Les fausses surprises de l’accord irano-saoudien

La publication à Pékin le 10 mars d’une déclaration tripartite entre la Chine, l’Iran et l’Arabie saoudite annonçant la reprise des relations diplomatiques entre ces deux derniers pays a été accueillie avec surprise. Pourtant, des négociations étaient en cours depuis près de deux ans et la Chine n’a pas caché depuis de nombreuses années sa volonté de jouer un rôle actif au Moyen-Orient.

Wang Yi, plus haut représentant de la diplomatie chinoise, avec à gauche Musaad bin Mohammed al-Aiban, conseiller à la sécurité de l’Arabie saoudite, et à droite le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, Ali Shamkhani, à Pékin vendredi 10 mars 2023
REUTERS - CHINA DAILY/RFI

L’accord est présenté comme étant le fruit de « la noble initiative du président Xi-Jinping de soutenir le développement de bonnes relations » entre les deux pays. Cette surprise, liée sans doute à au fait que l’attention, tout au moins des pays occidentaux, était concentrée sur la guerre en Ukraine, tient aussi à la méconnaissance de l’évolution de la situation dans cette région du monde. Comment expliquer cet accord ? Quelles en sont les conséquences ?

Des intérêts convergents

En fait, les trois pays avaient un intérêt commun à rétablir ces relations diplomatiques et à réduire les tensions.
La Chine y voit, pour sa part, l’occasion d’affirmer le rôle majeur qu’elle joue dans le Golfe persique d’où elle tire l’essentiel de son approvisionnement en hydrocarbures. Face à la montée des tensions et aux bruits de bottes en provenance d’Israël, elle exprime sa détermination à contrer toute initiative déstabilisatrice dans cette région sensible en se présentant comme une « force de paix ». Depuis le début du siècle la Chine est passée d’une omniprésence économique à une politique d’influence. Initiée par Hu Jintao dès 2004, elle a connu une nouvelle impulsion avec Xi-Jinping et la publication en 2016 du China’s Arab Policy Paper. En témoigne la tournée du président chinois en janvier de cette même année qui le conduit en Egypte, en Arabie saoudite et en Iran, avec lesquels il propose des « partenariats ». La nomination d’un envoyé spécial, actuellement Zhai Jun, ancien ambassadeur à Paris et les multiples déplacements de l’actif ministre de affaires étrangères témoignent de l’activisme chinois. Le spectaculaire séjour de Xi-Jinping en Arabie saoudite en décembre 2022 au cours duquel trois sommets ont été organisés – un sommet bilatéral, un autre avec les chefs d’Etat des pays du Conseil de Coopération du Golfe, un troisième avec plus d’une quarantaine de pays de l’Organisation de coopération islamique - et de nombreux accords signés, portant notamment sur la fourniture de missiles antinavire YJ 21, est un honneur dont seul Donald Trump avait bénéficié.
En effet, l’Arabie saoudite est intéressée au maintien de la stabilité dans le Golfe. Toute intervention militaire d’envergure aurait naturellement des conséquences majeures sur ses ressources financières, l’essentiel de sa production d’hydrocarbures étant exportée par le détroit d’Ormuz. Les attaques surprises sur ses installations pétrolières en septembre 2019 et mars 2022, venant probablement du Yémen contrôlé par les Houthis, voire d’Irak, mais dans les deux cas sous supervision technique iranienne, ont montré sa vulnérabilité. Si l’Arabie saoudite dispose d’un matériel d’armement moderne important, sa capacité à l’utiliser à l’offensive comme en défensive est à l’évidence problématique face à l’Iran.
L’absence de réaction américaine, alors même qu’en 2019 le président Trump était encore au pouvoir, a confirmé la perte de crédibilité des Etats-Unis dans la protection du Royaume, quelle que soit l’administration en place. D’ailleurs Trump n’avait pas caché à ses hôtes, lors de sa visite à Riyad en mai 2017, que les pays amis de l’Amérique devaient compter sur leurs propres forces pour se défendre. Ceci a conduit l’Arabie saoudite à diversifier ses interlocuteurs, au profit de la Russie et de la Chine, son premier partenaire commercial, y compris dans des domaines sensibles comme l’armement. Par ailleurs, l’Arabie saoudite est consciente que le JCPOA est mort et que l’accès à un nucléaire militaire par l’Iran est sans doute inévitable. La position de Riyad a ainsi évolué. Alors que le roi Abdallah avait évoqué en 2010 la nécessité de « couper la tête du serpent », son successeur est plus conscient de la difficulté de le faire sans embraser le Golfe.
Quant à l’Iran, il a tout intérêt à dissuader Israël, voire les Etats-Unis, de passer de la guerre de l’ombre, en cours d’amplification, à une intervention militaire ouverte après l’échec de la négociation sur le JCPOA. Les propos tenus par le nouveau gouvernement israélien appuyé par l’extrême droite religieuse laissent penser qu’une intervention serait en cours de préparation. Ceux de l’ambassadeur des Etats- Unis, Tom Nides, indiquant que « Israël can and should do whatever they nees to deal with Iran, and we’ve got their back » ont pu être interprétés comme un feu vert américain à l’option militaire. Dans ce contexte, un accord de normalisation des relations avec l’Arabie saoudite peut apparaître comme un signal dissuasif face à cette perspective.

Un impact majeur ?

