L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » lancée par le Hamas a brutalement focalisé l’attention sur un Moyen-Orient en chaos. Elle constitue pour la population israélienne un choc sans précédent. Les comparaisons avec le 11-Septembre, Pearl Harbor ou la guerre du Kippour témoignent de l’ampleur du traumatisme subi. En effet, pour la première fois depuis son indépendance, Israël connaît la guerre sur son sol avec des commandos du Hamas (1 500 hommes) qui ont franchi sans difficulté le dispositif de défense israélien, indistinctement civils et militaires, et pris de nombreux otages dans un pays qui se croyait à l’abri de toute attaque arabe. Ces actions terroristes, d’une ampleur inédite et susceptibles d’être qualifiées de crimes de guerre, ont contribué à créer dans la population le sentiment qu’Israël, malgré la force de son armée, reste vulnérable.
Un choc sans précédent
Depuis la fin de Seconde Intifada en 2005, Israël a certes connu des tensions, notamment autour de l’esplanade des Mosquées, des attentats sporadiques relevant souvent d’initiatives spontanées, des tirs périodiques de roquettes venant de Gaza et, de façon inédite, des incidents qui avaient impliqués des Arabes israéliens. Mais un climat de normalité prévalait. L’Autorité palestinienne, décrédibilisée, était sous contrôle ; la question palestinienne était qualifiée de « conflit de basse intensité ». La colonisation en Cisjordanie se poursuivait sans heurts majeurs et la nouvelle majorité pouvait envisager l’annexion d’une partie de la Judée-Samarie. La seule menace, qualifiée d’« existentielle », venait d’Iran, avec lequel une guerre de l’ombre se développe, y compris sur le territoire iranien et, plus ouvertement, en Syrie et au Liban où les milices du Hezbollah et des cibles iraniennes sont régulièrement visées. Israël était d’autant plus serein que les pressions américaines ou européennes en faveur d’un processus de paix s’affaiblissaient et que de nombreux pays arabes se désintéressaient du sort des Palestiniens et normalisaient leurs relations avec Israël. Par ailleurs, l’attention de l’opinion était focalisée depuis plusieurs mois sur la grave crise de politique intérieure suscitée par la réforme de la Cour suprême.
Cette attaque massive marque le réveil brutal et tragique de la question palestinienne qui, trente ans après les accords d’Oslo, n’est toujours pas réglée, la mise en œuvre de ces accords ayant été suspendue depuis l’assassinat de Rabin. Après l’échec du sommet pour la paix au Proche-Orient de Camp David en 2000, les négociations n’ont jamais repris sérieusement faute de volonté politique, la solution des deux États étant exclue par la majorité au pouvoir en Israël. Par cette action, et malgré sa brutalité, le Hamas prend le leadership aux yeux des Palestiniens et des opinions publiques arabes au détriment de l’Autorité palestinienne, déjà largement discréditée.
Et pourtant, la bande de Gaza et ses 2,3 millions d’habitants, « prison à ciel ouvert » gérée par le Hamas, émanation palestinienne des Frères musulmans depuis 2007, était une bombe à retardement évidente. À cet égard, la politique israélienne s’est montrée quelque peu ambiguë, voire complaisante. Elle était pourtant dénoncée dès 2006 par quelques observateurs lucides. Cette politique était d’autant plus surprenante que le Hamas affichait dans sa charte sa volonté de détruire l’État d’Israël. Le « cadeau » d’Ariel Sharon au Hamas, en décidant l’évacuation de l’armée et des colons de la bande de Gaza en 2005 sans l’avoir négociée avec l’Autorité palestinienne et la validation des financements apportés par le Qatar au gouvernement du Hamas, témoignent de cette politique poursuivie par les différents Premiers ministres.
