Le mouvement de protestation populaire en Algérie

Ce 21 juin est le 18ème vendredi de manifestation contre le système autoritaire à Alger. L’homme fort du moment, le général Gaïd Salah s’inquiète de la présence dans les rues de nombreux drapeaux berbères à côté du drapeau national, qui avait été celui du FLN.
L’ancien premier ministre algérien Ahmed Ouyahia a été placé en détention provisoire à la prison d’El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, mercredi 12 juin, à l’issue de son audition par un juge d’instruction. « C’est la première fois dans toute l’histoire du pays, qu’un haut dignitaire (…) se retrouve derrière les barreaux, pour des faits relatifs à de la corruption » relève www.algerie-focus.com
Depuis le 16 février 2019, le peuple algérien s’est mobilisé contre le pouvoir en place. La Fondation Cordoue de Genève avait demandé à Lakhdar Ghettas, gestionnaire de programme et expert sur les questions algériennes, d’analyser la situation. (Cet entretien a été réalisé le 14 mars 2019)

L’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962
Marc Riboud

Les faits récents

Selon l’agence officielle Algérie Presse Service (APS), l’ex-premier ministre a été entendu dans des affaires concernant la dilapidation des deniers publics, l’abus de fonction et l’octroi de privilèges indus. Il a été quatre fois premier ministre, dont trois sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), qui a démissionné le 2 avril après vingt ans au pouvoir, face à une contestation sans précédent. Nommé pour la dernière fois en 2017 et impopulaire, il avait été limogé en mars dernier, pour tenter, en vain, d’apaiser la contestation.
L’ancien ministre des travaux publics Abdelghani Zaalane a lui aussi été écroué. Il avait été, brièvement, le directeur de campagne du président Abdelaziz Bouteflika, avant que celui-ci ne soit contraint de renoncer à un cinquième mandat. MM. Ouyahia et Zaalane figurent parmi les 12 anciens ministres et préfets dont le parquet d’Alger a annoncé avoir transmis les dossiers fin mai à la Cour suprême, dans le cadre des enquêtes visant Ali Haddad, ancien patron des patrons et PDG du premier groupe privé des travaux publics en Algérie, notamment pour des faits présumés de corruption.
Les media algériens jettent l’information avec froideur ; mais voilà quatre mois que les Algériens descendent dans la rue pour crier leur indignation, pour mettre fin à ce « système » corrompu. Il est temps qu’ils soient entendus par ce qui reste d’Etat de droit dans le pays.
Le pouvoir est passé sans changer de l’apparence Bouteflika à l’armée liée à son clan. Il est incarné par le chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, pilier du régime depuis vingt ans. Des élections pourraient apporter un changement. Mais il n’en veut pas. Avec les purges de proches de Bouteflika, on élague les branches pour sauver le tronc
Le Monde note que c’est la deuxième fois en trois mois que l’élection présidentielle est annulée, alors que le mandat du président par intérim nommé après la démission de M. Bouteflika, Abdelkader Bensalah, devait prendre fin officiellement le 9 juillet et a été prolongé en dehors de toute règle. Pour Le Monde, « l’Algérie est suspendue à un vaste et profond mouvement de contestation populaire qui se répète chaque vendredi, pacifiquement, de manière inédite ».
Les Algériens savent depuis longtemps que ce qui importe, ce n’est pas le nom du chef. Le combat pour la démocratie n’est pas fini.

