Un rejet massif du projet de constitution
Le vote négatif des Chiliens contre le projet de constitution qui lui était soumis lors du referendum du 4 septembre n’a pas été une surprise. Tous les sondages, en effet, l’avaient annoncé. Mais l’ampleur de ce rejet était totalement inattendue : alors qu’on prévoyait un écart de 5 ou 6 points en faveur du non, 10 à 12 au maximum selon certains instituts, le texte a finalement été rejeté par près de 62 % des votants (61,8 %contre 38,1% pour l’approbation). Les opposants les plus déterminés au texte n’avaient eux-mêmes jamais envisagé un tel succès. Et parmi ses partisans, nombreux étaient ceux qui avaient conservé jusqu’au bout l’espoir que le résultat final démentirait les enquêtes d’opinion.
Certes, la popularité du président Boric s’était rapidement érodée, voire écroulée, après sa prise de fonction, le 11 mars dernier, passant de 50 % à 36 % moins de deux mois plus tard : à peine plus du tiers des Chiliens seulement lui accordent aujourd’hui leur confiance. Les maladresses de son gouvernement, dues à l’inexpérience et au décalage observé entre les promesses et les résultats obtenus, expliquent largement cette chute dans les sondages. S’y ajoutent une situation économique préoccupante, le pays étant au bord de la récession, et une montée des violences liées notamment au trafic des stupéfiants, qui ne font que renforcer la défiance de la population à l’égard des gouvernants.
Dans ce contexte, l’échec du projet constitutionnel, que le jeune président avait activement soutenu, apparaît moins surprenant.
Les raisons de la victoire des opposants au projet
Certains responsables politiques de gauche, au Chili et ailleurs (tel Pablo Iglesias en Espagne) attribuent cette déroute aux manœuvres de la droite et des médias conservateurs, qui ont multiplié les infox, prédisant des effets catastrophiques pour les Chiliens si le texte était adopté : par exemple, selon cette propagande qui bénéficiait de financements très importants, le droit au logement inscrit dans la constitution permettrait au gouvernement de multiplier les expropriations.
Cette manipulation de l’opinion a sans nul doute été un facteur du vote négatif de la majorité des Chiliens, mais il est loin d’être le seul. Du reste, il est significatif que ce vote de rejet ait été particulièrement élevé dans les zones les moins “connectées”, celles dans lesquelles les habitants ont peu d’accès aux réseaux sociaux, principaux vecteurs de fake news. Les raisons du résultat du referendum doivent être recherchées ailleurs, et d’abord dans le contenu même du texte.
Celui-ci était d’inspiration écologiste, féministe et indigéniste. Si les deux premiers éléments n’ont vraisemblablement eu qu’un effet marginal sur le vote, il n’en va pas de même du troisième. Dans un pays régulièrement secoué par les violences qui se produisent en Araucanie (région de Temuco, à quelque 800 km au sud de Santiago) entre militants Mapuche et sociétés d’exploitation forestière, la “question indigène“ est un sujet très sensible. Le projet de constitution a sans doute effrayé une large fraction des Chiliens en reconnaissant le caractère plurinational de l’État et en prévoyant l’institution de tribunaux indigènes pour juger les différends intracommunautaires. L’ancien président socialiste Ricardo Lagos (2000-2006), qui à la différence de Michelle Bachelet (présidente de 2014 à 2018) n’avait pas soutenu le texte, a d’ailleurs souligné “l’erreur“ qu’avait commise les constituants : il aurait suffi selon lui de mentionner l’origine plurinationale de l’État chilien sans en faire une réalité actuelle. On peut penser aussi que l’instauration, à côté du “système national de justice“, de systèmes séparés pour “les peuples et les nations indigènes“ allait au-delà de ce que la majorité des Chiliens - y compris parmi ceux qui étaient concernés au premier chef - étaient en mesure de concevoir.
Il est intéressant de constater à cet égard que c’est dans les zones à forte population autochtone que le rejet du projet a été le plus massif : près de 95 % % à Colchane, commune proche de la frontière bolivienne, où les Aymaras représentent 78 % de la population, 72 % à Alto Biobió, commune d’Araucanie qui compte 84 % de Mapuches.
Le projet de constitution se caractérisait par ailleurs par une forte insistance sur la parité hommes-femmes dans tous les organes collégiaux de l’État, le droit à l’interruption volontaire de grossesse, la reconnaissance de diversités de genre et des personnes transgenre. Il est vrai que l’assemblée constituante, dite convention, qui a rédigé le texte était composée – fait sans précédent dans le monde – par un nombre pratiquement égal d’hommes (78) et de femmes (77, dont 8 appartenant ouvertement à la communauté LGBT).