Les activités politiques du Hamas lui ont permis de remporter les élections législatives de 2006 et de mettre en place un gouvernement et une administration qui gèrent le territoire. Il dispose également d’une branche militaire, la brigade Ezzedine al-Qassam forte de 20 000 combattants, dotée de roquettes, de drones, voire de missiles. Certes, des tirs sporadiques venaient régulièrement de la bande de Gaza où, selon l’expression utilisée par Tsahal, il s’agissait de « tondre le gazon » par des interventions avec pertes militaires et civiles importantes, comme en 2008, 2009, 2014 et 2021. Ces opérations étaient suivies de trêves, avec des médiations égyptiennes mais également des contacts directs.
La facilité avec laquelle le Hamas a pu mener son offensive meurtrière pendant plusieurs jours a conduit l’opinion publique israélienne à poser le problème de la responsabilité des services de renseignements israéliens. Il est probable que des signes insolites d’essais de drones ou de vols en ULM aient été détectés sans que les services de renseignement s’en inquiètent outre mesure. L’Égypte, qui surveille la bande de Gaza de près, aurait alerté les services israéliens, mais cette information a été démentie par Netanyahou lui-même. De même, la responsabilité de Tsahal est également mise en cause, l’armée étant seulement arrivée sur place plus de dix heures après le début de l’offensive. Il est vrai que celle-ci était largement déployée en Cisjordanie, où il convenait d’assurer la sécurité des colons. On a peine à croire que la préparation de cette opération complexe, qui a associé des moyens terrestres, aériens et navals, ait pu passer inaperçue. La presse, y compris celle de droite, est particulièrement sévère : le quotidien Yedioth Aharonot évoque une « honte comme l’armée n’en a jamais connue auparavant ».
Réactions internationales
L’émotion suscitée par cette attaque sans précédent et les massacres progressivement découverts ont conduit à l’expression d’une forte empathie envers Israël aussi bien aux États-Unis que dans l’ensemble des pays occidentaux, d’autant plus que des nationaux figurent parmi les victimes. Dès le matin du samedi 7 octobre 2023, le président Biden déclare que « les États-Unis sont aux côtés d’Israël. Jamais nous ne manquerons de le soutenir ». Il qualifie l’agression subie de « mal à l’état pur », assimile le Hamas à l’État islamique et promet à Israël de lui apporter les moyens de se défendre. Cette réaction met fin à une période de prise de distance de l’administration démocrate avec le gouvernement « sulfureux » dirigé par Benjamin Netanyahou. En Europe également, des manifestations de sympathie, notamment en France, ont été nombreuses et consensuelles, à quelques exceptions près vivement dénoncées. La suspension de l’importante aide européenne, y compris bilatérale, aux Palestiniens a été envisagée, mais il est rapidement apparu qu’une telle mesure serait maladroite, voire contreproductive.
Il n’en est pas de même dans les pays arabes, où les opinions publiques n’ont pas caché leur satisfaction de voir l’invincibilité d’Israël et de son armée remises en cause et ont appelé au soutien des Palestiniens. Au niveau des gouvernements, seuls le Maroc et les Émirats arabes unis ont condamné l’agression subie par Israël. Le communiqué publié par les autorités saoudiennes montre leur embarras, tout en faisant état d’une solidarité, au moins verbale, à l’égard des Palestiniens : il ne condamne pas le Hamas, mais rappelle « les dangers liés à une situation d’occupation persistante, la négation des droits légitimes des Palestiniens et les provocations systématiques touchant les lieux saints ». L’Égypte comme la Jordanie, où les Palestiniens représentent deux tiers de la population, ont réagi de la même manière. En revanche, des pays comme la Tunisie, la Syrie ou l’Algérie sont particulièrement sévères à l’égard d’Israël.
De son côté, la Russie, qui entretient pourtant d’excellentes relations avec Israël, a fait preuve d’une distance inhabituelle et d’une absence de condamnation, les deux parties étant renvoyées dos à dos et appelées à la retenue. Quant au Sud global, on constate, sauf quelques cas isolés comme l’Inde, des réactions similaires à celles qui ont suivi l’agression russe contre l’Ukraine. Aucune condamnation explicite du Hamas n’apparaît. Il s’agit d’une situation qui ne les concerne pas, ils affichent neutralité ou indifférence, et parfois une solidarité à l’égard des Palestiniens, en rappelant le deux poids deux mesures qui affecte Israël et la question palestinienne.
