l’UE pourtant en désaccord avec la politique américaine. Il faut donc renforcer l’euro.

Troisièmement, l’UE marque un retard technologique sur les États-Unis et, dorénavant, sur la Chine, faute d’une politique industrielle comparable à ses deux grands rivaux. L’Europe interdit aux États une politique industrielle offensive qu’elle se refuse à pratiquer elle-même. Cette déperdition de puissance publique pèse lourd dans l’éviction de l’Europe du numérique. Celle-ci pourrait compromettre le maintien de la supériorité allemande dans le secteur automobile mondial. Moderniser l’assise technologique de l’Europe est vital pour sa puissance économique.

Quatrièmement, depuis dix ans la croissance a baissé en Europe - entre 1 et 1,5 % dans l’euro-zone - alors que se sont multipliés les accords bilatéraux de libre-échange. L’argument du commerce international remorqueur de croissance ne vaut pas pour l’UE. Mais il joue pour l’Allemagne, engagée dans une course mercantiliste au surplus commercial extérieur - 8 % du PIB - obtenu au prix d’une dualisation interne de sa société et aux dépens de ses partenaires de l’euro-zone. Il faut rééquilibrer la gouvernance de celle-ci.

Accord agricole anachronique

Enfin, le talon d’Achille de l’accord Mercosur côté européen est son côté anachronique en matière d’agriculture. Entre 1995 et aujourd’hui, le rapport de l’opinion à la PAC s’est complètement modifié. Les Européens veulent une réorientation de l’agriculture intensive, vers une agriculture plus raisonnée, notamment biologique, avec de surcroît des circuits courts pour éviter les transports et mieux rémunérer les paysans. Des importations significatives du Mercosur venant en plus des concessions déjà faites au Canada, compromettraient cet effort de restructuration de l’agriculture européenne. L’Europe osera-t-elle imposer ces importations à concurrence de leur coût de transport en CO vers l’Europe ? Sera-t-elle en mesure de contrôler l’innocuité des traitements phytosanitaires sur place ?

Mais en définitive la véritable question n’est-elle pas dans l’effet domino de tels accords ? Comment l’UE, qui sera amenée par Trump à renégocier un accord bilatéral de type TTIP/TAFTA allégé, pourra-t-elle refuser à Washington, qui assure sa protection, des concessions comparables dans le domaine agricole ? Dans un deal qui échangerait davantage encore d’agriculture française contre des automobiles allemandes, Paris aurait du souci à se faire. La croissance - soutenable - de l’Europe doit aujourd’hui venir de l’intérieur.

(1) Chaque milliard d’exportations créerait 13 000 emplois en plus. Quid des pertes d’emplois liées aux importations ?