Dans l’analyse des résultats du 19 juin et de leur signification pour l’Europe, pour les relations franco-allemandes en particulier, il est utile de distinguer trois niveaux de réflexion qui sont, certes, liés les uns aux autres, mais qui valent, chacun, un regard particulier. Il y a le niveau européen où l‘on trouvera un impact certain, sans pouvoir être sûr de sa magnitude. Il y a le niveau bilatéral, où les sensibilités politiques et historiques continuent à jouer un rôle spécial. Et il y a le niveau national, évidemment, où les forces politiques sont confrontées à une situation inédite – pas de majorité, ni pour le camp du président de la République, ni pour un camp adverse, car les forces de l’opposition – la gauche et l’extrême-droite - s’opposent l’une à l’autre. Il n’y a donc pas de cohabitation non plus, quand les présidents de la République, Francois Mitterrand et Jacques Chirac, se trouvaient en face d’une majorité cohérente dans le camp adverse. Une „nouvelle méthode“ s’impose, c’est évident. Mais comment celle-ci peut-elle évoluer assez vite et assez efficacement ?
Un pays comme les autres en Europe
Au niveau européen, il faut constater qu’il est extrêmement rare, aujourd’hui, qu’un chef de gouvernement dispose, à lui seul, d’une majorité absolue au Parlement. En ce sens, le cas français a été, depuis longtemps et surtout après le Brexit, un cas bien particulier. Les présidents français et leur premier ministres, disposant de majorités absolues, ont ainsi pu adopter rapidement, dans les instances européennes, des positions nationales fortes. Cela leur donnait des avantages dans les négociations intra-européennes dans la mesure où la plupart de leurs partenaires devaient toujours trouver des compromis au sein de leurs coalitions avant d’arriver à arrêter leurs positions. Ce sera fini. Ce privilège n’existera plus. Dorénavant, la France sera un pays comme les autres.
En quelque sorte, la France s’est „européanisée“. Alors que les Français, le président Macron en particulier, ont tant impressionné les uns, inquiété les autres, avec des propositions visionnaires pour l‘Europe auxquelles ils n’ont pourtant rarement reçu de réponses valables, ils se croyaient toujours sur la bonne voie, en avant du peloton. Etait-ce une illusion ? Si c’en était une, elle aura pris fin aussi. D’autant plus que le nombre d’anti-européens au Palais Bourbon a augmenté sensiblement. Obligés désormais de respecter des procédures démocratiques devenues plus compliquées, Macron et son équipe seront amenés à manifester plus de modestie. Cela pourrait même soulager des partenaires européens qui, peut-être, se sentiront mis moins sous pression par ce jeune leader si ambitieux. Est-ce que ce sera bien pour l’Europe ? Nul ne le sait.
Jusqu’ici, le président tout-puissant, jupitérien, n’a pas vraiment joué un rôle de modérateur, de rassembleur au niveau européen. Fort de son pouvoir constitutionnel, basé sur une majorité absolue de „sa " formation politique" à l‘Assemblée, Macron a souvent provoqué, dérangé, créé des dynamiques qui n’ont pas toujours fait plaisir à ses partenaires. Dans quelle mesure la France peut-elle continuer à démontrer cette volonté et cette capacité de provocation qui étaient les siennes et qui peuvent être très utiles. Dans quelle mesure le président français, privé de majorité parlementaire, peut-il continuer à offrir son leadership ? Et quel type de leadership ? C’est la question qui désormais se pose au niveau européen.
L’exemple allemand
Au niveau bilatéral, on observera une phase de curiosité et de prudence en même temps. D’une part, il y a maintenant des questions posées aux Allemands, comme : Une coalition, comment cela fonctionne-t-il ? Le président Macron y a déjà fait allusion : Allemands et Italiens arrivent bien à former des majorités parlementaires multicolores, dit-il, tout en écartant une coalition lui-même. En tout cas, le principe de coalitions semble susciter de l’intérêt à Paris, même si les paroles des responsables politiques depuis le 19 juin suggèrent le contraire.