Réaction israélienne
La réaction des autorités israéliennes est immédiate et déterminée : « Nous sommes en guerre », déclare Benjamin Netanyahou. Un plan d’action est défini : il s’agit de « tuer le Hamas », mais aussi de « changer le Moyen-Orient », objectifs ambitieux mais flous. L’armée fait la chasse aux combattants infiltrés : les 1 500 membres des commandos sont tués. Dès dimanche, plusieurs centaines de sites sont visés par des frappes aériennes dans la bande de Gaza, notamment les domiciles des principaux responsables du Hamas et des immeubles entiers suspectés d’abriter le mouvement. Des pertes civiles sont naturellement à déplorer. En une semaine, plus de 1 500 Gazaouis sont tués, sans que l’on connaisse la part de militants du Hamas. Cependant, l’offensive israélienne est gênée par la présence d’otages (sans doute plus d’une centaine) aux mains du Hamas, qui peuvent être utilisés comme boucliers humains.
Le ministre de la Défense Yoav Gallant va plus loin : « Nous combattons des animaux », affirme-t-il sans préciser s’il s’agit des combattants du Hamas ou de la population de Gaza, et annonce un embargo total sur l’eau, la nourriture, l’essence et l’électricité, suscitant la réprobation des organisations humanitaires et de l’Union européenne qui dénoncent des punitions collectives contraires aux Conventions de Genève. Un désastre humanitaire est annoncé. L’armée est redéployée à proximité de la bande de Gaza, en attente d’une probable invasion au sol. Trois cent mille réservistes sont mobilisés.
En matière de politique intérieure, un « cabinet de guerre » a été mis en place, permettant notamment aux anciens Premiers ministres Benny Gantz et Yaïr Lapid d’y participer, et la contestation de la réforme de la Cour suprême est suspendue. Malgré ce rassemblement autour du pouvoir en place, c’est la survie de la carrière politique de Benjamin Netanyahou qui est en cause à terme.
Vers un embrasement ?
Selon le Premier ministre, la guerre sera longue. Sera-t-elle circonscrite à Gaza ? Un engrenage conduisant à un embrasement de la région est-il envisageable ?
En Cisjordanie, malgré des incidents ponctuels, la situation semble sous contrôle. Sur le front nord, la tension monte. Le Hezbollah, qui dispose d’une véritable armée et d’un important arsenal au Liban, s’est contenté d’assurer qu’il n’abandonnerait jamais le peuple palestinien auquel il exprime sa solidarité et d’effectuer des tirs symboliques sur des troupes israéliennes basées dans une enclave contestée. Dans le contexte libanais actuel, il n’a certainement pas intérêt à prendre une initiative militaire rejetée par une population qui vit dans un pays sinistré. Cependant, la situation peut dégénérer. Israël a visé des cibles en Syrie, y compris l’aéroport de Damas, mais le régime de Bachar al-Assad n’est pas en état de répliquer efficacement.
S’agissant des pays arabes voisins, par-delà les déclarations parfois enflammées, aucun pays n’envisage de prêter secours au Hamas avec lequel – à l’exception du Qatar – les relations sont exécrables. En revanche, il est clair que le processus de normalisation en cours de certains pays arabes via les accords d’Abraham, à commencer par l’Arabie saoudite, est suspendu.
