Social-démocratie : une crise européenne

Avec la Maison Heinrich Heine et la Fondation Friedrich Ebert, Boulevard-Exterieur a récemment organisé un débat animé par Daniel Vernet sur l’avenir de la social-démocratie en Europe. Felix Butzlaff, chercheur à l’Institut de la recherche sur la démocratie à Göttingen , Gérard Grunberg, directeur de recherche au Centre d’études européennes de Sciences Po, Marc Lazar, directeur du Centre d’histoire de Sciences Po et professeur à l’IEP et à Rome, et Pauline Schnapper, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle se sont interrogés sur la crise de la gauche, la montée et l’impuissance de la gauche radicale. Comment ne pas perdre son âme sans perdre des électeurs ? Comment prendre en compte la mondialisation sans renoncer à combattre les inégalités ? Comment tenir compte des nouveaux clivages sociaux entre « élites » et classes populaires, entre Europe et souverainisme, entre ouverture et protection ? Telles sont les questions auxquelles sont confrontés, dans des conditions différentes selon les pays, les sociaux-démocrates européens.

La couverture de The Economist, 15 septembre 2015
la couverture de The Economist le 15 septembre 2015

Tsipras n’a pas réussi à renverser la table. Les institutions mandatées par l’Europe pour aider un pays à assainir ses finances, sous la houlette d’une coalition gouvernementale allemande à laquelle participe le parti social-démocrate (SPD), se sont opposées à un mouvement issu de la gauche radicale, qui affirmait, lui aussi, vouloir réformer son pays. Quel rôle peut encore jouer la social-démocratie dans une Europe dont l’intégration a été libérale ?
La crise, voire l’échec de la social-démocratie, sont manifestés dans l’Union européenne comme dans plusieurs Etats européens non seulement par la perte d’électeurs mais aussi par les succès de la concurrence que lui font sur sa gauche les radicaux ou les nouvelles formes partisanes. S’interrogeant sur les causes de ce recul des partis social-démocrates européens, les participants à la table ronde ont fait ressortir des particularités propres à chacun mais aussi des caractères communs à tous .

La perte des électeurs

La question même de l’échec de la social-démocratie est ambiguë. On peut en effet se demander ce qu’elle pourrait faire mais on peut se demander aussi si l’Europe peut être pour elle une planche de salut, car les sociaux-démocrates de tous les pays européens sont confrontés à des difficultés de même type, qu’ils aient choisi une politique social-démocrate classique ou qu’ils se soient ouverts au social-libéralisme.
Des caractères historiques particuliers à chaque pays interviennent cependant dans l’explication de cet échec. La crise de la social-démocratie en Grande-Bretagne s’est manifestée par l’élection de Jeremy Corbyn à la tête des travaillistes, et cela s’explique par la crise d’un parti qui a perdu les dernières élections et s’est profondément divisé. Beaucoup d’élus du parti étaient contre son élection, alors qu’en même temps l’héritage de Blair y est très controversé. Les travaillistes ont perdu des électeurs chez les ouvriers dans le nord de l’Angleterre et en Ecosse — au nord au profit du parti anti-européen Ukip et en Ecosse au profit des indépendantistes – ainsi qu’au sud, dans les classes moyennes revenues dans le giron conservateur.

Crise du parti ou crise du capitalisme

En Allemagne, où la social-démocratie a une longue tradition, les crises du parti sont souvent survenues à des époques où il n’était pas au pouvoir. La thèse officielle voulait que la crise ne soit pas celle du parti mais une crise du capitalisme. Quant au parti, lui, il était sur la bonne voie ! Mais ce n’est plus le cas, la recette des certitudes ne fonctionne plus. Et devant la fuite des électeurs désormais, pour Felix Butzlaff, une énorme pression pèse sur le SPD, comme d’ailleurs sur toute la social-démocratie européenne, pour gérer la politique au jour le jour et ne pas penser à l’avenir. C’est un piège pour le SPD. Comme le lien avec l’électorat semble ne plus fonctionner, il essaie de faire des réformes pour renforcer la participation des membres du parti et pour s’ouvrir à des nouveaux adhérents, des gens venant de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile.
La social-démocratie a toujours été en crise. Marc Lazar rappelle le mot de Léon Blum en 1931 : « Toutes les conditions sont réunies pour démontrer la force et la pertinence de notre doctrine, et nous n’y arrivons pas ! »

