Lorsque Hillary Clinton a concédé sa défaite à 2h40 dans la nuit du 8 au 9 novembre, plus de 6 millions de bulletins de vote restaient à compter. De jour en jour, au fur et à mesure du dépouillement, son avantage dans le vote populaire s’est accru, pour dépasser les 2 millions. Et il reste encore des bulletins à dépouiller dont 760 000 dans la ville de Los Angeles, notoirement démocrate.
Mais c’est le vote des grands électeurs qui désigne le vainqueur. L’élection présidentielle au scrutin indirect a été établie par la constitution il y a 225 ans, avec un vote par Etat qui donne un avantage aux Etats les moins peuplés par rapport aux « grands » Etats. Donald Trump doit sa victoire aux électeurs de trois Etats où il a gagné de très peu (68 000 voix en Pennsylvanie, 27 000 dans le Wisconsin, et quelque 20 000 à 10 784 dans le Michigan). Sa marge totale s’établit autour de 112 000 suffrages.
On peut se demander pourquoi Hillary Clinton a concédé si vite sa défaite sans demander un recompte — comme Al Gore en 2000. – alors qu’on continue à compter les votes.
Un problème plus politique que juridique
Des groupes politiques, comme www.MoveOn.com demandent qu’on conteste le vote dans les trois Etats décisifs. Le candidat des Verts, Jill Stein, en a fait la demande officielle. C’est suivre la voie juridique alors que le problème est politique.
Une autre option est proposée par une pétition en ligne organisée sous l’égide de www.Change.org. Cette pétition a récolté en deux semaines plus de quatre millions de signatures. La portée politique de cette initiative est de souligner un conflit entre la légalité et la légitimité d’une élection censée être démocratique. Pour réconcilier ces deux pôles, une solution politique, et non juridique, s’impose.
Un premier pas consisterait à critiquer la légitimité de l’actuel fonctionnement, par ailleurs parfaitement légal du Collège des grands électeurs en revenant sur sa conception originelle. Ainsi, par exemple, de « l’Appeal to Hold Up Democracy : Let Hamilton Speak », proposé par Eric Chenoweth, co-directeur de l’Institute for Democracy in East Europe, rappelle que les Pères de la constitution envisageaient le Collège électoral comme un « corps délibératif » qui se devait de soupeser le choix populaire. Le professeur de Harvard Lawrence Lessig vient de publier dans le Washington Post du 24 novembre un appel allant dans le même sens. Les grands électeurs n’exerceront leur mandat que le 19 décembre, ce qui laisse encore un peu de temps pour examiner ces propositions.
Un mandat impératif
En théorie, chaque grand électeur est libre d’exprimer son choix, bien que la tradition (réifiée depuis longtemps) veuille qu’ils votent dans le même sens que leurs électeurs. Leur mandat serait ainsi devenu impératif et non délibératif. De plus, les grands électeurs sont élus selon le système « the winner-take-all », autrement dit un candidat arrivé en tête dans un Etat remporte tous les grands électeurs de cet Etat (sauf dans le Maine et le Nebraska).
Le retour à l’esprit des Pères fondateurs est au fondement de la pétition de www.Change.org. Elle demande aux grands électeurs d’exprimer la voix de la majorité nationale. Dans l’espoir que 39 des grands électeurs au moins expriment la légitimité nationale et démocratique. En effet, ces 39 votes, ajoutés aux 232 gagnés (légalement) par Hillary Clinton lui donneraient les 271 votes qui font la majorité. De manière ironique, on désigne ces 39 grands électeurs potentiels comme des « faithless electors ». Leur « foi » est pourtant celle de la démocratie populaire contre une légalité figée par l’usage du temps.
S’il y a peu de chances que cette initiative porte des fruits immédiats, elle pourrait contribuer à un changement plus profond du système politique. Une autre initiative née à la suite de l’élection de l’an 2000 qui avait porté G.W. Bush à la présidence malgré la majorité nationale gagnée par Al Gore, vient d’être réactivée : le National Popular Vote Compact.
Pour comprendre ce projet, il faut rappeler que l’actuel système d’élection du président (et du vice-président) des Etats-Unis est inscrit dans la Constitution et qu’un amendement constitutionnel exige l’assentiment de ¾ des Etats fédérés. Comme la pondération des grands électeurs entre les grands et les petits Etats avantage ces derniers, il ne se trouvera jamais de majorité qualifiée pour réformer la Constitution. Un électeur du Wyoming pèse quatre fois plus qu’un citoyen du Michigan ; un Vermontais trois fois plus qu’un habitant du Missouri. C’est ainsi que malgré la défaite populaire du parti républicain dans six des sept dernières élections trois de leurs candidats ont été portés à la présidence. Les adhérents de ce parti ne sont pas prêts à amender la constitution.
Une loi conditionnelle
Le National Popular Vote Compact propose donc une voie pour sortir de l’impasse constitutionnelle. Sa proposition est formulée au conditionnel. Elle s’adresse aux assemblées des cinquante Etats composant la Fédération. Ils sont invitées à voter une loi conditionnelle selon laquelle : si suffisamment d’Etats, dont le total des grands électeurs dépasse les 271 nécessaires à l’élection d’un(e) président(e) — et seulement dans ce cas — sont d’accord, les autres s’engagent à donner les voix de leurs grands électeurs au candidat qui aura gagné la majorité nationale. Évidemment les assemblées parlementaires des Etats ne s’y résoudront que sous la pression d’une société civile active qui réclamerait une prise en compte du vote populaire. C’est ainsi que l’on arriverait à réconcilier légitimité et légalité au sein d’une démocratie républicaine.
Cette initiative n’est pas irréaliste. Dix Etats et le District de Columbia (Washington) ont voté une telle loi. Cela fait déjà 165 votes de grands électeurs, il en faudrait seulement 105 de plus. Mais à y regarder de plus près ces Etats sont tous dominés par le parti démocrate (la Californie, le Massachussetts, Washington DC, l’Oregon…). Les Républicains — qui sont sortis des élections de 2016 grands gagnants au niveau des Etats — feront certainement barrage.
Les choses sont cependant plus compliquées car — comme l’illustre la nomination de Donald Trump —, le parti au niveau national ne peut pas s’imposer si facilement. D’autres facteurs locaux entrent en jeu. Si la majorité nationale déterminait l’issue de l’élection présidentielle, la campagne ne se limiterait pas aux Etats bascules (« swing states »), comme c’est actuellement le cas. Il y aurait lieu de mener de vrais débats. Et ceux qui cherchent à restreindre la participation des minorités se rendraient peut-être compte que, ce faisant, ils diminuent le poids national de leurs propres Etats et donc de leurs électeurs. Ils devraient au contraire essayer d’encourager la participation, permettant par exemple le vote par correspondance, ouvrant les urnes pendant plusieurs jours, avec des horaires élargis…
Du même coup les 42% d’électeurs potentiels qui se sont abstenus, et qui pour cette raison ne s’intéressent pas à la politique, se réveilleraient peut-être.
Un vote national n’aurait pas que des avantages. Il pourrait, par exemple, marquer la fin du système bipartite dans le cas où plusieurs candidats se présenteraient pour des raisons régionalistes ou idéologiques, avec pour résultat que le vainqueur pourrait être élu avec une minorité de voix (33 % par exemple). La question du rapport entre légitimité et légalité se reposerait alors.