Ca y est. Pour la première fois dans son histoire, la République fédérale d‘Allemagne s’est donné une „stratégie nationale de sécurité.“ Elle n’en avait pas. En ce qui concerne sa sécurité extérieure, la politique de l’Allemagne faisait toujours partie intégrante d’un ensemble plus grand, de l’Alliance transatlantique en premier lieu, de l’Union européenne ensuite. L’Allemagne, c’est une des leçons principales de la deuxième guerre mondiale, ne devrait plus disposer d’une force armée agissant dans un cadre purement national. L’armée allemande, la Bundeswehr, créée en 1955, a été, dès le début, complètement intégrée au système de défense de l’Otan, voire contrôlée par ses alliés. C’est dans l’ADN de la politique de sécurité allemande.
La Bundeswehr est aussi une „armée parlementaire“. Ce sont les députés du Bundestag qui décident de son emploi, toujours sur base d’un mandat international, de l’ONU de préférence, et dans un cadre multinational. Ainsi, les forces armées sont soumises au contrôle parlementaire. C’est le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe qui en a décidé ainsi.
De plus, il y a toujours eu une séparation stricte entre la sécurité extérieure, voire la défense du pays et de l‘alliance, et la sécurité intérieure. Les forces de police sont principalement organisées au niveau des régions, les „Länder“. Après le désastre du système politique centralisé nazi, qui pouvait disposer seul de plusieurs forces de police, un pouvoir national en Allemagne ne devrait plus jamais pouvoir se servir seul d’une force de police nationale. Seule une petite garde-frontière fédérale avait été etablie avant la création de la Bundeswehr. Elle a été transformée en 1994, après les accords de Schengen, en force de police et renommée „police fédérale“ en 2005, chargée de la sécurité aux frontières, mais aussi dans les ports et les aéroports ainsi que dans les gares et les trains.
Une grande puissance civile
Dans ce contexte, il n’y avait pas besoin d’une stratégie nationale. Plus encore, le choix de la classe politique allemande, ouest-allemande avant 1990, de ne pas en avoir, était un choix stratégique en soi. En l‘absence d’une ambition géostratégique nationale propre, dépendante, pour sa sécurité extérieure, de la puissance militaire de l’Otan, avant tout américaine, l’Allemagne pouvait se permettre de se présenter comme une grande „puissance civile“ encadrée – formule bien sympathique et très éloignée de l’image de la puissance militariste du passé. Cette formule servait beaucoup mieux les intérêts nationaux des Allemands concentrés sur la compétition économique internationale.
Pourquoi une stratégie nationale maintenant ? Evidemment, le monde a beaucoup changé. L’Otan n’est plus ce qu’elle était. Elle a doublé en nombre d’Etats membres et multiplié son domaine d’activité. Les intérêts nationaux au sein de l’Alliance, en termes de sécurité, sont à la fois plus nombreux et plus divergents. De la „simple“ préparation à la défense contre une attaque militaire en Europe, l’Alliance est passée à la „guerre contre la terreur“ (Global war on terror – GWOT, proclamée par le président George Bush jr. en 2001), puis à la protection contre les attaques cyber à partir de 2010 et la défense dans une „guerre hybride“ (orchestrée par la Russie depuis 2014), tournée en vraie guerre d’agression contre l‘Ukraine par Moscou en 2022. L‘environnement stratégique en Europe ne permet plus à l’Allemagne de se contenter à jouer les bons élèves dans un cadre militaire intégré sous le contrôle bienveillant des USA. Elle n’est plus le pays sur le „front est“ de l’Alliance occidentale. Depuis la fin de la guerre froide, l’Allemagne est devenue le „poids lourd“ au centre de l’Europe.
Depuis, Berlin prétend à un rôle de leadership que ce soit dans le cadre de l’Otan ou au niveau de l’UE. Mais l’attaque militaire russe sur l’Ukraine, le 24 février 2022, a démontré clairement que l’Allemagne est encore loin de pouvoir remplir un tel rôle. Au contraire, l’agression russe a mis au jour des erreurs stratégiques majeures de la part des décideurs allemands. La déclaration de Berlin, au début de la guerre, selon laquelle l’Allemagne, avec la livraison de 5000 casques militaires à l’Ukraine, démontrait sa solidarité avec ce pays envahi, faisait tout simplement honte – la manifestation d’une absence pure et simple de toute réflexion stratégique au centre du pouvoir à Berlin. En 2022 !! Heureusement, le gouvernement d’Olaf Scholz s’est rattrapé depuis.