La social-démocratie a toujours été en crise, mais ce qui a changé, ce sont les rapports à la démocratie dans nos sociétés. Avant même la crise politique des années 1990 et la fin de l’URSS et la déconfiture des partis communistes, dont les partis social-démocrates n’ont pas su recueillir l’héritage. Dès les années 1970 on est sorti de la société indolente et il a fallu inventer d’autres rapports à la démocratie. Mais est-ce que la crise économique est fondamentale dans celle de la social-démocratie ? Gérard Grunberg pose cette question en la replaçant dans une interrogation plus large, concernant en particulier le Parti socialiste français, celle du rapport au pouvoir et de son exercice.
Ces crises ont deux dimensions, analyse Felix Butzlaff, la crise de la social-démocratie en Allemagne, c’est à partir de 1973 la crise du « keynésianisme », la crise de la social-démocratie et de son ordre économique. Depuis 1973, ce sont les conditions d’existence même de la social-démocratie qui se sont dégradées en Allemagne. Le secteur des services devenait plus important que le secteur productif, d’où une diminution du nombre des ouvriers, d’où une diminution du nombre des membres du SPD. Le consensus entre les partenaires sociaux s’affaiblit. Les conditions existentielles de la social-démocratie s’effacent. C’est seulement dans les années 1990 que des succès nouveaux apparaissent, remis en cause par la crise de 2008… Apparemment, cette crise est celle du camp adverse, la crise du capitalisme libéral. En Allemagne et dans d’autres partis social-démocrates, on a l’impression d’avoir eu raison…

L’Europe au cœur du problème

Les rapports de la crise actuelle de la social-démocratie avec les crises économiques s’inscrivent dans le cadre plus large de la globalisation. Le deuxième caractère de cette crise, pour Marc Lazar, concerne la question européenne. Dans les années 1970-1980, l’Europe a été, pour les socio-démocrates, une référence et une identité de substitution, elle semblait porteuse d’espérance sociale et politique. Aujourd’hui, répond Gérard Grunberg, l’idée de l’Europe s’inscrit dans un clivage qui l’oppose aux nations – qui sont encore le lieu privilégié d’exercice de la démocratie – et par un effet pervers, elle se surimpose aux clivages montant entre « élites » et « peuple » ou classes populaires, à l’opposition entre société fermée et société ouverte. La perte, pour la social-démocratie, des classes populaires, est de ce point de vue dramatique. Non seulement sur le plan électoral, mais justement pour la représentation qu’elle offre d’elle-même. Il y a un clivage grandissant entre le peuple et sa représentation. Et pourtant, pour Gérard Grunberg, il ne saurait y avoir de projet social-démocrate qui ne soit européen.
L’énumération des caractères de la crise actuelle de la social-démocratie que fait Marc Lazar – globalisation, question européenne, crise de la représentation politique, immigration, montée des populismes – manifeste la tendance vers la perte des solidarités et l’opposition entre sociétés ouvertes et fermées. Le climax de ce clivage a été atteint avec la question des migrants ou réfugiés, qui a manifesté cruellement les limites politiques de l’Europe.

Quel est le clivage principal ?

Felix Butzlaff relève qu’en Allemagne la ligne de conflit ne passe plus seulement entre la droite et la gauche mais aussi entre les gens cultivés, l’ « élite », d’une part et les couches populaires de l’autre. Or les partis social-démocrates y sont perçus comme représentant une élite ; devraient-ils s’adapter à l’électorat en changeant l’orientation du parti ? Un cercle vicieux.
L’Europe est considérée en Allemagne aussi comme un projet élitaire par les classes populaires, explique Felix Butzlaff, et dans le parti social-démocrate lui-même, le travail programmatique est vu comme opposé à la réussite. En effet on n’y valorise pas la défense des idées, mais l’efficacité économique. Retourner dans l’opposition effraie les gens au pouvoir. Ils n’ont pas envie d’être renvoyés à un travail intellectuel. Seule l’organisation importe, et avec elle, les chances de réussite. Mais personnellement, dit Felix Butzlaff, « Je pense que les formes d’organisation doivent être justifiées par des contenus programmatiques. » C’est de là que vient le succès de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ajoute-t-il.

La social-démocratie est-elle donc menacée sur sa gauche ? Marc Lazar voit trois formes de partis se développer à la gauche de la social-démocratie : les gauches radicales classiques, des gauches plus compliquées où dominent les « nouveaux » clivages (peuple contre caste, etc.) et la recherche de nouvelles formes de démocratie (démocratie participative) et les gauches de sensibilité social-démocrate mais hésitant entre le maintien dans le parti et la dissidence, tels les frondeurs français.

