L’accord conclu le 18 mars à Bruxelles entre les Vingt-Huit et le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, sur le renvoi par la Grèce des migrants venus de Turquie est entré en application dimanche 20 mars. Mais il continue de susciter de nombreuses questions. Certes le texte adopté par le Conseil européen répond pour une part aux inquiétudes de ceux qui jugeaient déséquilibré le pré-accord adopté le 7 mars. La Commission européenne, en particulier, avait réclamé « des garanties juridiques » pour encadrer le retour des migrants. Elle avait également demandé qu’un « mécanisme » soit prévu pour assurer la réinstallation en Europe d’un Syrien pour chaque Syrien réadmis en Turquie et qu’un nombre suffisant de places soit mis à disposition par les Etats membres.
Ces demandes ont été apparemment entendues. Le droit international sera respecté, il n’y aura pas d’expulsions massives mais des examens au cas par cas, l’échange d’un Syrien contre un autre concernera 72.000 personnes et la Commission européenne sera chargée de coordonner le soutien nécessaire à la Grèce.
Le piège d’une Europe forteresse
Toutefois, l’amélioration du plan d’action ne suffit pas à lever toutes les craintes. Les eurodéputés socialistes français, qui avaient qualifié de « petits arrangements peu glorieux » le pré-accord du 7 mars, reconnaissent que « les dirigeants européens ont en partie corrigé le tir ». Mais ils considèrent que « de sérieux doutes subsistent » sur plusieurs point importants. Ils continuent de s’interroger sur « la légalité » et sur « les coûts » des retours des réfugiés vers la Turquie.
Ils se disent plutôt sceptiques sur la réinstallation en Europe des Syriens hébergés en Turquie et très réservés sur les engagements pris envers Ankara, tels que la libéralisation des visas. Ils jugent « indispensable » de « déconnecter » la question des réfugiés de celle de l’adhésion turque à l’Union et appellent les Européens à éviter « le piège d’une Europe forteresse ».
Au nom des droits de l’homme
Les organisations de défense des droits de l’homme sont vent debout contre le pacte euro-turc, d’abord parce qu’elles craignent que la Grèce n’ait pas les moyens – en hommes, en équipements, en argent – de l’appliquer convenablement en respectant scrupuleusement les droits des demandeurs d’asile, ensuite et surtout parce qu’elles le jugent déshonorant pour l’Europe et contraire aux valeurs que celle-ci défend. Amnesty International dénonce « une honte » pour l’Union européenne, qui s’est contentée, dit-elle, de « recouvrer l’accord d’un vernis de légalité » pour donner l’impression qu’elle agit conformément au droit mais qui a choisi en fait de « tourner le dos aux réfugiés » en les renvoyant en Turquie et en foulant aux pieds ses valeurs.
Human Rights Watch condamne également le principe de l’échange « Syrien contre Syrien ». Son directeur exécutif, Ken Roth, dans une lettre adressée aux Vingt-Huit le 14 mars, rejette la « conditionnalité » entre la réinstallation des réfugiés et le renvoi forcé de demandeurs d’asile. Il souligne que « chaque réfugié syrien est une personne, non un numéro interchangeable négociable contre un autre réfugié syrien ». Il s’indigne d’un « inquiétant mépris » à l’égard du droit international.
Dans une tribune commune, les dirigeants de trois organisations (Amnesty International, Human Rights Watch, Conseil européen sur les réfugiés et les exilés) affirment à propos de ce plan : « Personne ne devrait se faire d’illusions : ce qui est en jeu, c’est le principe même de la protection internationale à laquelle ont en principe droit les personnes fuyant la guerre et la persécution ». Ils interpellent en ces termes chacun des vingt-huit Etats membres : « Respectera-t-il le droit de demander l’asile ou sacrifiera-t-il ce droit à un marchandage avec un pays qui n’a pas l’habitude de le respecter ? ».
Relance des négociations d’adhésion
L’autre grande critique adressée à l’accord porte sur les contreparties obtenues par la Turquie, en particulier la double promesse de lever les visas vers l’Union européenne et de relancer les négociations d’adhésion, alors même que le régime du président Erdogan multiplie les atteintes à la démocratie et à la liberté de la presse. En France, l’opposition a réagi avec force au plan euro-turc par la voix de Nicolas Sarkozy. L’ancien président de la République s’est dit formellement opposé à ces deux propositions, refusant le « chantage » exercé par Ankara et disant ne pas voir le rapport entre la question de la Syrie et celle de l’adhésion turque. « La Turquie n’a pas vocation à adhérer à l’Europe », a-t-il affirmé. Pour répondre à ces objections, les Vingt-Huit rappellent, dans leur déclaration publiée à l’issue du Conseil européen, qu’ils attendent de la Turquie « qu’elle respecte les normes les plus élevées qui soient en ce qui concerne la démocratie, l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression ».
Les Européens n’ignorent pas que la Turquie n’est pas vraiment prête à appliquer ces conditions. Ils connaissent les fragilités de l’accord qu’ils viennent de conclure et les incertitudes de son application. Ils savent, comme l’a déclaré la présidente lituanienne Dalia Grybauskaite, citée par Le Figaro, que le pacte sera à la fois « très compliqué à mettre en œuvre » et « limite vis-à-vis du droit international ». Mais ils espèrent qu’il permettra au moins de ralentir les flux migratoires, de soulager la Grèce, devenue un cul-de-sac pour les migrants, et de limiter le nombre de réfugiés qu’ils s’engagent à accueillir sur leur sol, venus des îles grecques ou des rives turques.