L’interview - Extraits

Fondation Cordoue de Genève : Comment décririez-vous ce qui se passe actuellement en Algérie ? Assistons-nous à quelque chose de similaire à ce qui s’est passé dans d’autres pays arabes en 2011 ?
Lakhdar Ghettas : Le mouvement de protestation qui secoue le régime algérien depuis près d’un mois maintenant est un effort révolutionnaire en cours. On pourrait appeler cela un réveil algérien, un soulèvement pacifique pour récupérer l’espace public ou une révolution en cours. Cela ressemble aux soulèvements de 2011 au Maghreb et au Proche orient en ce qui concerne les réseaux sociaux utilisés (notamment Facebook) et la non-violence comme stratégie pour provoquer un changement politique. Cependant, il est différent du Printemps arabe en termes d’inspiration. Les manifestants brandissaient le drapeau algérien et d’autres symboles de la lutte pour l’indépendance du pays, contre le colonialisme français, (1954-1962) et cela rappelait les mouvements de décembre 1960 lorsque des Algériens ont envahi les rues d’Alger en agitant le drapeau de la lutte pour la libération.
FCG : Pourquoi maintenant ? Quelles sont les raisons pour lesquelles le peuple algérien proteste contre ce 5ème mandat ? Pourquoi n’ont-ils pas protesté avant ?
LG : La plupart des Algériens n’ont pas accepté le changement de la constitution qui a autorisé le président à faire un troisième puis un quatrième mandat. Le quatrième mandat de 2014 était déjà une insulte à l’histoire du pays et de son peuple, mais la propagande de guerre civile et la guerre psychologique à grande échelle entreprises par le régime à l’époque où le changement politique dans les pays voisins, la Libye et la Syrie, avait pris une tournure sanglante et destructrice, expliquent que les Algériens n’aient pas bougé et aient ravalé leur fierté.
L’absence totale d’Abdelaziz Bouteflika de l’espace public pendant son quatrième mandat, une baisse de 50% des recettes pétrolières, une corruption flagrante de la part d’une nouvelle classe d’oligarques à la russe, des flambées de tensions ethniques sectaires et un régime vieillissant déconnecté des aspirations de la jeunesse, tout cela a usé le peu de patience qui restait aux Algériens. Le scandale de contrebande de 700 kg de cocaïne, à la suite duquel la quasi-totalité de la haute direction des forces armées et de sécurité a été démise de ses fonctions en l’espace de trois mois, a contribué à l’impression que le régime de Bouteflika était devenu un danger pour la sécurité de l’Algérie en tant que pays souverain et uni. Le cinquième mandat était une humiliation pour la plupart des Algériens qui en avaient assez, en particulier des proclamations insultantes de l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia qui excellait dans les déclarations à la presse dépréciant et dédaignant les Algériens qui rejetaient le cinquième mandat. Un slogan est devenu viral après la manifestation massive du 22 février. Il disait : « Nous n’avons pas bougé parce que nous avions peur que le pays se perde. Quand nous avons su avec certitude que le pays était en danger imminent, nous nous sommes précipités à son secours ». En arabe, cela rime bien et résume tout.
FCG : Pensez-vous que ce qui se passe en Algérie aujourd’hui pourrait avoir été déclenché par quelqu’un de « l’intérieur du système » voulant pousser Bouteflika dehors afin de s’emparer du pouvoir ?
LG : Non. La décision prise par le régime de briguer un cinquième mandat a été le déclencheur. Soit par une lecture erronée du pouls de la rue et de l’humeur des Algériens, soit en croyant en leur propre propagande belliciste du Printemps arabe ou les deux à la fois, le régime a traversé le Rubicon au moment même où il a annoncé le cinquième mandat, en dépit des avertissements de différentes parties prenantes, dont certaines au sein du régime. Un débat est en cours sur le facteur déclenchant de la révolte d’octobre 1988, qui a valu aux Algériens la constitution de février 1989 introduisant le pluralisme des partis politiques et la liberté d’expression avant même la chute du mur de Berlin. Mais tous les observateurs sérieux s’accordent cette fois pour dire que c’est la colère populaire provoquée par la double insulte du cinquième mandat qui a déclenché les manifestations. Les manifestations de vendredi, les unes après les autres, ont mis la barre plus haut. Rejetant le cinquième mandat, appelant à une meilleure gouvernance et à l’Etat de droit, les slogans sont devenus révolutionnaires et appellent à un changement de régime. Toute personne associée au régime, de l’intérieur ou de l’extérieur s’inquiète du succès de ce mouvement radical non violent.
FCG : Et l’armée ? Jusqu’à présent, elle soutient toujours le système. Pensez-vous qu’elle pourrait changer de position ? Quel pourrait être son rôle dans ce mouvement de protestation ?
LG : Comme je l’ai déjà mentionné, les hauts gradés de l’armée et des autres forces de sécurité ont été remplacés à la suite du scandale de la cocaïne l’été dernier. Comme le régime algérien est opaque dans le style du Kremlin, un certain nombre d’hypothèses ont alors circulé. Selon une hypothèse, le changement de direction de l’armée était un stratagème visant à se débarrasser des généraux de l’armée qui mettaient en garde contre l’intention du régime de se présenter pour un cinquième mandat, et le scandale de la cocaïne n’était qu’un prétexte, lié ou non à ce complot. Depuis lors, le chef d’état-major, Gaid Salah, est devenu omniprésent dans l’espace public. Le principal journal télévisé de la chaîne publique, à 20 heures, s’ouvre sur une large couverture de ses activités quotidiennes, à l’instar des journaux d’État et des journaux privés qui dépendent de la publicité de l’État. Le ton des discours de l’armée est devenu encore plus dur quand un général à la retraite a annoncé son intention de se présenter à la présidence et que des manifestations pacifiques spontanées ont éclaté dans deux ou trois villes lorsque la candidature de Bouteflika a été officiellement mise en marche le 10 février. Il a fallu une semaine aux Algériens pour absorber le choc avant que l’affiche géante de Bouteflika posée sur la mairie de Khenchla ne soit arrachée. Annaba (le chef-lieu) a suivi le lendemain après avoir ouvert la voie à la manifestation massive qui a eu lieu le vendredi 22 février. C’est alors que l’armée a commencé à reconsidérer sa rhétorique et à tenter de se repositionner en tant que garant de la stabilité et de la sécurité nationale plutôt que comme protecteur de la survie du régime.