D’autre part, une comparaison des systèmes politiques respectifs de la France et de l’Allemagne n’est pas vraiment appréciée, encore moins dans la perspective de prendre celui de l’autre comme exemple pour sortir d’une impasse. Christian Jacob, par exemple, le patron du parti „Les Républicains“, dit ne pas avoir „une vocation d’Allemand“ pour expliquer pourquoi il refuse toute idée d’un „pacte de gouvernement“ avec les macronistes. Apparemment, une référence à la coalition dite „feu tricolore“ en Allemagne peut très bien ne pas avoir l’effet voulu.
En Allemagne, en revanche, on observe avec intérêt comment l’Assemblée nationale pourrait gagner du poids politique. Est-ce que ce sera le début de la fin du régime présidentiel en France, d‘un régime de „roi élu“ qui a toujours donné un avantage institutionnel à l’Elysée par rapport à la chancellerie à Berlin ? Et qu’est-ce que cela veut dire pour la coopération bilatérale qui, jusqu’à maintenant, dépend beaucoup de l’engagement des exécutifs ? Comment l’augmentation du nombre de députés anti-européens du RN et de la NUPES va-t-elle changer la dynamique de cette coopération bilatérale ? Sur le plan budgétaire, par exemple, où l’Assemblée a son mot à dire. Et, en particulier, au sein de l’Assemblée parlementaire franco-allemande (APFA), qui vient de s’établir en tant qu’acteur actif, mais qui a changé encore sa composition, du côté allemand d’abord en septembre dernier, du côté français maintenant. Va-t-elle vouloir continuer à jouer un rôle actif et constructif à côté des gouvernements ? Qui en assumera la responsabilité du côté français après la défaite du député mosellan Christophe Arend, avec le même dévouement et la même énergie ?
La compréhension du fonctionnement du système politique de l’autre n’est pas bien répandue, ni en France, ni en Allemagne. A côté de cela (ou à cause de cela, il y a toujours eu aussi, dans les capitales, une certaine jalousie des appareils, chacun étant fier de travailler sur les bases qu’il connaît – une présidence forte avec une structure administrative centralisée à Paris, un gouvernement de coalition avec un Parlement fort et des administrations fédéralisées à Berlin. Un „changement de méthode“ à Paris, comme l’a annoncé le président Macron et comme le réclament les oppositions, cela ne suscite pas seulement la curiosité, mais aussi des inquiétudes tant qu’on ne sait pas ce que cela veut dire. Au plan bilatéral, on se trouve donc devant un défi lourd : depuis le 19 juin, il faut veiller à ce que les incertitudes et les inquiétudes qui résultent du scrutin législatif ne bloquent pas la poursuite des engagements franco-allemands plus en demande que jamais en vue des défis actuels sur le plan européen, mais aussi sur un plan global.
De nouvelles règles du jeu
Au niveau national, finalement, les règles du jeu sont en train de changer. L’absence d’une majorité solide de part et d’autre donne plus de pouvoir aux minorités, aux représentations d’intérêts spéciaux bien organisées, aux chantages politiques pour utiliser un terme mal vu. Le pouvoir du président de la République pèse moins lourd, celui des présidents des groupes parlementaires augmente. En même temps, la première ministre, chargée de rassembler les majorités en absence d’un pacte de gouvernement avec une opposition modérée, gagne en poids politique. C’est le président qui va dépendre d’elle et non pas l’inverse. La cheffe du gouvernement n’est plus la „collaboratrice“ du président (selon la formule du président Sarkozy qui appelait son premier ministre Fillon son „collaborateur“). Ce sera elle qui devra organiser son pouvoir. C’est un exercice bien différent de celui des premiers ministres en cohabitation. Des habitudes bien rodées du monde politique vont changer.
Le terme de „compromis“ doit être revalorisé. On ne doit plus le comprendre comme le fait de se compromettre, mais comme le résultat d’un effort pour s’entendre. L’adversaire politique ne doit plus être l’ennemi, encore moins „l’ennemi du peuple“ comme le veut la propagande des extrémistes, de droite comme de gauche, qui, malheureusement, constituent désormais les forces d’opposition les plus importantes. Pour un „changement de méthode“ dans la durée – car c’est de cela qu’il doit s’agir— il faut un changement de compromis. Et cela prend du temps, que la France n’a pas. Le voilà, le défi le plus important. Les résultats des élections législatives l’ont mis au jour. La France n’est pas la seule à y être confrontée.