Changement d‘époque
Pourtant, entré en fonction le 8 décembre 2021, ce nouveau gouvernement avait proclamé son ambition d‘établir une „stratégie nationale de sécurité“ pour rendre sa politique en la matière plus cohérente. Mais au lieu d’accélérer les travaux, le déclenchement de la guerre par la Russie le 24 février 2022 a encore compliqué les choses. Le document n’a pas pu être présenté, comme prévu, lors de la conférence annuelle de sécurité de Munich en février 2023. Il a fallu attendre le 14 juin pour entendre le chancelier, entouré de quatre ministres, exposer ce nouveau document devant la presse. Cette présentation a suscité peu de réactions. Elle a plutôt dévoilé les difficultés de la coalition.
Le document fait référence, bien sûr, à la „Zeitenwende“, le changement d’époque, dont parlait le chancelier dans sa déclaration solennelle le 27 février 2022 devant le Bundestag, trois jours après l’attaque russe. Avec ce changement de l’environnement stratégique l’Allemagne se voit confrontée à une „responsabilité particulière“, dit le document. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi la nouvelle „stratégie de sécurité nationale“ clarifie-t-elle la position de Berlin ?
Plusieurs questions se posent. La „stratégie nationale de sécurité“ parle de „sécurité intégrée“ qui n‘englobe pas seulement la menace militaire que présente „la Russie, qui est pour encore longtemps la plus grande menace à la paix et la sécurité en Europe.“ Ceci est un constat du changement radical de position qui fait suite à l’agression militaire russe contre son voisin, l’Ukraine. La politique de l’Allemagne envers la Russie depuis les années 60, l’ère de la détente, est ainsi démentie. Position clarifiée.
La stratégie parle aussi des menaces que présentent la Chine, la Syrie et l’Iraq, les conflits en Afrique (Libye, Sahel, corne de l’Afrique) et l’Indopacifique. En ce sens, le document confirme l’élargissement de la vision stratégique du pouvoir allemand au-delà du continent européen. Les conflits en Afrique ne sont plus seulement des conflits „néocoloniaux“ qui ne concernent que les anciennes puissances coloniales, dont la France (l’Allemagne ne s’y compte pas vraiment), et dans lesquels on ne s’immisce pas. Une position prise encore au début du millénaire. La Chine et l’Indopacifique ce n’est plus uniquement l’affaire de l’allié transatlantique dans un „théâtre d’opération“ qui nous ne concerne pas, car il n’est pas couvert par le Traité de Washington.
L’Allemagne est finalement parvenue à une vision stratégique globale. Il reste à voir quel rôle Berlin compte jouer dans ce contexte et quelles capacités d’action l’Allemagne peut contribuer à créer voire maintenir un ordre de paix global nouveau. Celui, dans lequel l’Allemagne avait trouvé une place confortable, n’existe plus.
Une approche globale
Par contre, l’idée même d’une „stratégie intégrée“, que présente le document, n’a rien de nouveau. Les stratèges allemands ont toujours prôné le besoin d’un „gesamtkonzept“ (comprehensive concept), d’une approche globale pour développer une stratégie de sécurité – au sein de l’Otan. Tout dépend de tout, en quelque sorte. Une telle approche est un instrument bien utile évidemment pour l‘analyse de la situation internationale. Mais elle donne peu d’orientation pour identifier des priorités ; si tout est important, rien n’est plus important que l’autre.
La crise sanitaire du covid s’est rajoutée à la liste des menaces pour la sécurité qui seront à prendre en compte dans la mesure où une pandémie peut créer la disruption des chaînes d’approvisionnement de biens d’utilité publique et/ou de première nécessité. Dans un système économique international fortement interconnecté, cela peut affaiblir encore plus des pays et des Etats déjà fragilisés. Finalement, tous les flux commerciaux et une coopération internationale fiable peuvent être mis en question, les „guerres commerciales faciles à gagner“ (Trump par rapport à la Chine). Ainsi, les bases de l’ordre de paix tel que nous le connaissons étaient déjà devenues fragiles bien avant la guerre en Ukraine.
Le constat qu’avec la montée en puissance de la Chine et les ambitions révisionnistes de la Russie, ainsi que les positionnements de puissances nouvelles du „Global South“ une nouvelle compétition stratégique entre les grandes puissances est à l’ordre du jour, un tel constat ne se trouve pas dans ce document qui parle de „multipolarité“ et de „rivalité systémique“. Par conséquent, on ne trouve pas de réflexions sur la position que devrait prendre l‘Allemagne par rapport à une telle compétition : À côté des USA ? Au sein d’une UE „autonome“ ? Le vieux dilemme de la politique de sécurité allemande, prendre position à côté des USA ou dans un cadre européen, ne disparaît pas avec cette nouvelle „stratégie“.