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Le dilemme dans lequel se trouve actuellement le régime est que depuis plus de deux décennies, il a fermé l’espace public réservé aux partis politiques et à la société civile, supprimant ainsi tout moyen de représentation et de communication crédible entre l’État et la société. À présent, le régime se trouve devant un mouvement de plus en plus radical, que les partis de façade, la société civile et un parlement croupion ne peuvent contenir, et ils ne peuvent encore moins parler en son nom. L’autre défi est que le mouvement est jusqu’à présent un mouvement horizontal, local et décentralisé qui n’a pas de direction claire.
Un leader ou un groupe de leaders représentant le mouvement n’ont pas encore émergé, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Il existe cependant des initiatives pour donner une structure et un manifeste politique au mouvement de protestation.
Mais des années d’oppression et de fermeture de l’espace public, de déni de l’exercice de la citoyenneté signifient que le régime aura du mal à trouver avec qui négocier. Les trois semaines du mouvement de protestation ont vu un regain d’actes de citoyenneté et d’activités de la société civile sous différentes formes d’expression, des slogans aux graffitis, en passant par des débats dans les universités, de nouvelles radios Internet et un regain d’intérêt pour la politique et les affaires publiques. La société a progressivement commencé à réparer ses faiblesses, mais cela prend du temps, comme l’ont montré les expériences de gouvernement post-autoritaire en Amérique latine et en Espagne. La conférence de dialogue national pourrait ne pas satisfaire les manifestants et l’armée pourrait se voir contrainte de décréter l’état d’urgence.
FCG : Qui est l’opposition en Algérie ? L’opposition est-elle suffisamment organisée ? Pensez-vous qu’elle est prête à gouverner et à satisfaire les besoins et les exigences de la population ?
LG : Comme expliqué précédemment, des décennies de régime autoritaire à peine masqué par une démocratie nominale ont fini par épuiser non seulement l’opposition mais le régime lui-même. Le régime décide quels partis politiques et organisations de la société civile se verront octroyer une licence légale ou quels journaux pourront être imprimés. Il filtre et met des droits de veto sur les listes des candidats aux élections locales et générales et il en modifie les résultats. Les partis politiques et les ONG doivent obtenir l’autorisation de louer une salle de réunion ou de publier. La plupart des Algériens ont cessé de se rendre aux urnes il y a longtemps. L’opposition de façade au parlement reflète la répartition que le régime impose à la société en termes d’idéologie et de taille. Vous avez des nationalistes, des islamistes, des gauchistes et des libéraux, mais ils sont tous unis en acceptant la règle du jeu truqué imposé par le régime. D’autre part, vous avez une variété de partis d’opposition et d’initiatives de la société civile qui sont présents dans la société mais ne sont pas autorisés légalement par le régime. Celles-ci ont des visions du monde différentes mais sont unies dans leur lutte pour une démocratisation réelle en Algérie. Pendant le quatrième mandat du président Bouteflika, certains partis politiques au Parlement ont uni leurs efforts pour que les forces politiques non reconnues œuvrent de concert pour un changement pacifique du régime, mais ces efforts ont peu abouti, en partie du fait du monopole du régime sur la sphère publique. Le mouvement de protestation a encouragé un rapprochement des partis politiques ayant différentes visions du monde, convaincus de la nécessité d’un changement radical et commençant par la formation d’un conseil collégial présidentiel, d’un gouvernement de transition et l’élection d’une nouvelle assemblée constituante. S’ils parvenaient à gagner la confiance du mouvement de protestation et à s’associer à ses efforts, une période de transition pourrait être négociée avec le régime.
FCG : Comment expliqueriez-vous les commentaires « froids » ou la politique d’« aucun-commentaires » de la France et des pays occidentaux ?
LG : Cette politique des pays occidentaux a été saluée à la fois par le régime et par les Algériens pour différentes raisons. Tous les Algériens attachent de l’importance à leur indépendance et considèrent cet épisode comme une affaire interne. Nous avons vu des slogans dans ce sens à la suite des commentaires de la France, de l’UE et de la Maison Blanche. Mais c’est aussi l’une des leçons des soulèvements de 2011 de résister à la tentation de recourir à un soutien étranger contre un régime autoritaire. Quant à la raison pour laquelle l’Occident a traité le cas algérien différemment, par exemple de la crise au Venezuela, on peut alors souligner le fait que l’Algérie est plus proche de l’Europe et que les répercussions de l’instabilité en Algérie seraient immédiates et préjudiciables aux intérêts économiques de l’Europe, à la sécurité énergétique et à la stabilité en Afrique du Nord.