Paris-Berlin : l’occasion ratée

Dans le sillage de la guerre en Ukraine, des divergences importantes sont apparues entre la France et l’Allemagne sur des sujets aussi sensibles que l’avenir de l‘approvisionnement en énergie et les projets de coopération dans l’armement. Ces divergences ont été jugées assez sérieuses pour entraîner l’annulation du conseil des ministres franco-allemand. Le journaliste allemand Detlef Puhl, collaborateur de Boulevard-Extérieur, estime que les deux capitales devraient en discuter franchement plutôt que de les mettre sous le tapis.

Emmanuel Macron et Olaf Sholz devant la guerre en Ukraine
montage : VALENTYN OGIRENKO/REUTERS/Le Monde et AFP - Ludovic MARIN Francebleu.fr

C’est raté. L’Allemagne et la France ont raté l’occasion de démontrer leur unité face aux crises actuelles, en reportant au début de l’année prochaine le conseil des ministres franco-allemand, qui devait se tenir le 26 octobre. Elles ont raté l’occasion de profiter de cette réunion pour manifester, en commun et à un moment crucial pour l‘Europe, la solidarité avec l’Ukraine face à l’agression militaire russe qui détruit toute l’architecture de sécurité en Europe. Elles ont raté l’occasion de signaler, en commun, que les réponses aux défis multiples qui découlent du changement climatique, y compris les questions de l’approvisionnement énergétique et de la protection de l’environnement, ne peuvent être préparées qu‘ensemble. Ces défis n’ont pas disparu avec la guerre ; ils se sont aggravés. Les deux pays ont raté aussi l’occasion de répondre, en commun, aux défis que représentent pour l’avenir de l’Europe l’avancement de l’extrême droite dans plusieurs pays européens et la montée en importance stratégique des „pays de l’Est“. Bref, la France et l’Allemagne ont raté l’occasion de démontrer leur capacité d’affronter ensemble le „changement d’époque“, die Zeitenwende.

Bien-sûr, il y a toujours eu des discordes entre Paris et Berlin/Bonn. Il est vrai aussi que les responsables des deux côtés ont toujours su trouver des chemins pour sortir des impasses. Finalement, c’est ce qui fait la force du couple franco-allemand qui ne vient presque jamais du même point de départ, mais qui réussit toujours à toucher la même ligne d’arrivée. Et pourquoi pas aussi cette fois-ci ?

On peut en douter, car on a affaire à un vrai changement d’époque qui demande un changement de méthode ; un changement d’époque qu‘on a encore du mal à comprendre. En pleine crise d’orientation dans nos deux pays, le report de cette réunion et le silence qui l’a accompagné - pas de déclaration commune, pas de conférence de presse - parait plutôt inquiétant. Le tête-à-tête du président Macron avec le chancelier Scholz pour un déjeuner de travail le jour même où le conseil des ministres aurait dû avoir lieu, n’y change rien. Le couple ne se prononce pas. Il se tait.

Deux dirigeants affaiblis

Ceci est inquiétant à plusieurs égards. D’une part, parce que le président et le chancelier semblent ne pas encore avoir trouvé une manière d’interagir qui convienne à tous les deux. Affaiblis l’un et l’autre sur le plan de la politique intérieure, ils prétendent néanmoins, chacun, à un leadership fort qui fasse impression sur leurs opinions nationales. Le président, à qui manque, depuis le mois de juin, une majorité sûre à l’Assemblée nationale pour gouverner, se doit de poursuivre son action, en particulier son grand projet européen. Le visionnaire ne peut pas s’incliner devant les problèmes que pose la réalisation de sa politique. Et il a besoin de partenaires qui le soutiennent. Seulement, son partenaire préféré à Berlin hésite toujours, depuis cinq ans.

Le chancelier, en perte de vitesse après son installation à la chancellerie il y a à peine un an, ne s’est toujours pas imposé comme le chef incontesté d’une coalition hétérogène qui, au lieu de se souder autour du grand projet de transformation qu’elle s’est donnée, se perd déjà de plus en plus dans les fossés de la politique politicienne. L’opposition de la droite classique (CDU/CSU) est devenue à nouveau, selon les sondages, la première force politique du pays. Les Verts, partenaires de choix du chancelier et de son parti, ont dépassé le SPD pour arriver en deuxième position. Les libéraux, partenaires de nécessité, qui viennent de perdre dans les quatre élections régionales de cette année, sont pressés de se faire remarquer. Ce chancelier ne veut, à aucun prix, donner l’impression de faiblesse, en suivant le président Français. Il a besoin de démontrer qu’il veut bien le soutenir, mais à ses conditions.

La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine a changé la donne pour toute la politique en Europe. D’où la compétition pour le leadership entre les deux dirigeants, qui n’ont pas encore trouvé la méthode appropriée pour coopérer en ces temps de crise. Or, la coopération étroite et solide des deux pays est indispensable, même si elle n’est pas suffisante, si les Européens veulent définir et occuper leur propre place dans le monde après cette guerre atroce, avec laquelle le tsar de Moscou a mis le feu au monde d’après la guerre froide.