Si les réactions des pays du Moyen-Orient à l’exception d’Israël sont positives, les déclarations mitigées des pays occidentaux montrent bien une prise de conscience des possibles effets de cette normalisation. Pour les membres du Conseil de coopération du Golfe, la réaction est de fait particulièrement positive, notamment pour les Emirats arabes unis. En se réjouissant de l’accord intervenu, son ministre des affaires étrangères souligne « une avancée importante pour la stabilité et la prospérité régionales ». Il en est de même de la Jordanie et de l’Egypte. La Turquie s’est montrée particulièrement chaleureuse et le président Erdogan a téléphoné personnellement à Mohamed ben Salman pour le féliciter. En revanche en Israël, les réactions sont très négatives au niveau du gouvernement comme de l’opposition. La classe politique israélienne ne s’y est pas trompée et Naftali Bennett souligne que ce rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite est « dangereux pour Israël ». Dans les capitales occidentales, les commentaires sont souvent mitigés. Si les Etats-Unis « accueillent favorablement » l’accord, ils s’interrogent sur le « respect des engagements » par l’Iran. Le communiqué du Quai d’Orsay va dans le même sens. Paris salue la décision des deux pays de rétablir leurs relations diplomatiques mais demande à Téhéran de renoncer à ses « actions déstabilisatrices ».
En effet il est clair que cet accord ne va pas à lui seul calmer le jeu au Moyen-Orient, ni même dans le Golfe. On ne saurait en surestimer les effets. Tout d’abord le rétablissement des relations diplomatiques ne saurait occulter la rivalité « structurelle » qui existe entre l’Arabie saoudite et l’Iran et dont une bonne part existait déjà au temps du Shah : affirmation d’une volonté de puissance de part et d’autre, antagonisme traditionnel entre Persans et Arabes, détermination de l’Iran à contrôler le Golfe « persique » et à protéger les minorités chiites notamment en Arabie saoudite, souci de maintenir et même renforcer « l’axe de la résistance contre l’’impérialisme américain » etc....
Ainsi, il est peu probable que l’Iran renonce à continuer de soutenir le régime de Bachar al-Assad et à exercer une influence qui s’étend jusqu’à la Méditerranée. Mais il n’est pas exclu que cet accord accélère le rétablissement des relations entre Riyad et Damas, voire provoque la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue à laquelle l’Egypte elle-même est très favorable. Quant au Liban, il n’est pas sûr que l’Arabie saoudite donne le feu vert à la candidature de Sleiman Frangié, ami d’enfance de Bachar al-Assad, soutenu par le Hezbollah pour la présidence de la République. A supposer qu’elle le donne, il n’est pas certain que la majorité des députés libanais approuve une élection qui pourrait apparaître comme une victoire du Hezbollah, donc de l’Iran, et du régime syrien.
Une incertitude existe également au Yémen. Le conflit actuel à l’origine tribal, devenu régional après l’intervention de l’Arabie saoudite, puis de l’Iran et enfin international apparaît sans fin malgré la volonté déclarée des partis d’y mettre fin en raison notamment des graves conséquences humanitaires et de l’indécision des combats. A supposer que l’Iran veuille jouer l’apaisement - ce qui n’est pas acquis compte tenu de la carte qu’il a en mains vis-à-vis des Saoudiens -, il n’est pas dit que les Houthis, dont les intérêts sont spécifiques, veuillent mettre fin à une guerre qui leur a permis de prendre l’avantage sur d’autres forces tribales proches des éléments islamistes. Mais pour l’officieux Asharq al-Awsat, « la scène yéménite sera, certainement, une jauge du succès de cet accord et du sérieux de la partie iranienne »

Un camouflet pour Israël

Si l’impact sur le Moyen-Orient arabe reste encore incertain, les conséquences pour Israël sont très négatives, comme la classe politique de l’opposition comme de la majorité de même que les médias israéliens le constatent en évoquant un véritable camouflet. En effet, la dynamique suscitée par les accords d’Abraham se voit contrecarrée par ce rapprochement entre l‘Arabie saoudite et l’Iran à un moment où le gouvernement en place veut prendre des initiatives plus vigoureuses, y compris militaires, contre la « menace existentielle » que représente à ses yeux la République islamique. Les liens entre Israël et l’Arabie saoudite qui se nouaient, notamment à travers les relations amicales qui pouvaient exister entre Jared Kushner et Mohamed Ben Salman se trouvent fortement perturbés. Il est vrai que la composition même du gouvernement israélien ne peut qu’indisposer les pays arabes les plus favorables à une normalisation des relations avec l’Etat hébreux. L’accord conclu à Riyad, après celui avec les EAU, donne un signal très fort à Benjamin Netanyahou en le dissuadant d’intervenir militairement dans le Golfe.
Ainsi il est probable que cet accord « technique » de rétablissement des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran n’ait qu’un impact immédiat limité sur la situation au Moyen-Orient. Sa portée réelle est d’une autre nature. Il confirme l’évolution d’un certain nombre de pays du Sud global, de leur volonté, accélérée par la guerre en Ukraine, de développer des politique autonome dans le cadre d’un multi-alignement conforme à leurs intérêts. On rappellera qu’aucun pays du Moyen-Orient, y compris Israël, n’applique les sanctions décidées par les Etats-Unis comme par l’Union européenne. Cet accord sonne aussi comme un avertissement pour les pays occidentaux mais aussi pour la Russie : ils doivent compter dorénavant avec le nouvel acteur de poids qu’est la Chine de Xi- Jinping sur la scène moyen-orientale.