Amitié profonde avec la France
Des questions clés, posées depuis des années, n’ont pas trouvé de réponses. Bien-sûr, „l’Otan reste le garant suprême de la protection contre des menaces militaires et des relations avec l’Amérique du Nord“, le „pilier européen de l’Otan est à renforcer“, la “présence militaire de l’Allemagne au sein de l’Otan à augmenter, ne serait-ce que pour assurer la sécurité de „la plaque tournante logistique“ qu’est l’Allemagne pour l’Alliance. De l’autre côté, la capacité d’agir de l’Europe doit être renforcée „en complémentarité avec l’Otan“. La question de savoir comment y arriver, c’est la question clé, reste posée.
Le document fait la différence entre „l’amitié profonde avec la France“ et le „partenariat de confiance avec les USA.“ Il confirme „l’importance particulière pour l’Allemagne de l’amitié profonde avec la France“ et fait référence à l’article 4 du Traité d’Aix-la-Chapelle qui crée une obligation particulière des deux pays à la défense mutuelle „avec tous les moyens à leur disposition – y compris militaires“ ; y compris les forces nucléaires françaises aussi, comme le proposent certains ? Le document propose une révision des traités de l’Union européenne pour lui permettre de prendre des décisions à la majorité qualifiée en matière de sécurité, car l’UE devrait jouer un „rôle central dans la gestion de crises.“ Mais le document n’offre pas de réponse à la question : De quels changements parle-t-on ?
Comme les „livres blancs“ des gouvernements précédents, établis sous la responsabilité du ministère de la défense, cette première „stratégie de sécurité nationale“, réalisée sous la responsabilité du ministère des affaires étrangères, est un outil valable pour l’analyse de la situation internationale et les intérêts de l’Allemagne. Mais elle clarifie peu le chemin à suivre, soumet peu de propositions concrètes.
Complications au sein de la majorité
Oui, l’Allemagne s’y engage à arriver à des budgets de défense à l’ordre de 2% du BIP „en moyenne sur plusieurs années“. Mais le document dit clairement aussi : „sans charges supplémentaires pour le budget.“ Cela veut dire que l’augmentation du budget de défense va devoir se faire au détriment d’autres dépenses. C’est ici que les complications au sein de la coalition se font sentir.
Elles vont bien au-delà du conflit entre les libéraux et les partis de gauche sur la fameuse „discipline budgétaire“, à laquelle veille le ministre (libéral) des finances. Des divergences existent aussi sur la législation concernant les exportations d’armes que les Verts veulent rendre encore plus stricte , alors que leurs partenaires (et le document) veulent „améliorer“ les conditions pour la réussite de l’industrie de défense européenne – qui a besoin d’exportations. Il s’agit finalement aussi de la question : Qui est en charge ? Le principe de l’organisation du gouvernement fédéral allemand prévoit la responsabilité entière des ministères. Cela ne permet pas à la chancellerie d’assumer un rôle de coordination de la politique de sécurité, dont la responsabilité reste entre les mains des ministres. Par conséquent, la ministre des affaires étrangères a refusé d’inclure dans le document la proposition d’établir un poste de „conseiller de sécurité nationale“ qui serait attaché à la chancellerie, comme c’est le cas à Washington.
C’est ainsi que la présentation de la première „stratégie de sécurité nationale“ de l’Allemagne n’a pas été un événement politique particulièrement remarquable, ni remarqué. A cause des divergences au sein de la coalition, le document a été finalisé avec retard ; il a été présenté par le chancelier et non par la ministre responsable ; et il a été présenté à un moment où l’attention du public était prise par un autre contentieux sérieux au sein de la coalition – un projet de loi qui doit être voté avant les vacances parlementaires de l’été et qui devrait diminuer les émissions en CO2 des bâtiments – un souci bien plus important pour beaucoup de citoyens.
A l’évidence, en présentant personnellement la „stratégie de sécurité nationale“, le chancelier a voulu présenter un succès, un grand travail accompli – et peut-être faire oublier les problèmes politiques de son gouvernement, qui demeurent. En vérité, la nouvelle stratégie nationale n’est pas un travail accompli ; elle ne peut être que le début d’une réorientation profonde de la politique de sécurité et de la position de l’Allemagne dans le monde et en Europe, qui reste à faire.