Constituer un sujet à gauche

En Italie il n’y a jamais eu de social-démocratie, affirme Marc Lazar, le parti d’opposition de l’élite était le parti communiste. Il a pu remplir des fonctions social-démocrates – mais il était communiste. Le PD, parti démocrate ou démocratique, selon les traductions qui trahissent une inclination idéologique, est né de la rencontre d’anciens communistes, mais aussi de nouveaux adhérents qui n’ont jamais connu le PC. En Italie, on essaie de constituer un sujet à gauche. Le PD, selon Matteo Renzi, veut aller au-delà de la social-démocratie, « faire bouger les lignes » sur des questions cruciales.
En Grande Bretagne la radicalité d’un Corbyn ne pouvait venir que de l’intérieur du parti travailliste. Pauline Schnapper explique qu’à cause du scrutin majoritaire à un tour, il faut partir d’un débat idéologique à l’intérieur du parti. Syriza a des origines plus hétérogènes, mais avec une bonne composante d’anciens communistes – moins hétérogènes cependant que les Cinq étoiles de l’Italie.

La question centrale du pouvoir

La question du rapport au pouvoir est centrale pour la social-démocratie, dont il ne faut pas oublier qu’elle est devenue une grande force politique parce qu’elle est devenue un parti de gouvernement, dit Gérard Grunberg. Mais voilà le problème du parti socialiste français. Il a pu s’intégrer dans le clivage gauche/droite et être dominant dans la gauche aux dépens du PCF. D’autres clivages éclatent maintenant. La question de savoir quel est le principal clivage met en cause la stratégie. On voit bien, poursuit-il, que Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS, voudrait continuer à faire vivre le clivage gauche/droite, alors qu’il n’est peut-être plus dominant. Le dilemme du parti socialiste français est que s’il veut rester un parti de gouvernement, il doit assumer des politiques qui empêchent l’union de la gauche. Si on ne résiste pas à cet écartèlement, il ne reste plus qu’à jeter l’éponge.
Faut-il conserver ses valeurs ou ses électeurs ? C’est le dilemme de la social-démocratie : ou elle reste sur ses bases et perd ses électeurs, ou elle s’adresse à des catégories nouvelles et perd son identité traditionnelle sans en trouver une de substitution. Conserver la doctrine sans exercer le pouvoir, se contenter d’une fonction que le politologue Georges Lavau appelait « tribunicienne », ne permettent certainement pas de changer la société mais à quoi sert d’être au gouvernement si on ne peut rien changer aux politiques qu’on critique chez les conservateurs ?

Le traitement des inégalités

En Italie, à la question de savoir si la social-démocratie doit rester dans ses bases ou aller vers d’autres horizons, Matteo Renzi a répondu pragmatiquement : il fait des réformes pour transformer les institutions, en essayant de régler les problèmes directement, passant par-dessus les organisations syndicales et patronales sans trop se soucier du problème du leadership dans un parti ouvrier.
Certains tentent une sorte de réhabilitation de Tony Blair, beaucoup critiqué chez les travaillistes pour son comportement depuis qu’il a quitté le pouvoir. Il avait tenté de joindre l’efficacité économique à la justice sociale, dit Pauline Schnapper, en investissant dans les services publics et en travaillant à la réduction des inégalités, après les réformes radicales de Margaret Thatcher. Pour Marc Lazar, devant la mondialisation, il est difficile de mettre en place les instruments de régulation tels qu’ils avaient été pensés, mais l’idée que la gauche fasse la même politique que la droite est contredite par la réalité. Ce qui oppose en effet la droite et la gauche, c’est le traitement des inégalités. La question fondamentale soulevée par la social-démocratie demeure, insiste FB, comment changer notre société ? La question reste la même, seules les conditions sont différentes.

Alors faut-il inverser la phrase de Léon Blum et demander : nous avons réussis à arriver au pouvoir mais nous n’avons pas de doctrine ? Est-ce que la victoire de Jeremy Corbyn est le signe de l’effondrement intellectuel des travaillistes ou l’annonce d’un renouveau ? Pauline Schnapper dit qu’il manque à la social-démocratie un discours convainquant sur la mondialisation, l’immigration, la redistribution dans un contexte de pénurie budgétaire. Le problème du Parti socialiste français, c’est qu’on ne pourrait pas le définir, dit Gérard Grunberg . Ce qu’il faut à la gauche réformiste, dit Marc Lazar, c’est une dynamique culturelle ; elle peine à définir son projet, à raconter une histoire, à proposer un « roman politique » alors que se creusent les inégalités sociales, territoriales, etc. Ce qui s’est passé en Grèce est fondamental : Tsipras n’a pas réussi à renverser la table.