Quant à l’Iran, le Guide suprême a déclaré « Nous sommes fiers d’eux » en parlant du Hamas et a rappelé sa volonté de mettre fin au « régime sioniste ». Il dénonce les « crimes de guerre » commis à Gaza et « affirme sa solidarité avec le peuple palestinien ». Prudent, il nie toute responsabilité dans l’initiative du Hamas. Pour leur part, les États-Unis comme Israël se montrent également prudents quant à l’implication de l’Iran dans le déclenchement des hostilités par le Hamas. Certes, des informations non confirmées évoquent une réunion de concertation à Beyrouth entre des membres de « l’axe de la résistance », avec des représentants de la force iranienne al-Qods, du Hezbollah et du Hamas. À Washington comme à Jérusalem, on est conscient qu’après une période de brouille, l’Iran a dirigé des actions de formation et a assuré des transferts de technologie au profit du Hamas comme du Jihad islamique. La fourniture de missiles sophistiqués semble moins sûre.
En réalité, si une coopération existe dans le domaine militaire, il est peu probable que l’Iran ait été à l’origine de l’agression, ne serait-ce que parce que le Hamas a une véritable autonomie de décision et poursuit son propre « agenda ». Cependant, le risque que la guerre de l’ombre entre Israël et l’Iran devienne une guerre ouverte existe. À plusieurs reprises dans le passé, aussi bien du côté américain que du côté israélien, l’option militaire a été déclarée « sur la table ». Une telle éventualité apporterait un risque d’embrasement qui dépasserait la région, sans compter les conséquences sur l’évolution du prix du pétrole et du gaz, déjà à la hausse.
Cette situation va conduire les États-Unis à se réengager au Moyen-Orient, malgré leur obsession de la menace chinoise. Quant à l’Union européenne, où vivent d’importantes communautés arabes, elle ne peut se désintéresser de « son arrière-cours » au Moyen-Orient. Enfin, les événements actuels ne sont pas une bonne nouvelle pour le président Zelinsky, déjà éprouvé par un certain essoufflement du soutien américain et européen. Par ailleurs, la critique du deux poids deux mesures risque d’éloigner encore plus le Sud global d’un soutien à l’Ukraine.
Un avenir incertain
Une impasse militaire et politique est probable et les marges de manœuvre pour une médiation sont minces. Certains pays s’y emploient, notamment les États-Unis, l’Égypte et le Qatar. Ce dernier semble bien placé pour essayer de résoudre le problème des otages, mais la contrepartie que représenterait la libération des 5 000 prisonniers palestiniens est une perspective difficile à accepter du côté israélien.
Sur le plan politique, on voit mal comment Israël, compte tenu du déplacement du centre de gravité de sa politique intérieure vers la droite et l’extrême droite, pourrait donner satisfaction aux revendications des Palestiniens, notamment en faveur d’un État. L’appel à une solution à deux États est de moins en moins crédible. En toute hypothèse, son assise territoriale s’est amenuisée, rognée par le mur de séparation, l’extension des colonies et la fragmentation des zones habitées par les Palestiniens. Quant au Hamas, son objectif de destruction de l’État d’Israël demeure. Et on voit mal comment le principe d’égalité des droits au profit des Palestiniens pourrait être mis en œuvre.
Sur le plan militaire, l’éradication du Hamas, comme du Hezbollah, est un objectif périlleux voire illusoire. Certes, les principaux responsables et cadres du mouvement peuvent être éliminés, mais ils seront remplacés par d’autres, notamment parmi la jeune génération qui n’a aucun avenir devant elle. Une invasion terrestre risque d’être coûteuse en vies humaines, y compris du côté de l’armée israélienne. L’accusation de crimes de guerre peut également peser sur l’armée israélienne. Le retour à une occupation permanente relève du cauchemar pour Tsahal. Quant à une expulsion de 2,3 millions de Gazaouis, une nouvelle Nakba, comme certains le demandent déjà en Israël, elle est inacceptable pour la communauté internationale et illusoire. Ainsi, Israël risque de se retrouver devant une impasse.
La situation actuelle n’incite pas à l’optimisme. La France a certainement un rôle à jouer, compte tenu de ses importantes communautés juives et arabes. La solution de la question palestinienne et la pérennité de la sécurité d’Israël restent à régler, et les perspectives immédiates restent sombres.