Cependant, ces dispositions, étonnamment avant-gardistes dans une société longtemps marquée par le catholicisme le plus traditionnaliste, ont sans doute moins pesé dans le vote des Chiliens que celles qui ont trait aux droits des “nations indigènes“.
Peut-être des mesures telles que la suppression du Sénat et son remplacement par une Chambre des Régions, dans le cadre d’une décentralisation accentuée (incluant la création d’“autonomies territoriales indigènes“), ont-elles aussi renforcé le camp des électeurs hostiles à la nouvelle constitution proposée.
Plus généralement, le résultat du référendum révèle une fracture entre des constituants en majorité très progressistes et une population chilienne beaucoup moins avancée dans ses aspirations à des changements. L’erreur de Gabriel Boric, de son entourage et de la majorité des rédacteurs du projet de constitution a été de penser, à la suite de l’explosion sociale déclenchée en octobre 2019 par le mouvement étudiant, que la société chilienne était prête pour des transformations institutionnelles et sociétales aussi profondes et aussi rapides.
À l’évidence, les uns et les autres ont sous-estimé les réticences de leurs compatriotes à de tels bouleversements éloignés de leurs soucis immédiats, à savoir les difficultés de leur vie quotidienne dans une période de forte inflation (plus de 14 % sur un an), de stagnation de l’économie (croissance négative de - 0,5 % annoncée pour 2023) et d’accroissement de l’insécurité.
Ce référendum ne reflète pas pour autant une volonté de retour en arrière
Après l’annonce des résultats du scrutin, le président colombien, Gustavo Petro, a déploré dans un tweet la “résurrection de Pinochet“. Ce jugement paraît très exagéré. Certes, une importante minorité de la population chilienne continue de croire aux bienfaits du régime de l’ancien dictateur. C’est ce qui l’avait amenée à voter en masse pour le candidat d’extrême droite Antonio Kast à l’élection présidentielle de novembre-décembre 2021. Mais celui-ci avait été nettement battu au deuxième tour par Gabriel Boric. De nombreux électeurs modérés avaient alors voté pour ce représentant de la gauche radicale afin de faire barrage à un nostalgique de Pinochet.
Le 25 octobre 2020, une très forte majorité d’électeurs (78 %) s’était prononcée pour la rédaction d’une nouvelle constitution pour remplacer celle de 1980, certes amendée à de nombreuses reprises depuis le retour de la démocratie mais qui reste marquée par une vision néolibérale et la volonté de limiter au strict minimum les interventions de l’État face à des acteurs privés qui contrôlent largement les secteurs de la santé, de l’éduction, des retraites ainsi que la gestion des ressources essentielles (l’approvisionnement en eau en particulier). Rien n’indique que la majorité des Chiliens ait changé d’avis depuis deux ans et qu’elle s’opposerait à tout nouveau projet de constitution.
C’est ce qu’a fait valoir le président Boric aussitôt après l’annonce du résultat du referendum. Il a annoncé son intention de rechercher un accord avec tous les partis représentés au Congrès national en vue de l’élection d’une nouvelle assemblée constituante.
Vers un processus constitutionnel plus prudent et moins ambitieux ?
Gabriel Boric semble avoir compris que la défaite des forces de progrès tenait pour une grande part à un excès de radicalité. Une de ses premières décisions après cette déconvenue a été de procéder à un remaniement de son gouvernement en remplaçant deux très proches collaborateurs, compagnons des luttes étudiantes, par des personnalités plus expérimentées et plus modérées, anciennes collaboratrices de Michelle Bachelet, Carolina Toha, nouvelle ministre de l’Intérieur, et Ana Lya Uriarte, qui sera chargée de la coordination du processus constitutionnel avec le Congrès.
Le président a également convié les partis politiques à une réunion au palais de La Moneda sur les modalités d’une relance du processus constitutionnel.
Il aura sans doute pris conscience du bien-fondé du jugement prononcé par l’universitaire de centre gauche Cristián Warnken, interrogé le 7 septembre par El Pais : “Avant la révolte sociale (de 2019), c’est l’élite de droite qui était totalement déconnectée du pays réel. Et maintenant, c’est l’élite de gauche qui à son tour est déconnectée“.
La tâche de Gabriel Boric est ardue. Il devra composer avec un parlement dans lequel il ne dispose pas de la majorité pour obtenir un accord sur les formes que pourra prendre la rédaction d’un nouveau projet de constitution. Et il lui faudra convaincre ses amis de gauche de la nécessité d’adopter à cet effet une approche plus circonspecte, ouverte aux compromis, en renonçant à l’attitude maximaliste qui avait inspiré les travaux de la précédente assemblée constituante. Il est clair en tout cas qu’il n’y parviendra qu’avec l’aide des forces de centre gauche qui avaient refusé de souscrire au projet rejeté le 4 septembre 2022 par une majorité écrasante des 13 millions de Chiliens ayant participé au scrutin.