Trois groupes de travail, semble-t-il, ont été mis en place pour approfondir les discussions entre Paris et Berlin sur les points de divergence. Ils devraient présenter leurs résultats au mois de janvier quand le conseil des ministres devrait finalement avoir lieu – pour fêter les 60 ans du traité de l‘Elysée. Mais en dehors des questions qui concernent la personnalité des deux chefs, les deux gouvernements ont des dossiers sur la table qui sont compliqués, qui touchent aux nerfs des deux pays, mais qui demandent qu’on en parle sérieusement.

Divergences sur l‘énergie

Il est inquiétant que Paris et Berlin ne parlent pas franchement de leurs divergences en matière de politique énergétique. Tout le monde sait que la France mise, en ce qui concerne l’énergie „décarbonée“, sur le nucléaire. Le président Macron a même annoncé la construction de plusieurs nouvelles centrales pour remplacer une grande partie des centrales arrivant en fin de vie. Tout le monde sait que l’Allemagne a décidé d’abandonner définitivement cette source d’énergie, même si la fin des dernières opérations est reportée de quelques mois ; et qu’elle mise sur les „renouvelables“, en passant, pour une période limitée et intérimaire, par le gaz. On sait que ce calcul a été brisé par la guerre, lancée par la Russie, premier fournisseur de gaz de l’Allemagne.

Du coup, les prix de l’énergie se sont envolés partout en Europe et la question se repose fondamentalement et d’urgence : quel degré de dépendance en approvisionnement d’énergie l’Europe sera-t-elle prête à accepter ? Et une dépendance par rapport qui ? Sur la base de quelles sources d’énergie nous, les Européens, allons-nous décarboner notre économie, en application des accords de Paris ? Une chose est sûre : nos économies sont tellement intégrées que des solutions nationales ne pourront pas fonctionner. L’économie européenne intégrée a besoin d’un réseau d’énergie européen intégré, indépendamment de la source de celle-ci.

Par conséquent, Paris et Berlin devraient tout faire pour se mettre d’accord sur une politique énergétique commune qu’ils proposeraient à leurs partenaires de l’UE. Pour cela ils devraient parler de leurs divergences au lieu de les éviter, voire les laisser de côté. Ils devraient, surtout, s’accorder sur des moyens et des méthodes pour les surmonter. Déclarer, annoncer des projets nationaux, d’un côté et de l’autre, ce n’est pas la méthode qui réussira. Bien au contraire.

Les projets de coopération dans l‘armement

Il est inquiétant aussi que Paris et Berlin restent muets sur les grands projets de coopération dans l’armement. Les projets de l’avion de combat futur (SCAF) et du char futur (MGCS), risquent d’échouer. Ces projets sont en suspens depuis le début de l‘année. Leur échec porterait un coup fatal à tout effort pour développer une politique de défense européenne digne de ce nom. Car ce n’est pas seulement la concurrence entre industries qui fait obstacle. C’est une divergence profonde entre Paris et Berlin sur le principe même d’une défense européenne commune et sur le rôle d’une industrie de défense européenne, qui a empêché des progrès plus rapides et plus solides.

Quand on parle, par exemple, d’une consolidation de l’industrie de défense européenne, en France surtout, qu’est-ce que cela veut dire ? Dans le contexte d’un système d’industries privées qui doivent obéir à des règles d’une concurrence mondiale, l‘État doit-il porter une responsabilité en la matière et laquelle ? Ici, le gouvernement allemand se retient. Alors, ce débat s’impose avec urgence.

Une confirmation de ces grands projets par le conseil des ministres et le lancement officiel de la prochaine phase, la phase de développement du SCAF, aurait supposé qu’on se soit mis d’accord, en principe, sur le partage des travaux et les droits de l’utilisation de la technologie nouvelle. Mais surtout, il aurait fallu qu’on s’entende sur le rôle de l’aviation militaire européenne future, sur la place de l’industrie européenne de défense et, bien sûr, sur l’impact de ces projets sur les relations avec les Etats-Unis - les Etats-Unis d’aujourd’hui et ceux d’après 2024 - et avec l’OTAN, un sujet particulièrement cher aux Allemands. De toute évidence, des questions, des doutes persistent.

Des visions différentes

Finalement, il est inquiétant que Berlin et Paris ne parlent pas la même langue en ce qui concerne l’avenir de l’Europe ; qu‘ils préfèrent, là aussi, se taire ou se dire des politesses. Quand M. Macron et M. Scholz parlent de la „Communauté politique européenne“ par exemple, que M. Macron a appelée de ses vœux en mai à Strasbourg et dont M. Scholz a parlé lors de la première réunion de celle-ci en octobre à Prague, ils ne parlent pas de la même chose. Il est vrai que les „visions“ présentées par M. Scholz dans son discours à l’université de Prague en septembre sont restées vagues. Elles ne sont guère compatibles avec les visions présentées par Macron en 2017 à la Sorbonne, même si le président prétend le contraire et si le chancelier y fait référence.

Il existe un problème de perception et d’écoute de part et d’autre. Dans deux mois, au plus tard, le président, le chancelier et leurs experts doivent avoir retrouvé leurs mots. Des mots honnêtes qui manifestent leur volonté commune de s’occuper sérieusement des problèmes qui sont sur la table ; des mots qui soient convaincants. Dites-nous ce que vous voulez, ce que vous pouvez faire – ensemble.