Berlin cherche un gouvernement

Les discussions exploratoires en vue de la formation d’une coalition entre les Unions chrétiennes démocrates (CDU/CSU), les libéraux du FDP et les Verts se sont soldées par un échec. Dimanche 19 novembre, peu avant minuit, le chef des libéraux Christian Lindner a annoncé que son parti se retirait des pourparlers qui ont duré plus de cinq semaines. Après les élections législatives du 24 septembre, cette coalition dite « jamaïcaine » par référence aux couleurs de la petite République caraïbe apparaissait la seule possible, étant donné le refus des sociaux-démocrates (SPD) de gouverner à nouveau avec la CDU/CSU.
Angela Merkel, dont le parti avait réalisé son plus mauvais score aux élections nationales, sort affaiblie de ce nouvel échec.

Angela Merkel après l’échec des négociations
DPA

« Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner ». C’est par ces mots que Christian Lindner a annoncé que son parti quittait les pourparlers exploratoires, signant ainsi l’échec d’une éventuelle coalition « jamaïcaine » (noire, verte, jaune). Le chef des libéraux a déploré que les quatre partis n’aient pas été en mesure de s’entendre sur « une conception commune de la modernisation » de l’Allemagne, ni de créer « une base de confiance ». Les trois autres protagonistes ont regretté cette décision, en laissant entendre qu’un accord aurait été possible.
Au départ, les divergences entre les alliés potentiels étaient nombreuses mais elles ne paraissaient pas insurmontables. Chacun semblait avoir intérêt à faire les gestes nécessaires pour arriver à un compromis. Affaiblie par le mauvais résultat de la démocratie chrétienne aux élections du 24 septembre, Angela Merkel était disposée à bien des concessions pour rester quatre ans de plus à la chancellerie. Son frère-ennemi de la CSU, le Bavarois Horst Seehofer, avait lui aussi besoin d’un succès alors qu’il est contesté dans son fief de Munich. Après douze ans dans l’opposition à la suite d’un bref passage de sept ans au pouvoir au temps du tandem Gerhard Schröder-Joschka Fischer, les Verts se voyaient comme un parti de gouvernement.

Le coup des libéraux

La situation du FDP était différente. Exclus du Bundestag en 2013 pour avoir échoué sur la barre des 5 %, les libéraux avaient fait un retour remarqué avec un score supérieur à 10% des voix. Ils étaient d’autant moins pressés de participer au pouvoir qu’ils gardaient un mauvais souvenir de leur dernière coopération avec Angela Merkel de 2009 à 2013. Dès le début des pourparlers exploratoires, ils avaient manifesté leur scepticisme sur la viabilité d’une coalition « jamaïcaine ». Au cours des derniers jours, leur attitude nourrissait chez les observateurs et sans doute chez leurs interlocuteurs le soupçon qu’ils avaient anticipé un échec.
Quand Christian Lindner a informé Angela Merkel de sa décision de quitter la table des négociations, il a lu un papier préparé à l’avance, qui aurait provoqué cette remarque de la chancelière : « ça ressemble à un communiqué de presse… ». Une autre dirigeante de la CDU a parlé d’une « spontanéité bien préparée ». Alors que des progrès semblaient possibles vers un accord, les libéraux ont parfois dépassé la CSU bavaroise sur sa droite, dans l’espoir, peut-être, de récupérer des électeurs du parti populiste AfD en cas de nouvelles élections. Pendant la campagne pour le scrutin du 24 septembre, ils avaient déjà adopté des positions très eurosceptiques peu conformes à la tradition du FDP.
Certes les points de friction étaient nombreux entre les quatre alliés potentiels. Beaucoup pouvaient être d’autant plus facilement réglés que grâce à ses excédents budgétaires l’Allemagne peut se permettre des solutions onéreuses.
Deux sujets étaient conflictuels : les réfugiés et le climat. Mais là encore, les Verts étaient prêts à aller jusqu’à la limite du possible pour obtenir une entente. Moyennant quelques gestes de la part de leurs interlocuteurs, ils auraient accepté la fixation d’un « plafond » au nombre de réfugiés acceptés chaque année en Allemagne, une exigence de la CSU bavaroise qu’avait longtemps refusée Angela Merkel elle-même. En contrepartie ils réclamaient la possibilité du regroupement familial, y compris pour les détenteurs de cartes de séjour provisoires.
Concernant le climat, ils avaient abandonné l’idée d’une interdiction des moteurs à explosion à partir de 2030 et ils avaient réduit leurs ambitions pour la fermeture des centrales à charbon.
De son côté, Angela Merkel était disposée à toutes les concessions pour obtenir un accord. Mais sa méthode fondée sur le pragmatisme et la souplesse idéologique a atteint ses limites. Absente des premières rencontres entre négociateurs, elle a laissé la situation s’envenimer en espérant que « au bout du compte, ne serait-ce que par lassitude, ils arriveraient à un accord. Elle s’est trompée et elle n’a plus l’autorité suffisante pour s’imposer.

Vers de nouvelles élections ?

Trois possibilités se présentent à l’issue de cet échec inédit dans l’histoire de la République fédérale. La première, à savoir la reconduction de la grande coalition, a été exclue par le SPD mais les sociaux-démocrates, qui ne peuvent rien attendre de bon de nouvelles élections, peuvent revenir sur leur refus.
La deuxième serait un gouvernement minoritaire CDU/CSU, avec éventuellement un autre partenaire, soit les libéraux, soit les Verts. Ce gouvernement devrait chercher des majorités ad hoc pour chaque projet de loi. Ce serait une première dans l’Allemagne d’après-guerre et risquerait d’installer une forme d’instabilité ou d’imprévisibilité peu compatible avec la statut de grande puissance économique européenne.
La troisième en fin consiste en l’organisation de nouvelles élections. Mais la Constitution dresse un certain nombre d’obstacles sur cette voie. Elle ne prévoit que deux cas : le rejet d’une question de confiance posée par le chancelier (la chancelière) à condition que le Bundestag n’ait pas élu un autre chef de gouvernement. C’est ce qu’on appelle le « vote de défiance constructive » (konstruktives Missvertrauensvotum). Le président de la République peut alors, sur proposition du chancelier, dissoudre le Bundestag. Des élections sont organisées dans les 60 jours.
Cet article 68 de la Loi fondamentale a été utilisé par Helmut Kohl en 1982 pour que des élections légitiment son arrivée au pouvoir à la suite du changement de camp du FDP, et par Gerhard Schröder en 2005 pour provoquer un scrutin anticipé. Dans les deux cas, le chancelier avait demandé à ses amis de ne pas voter la confiance afin que le chef de l’Etat puisse dissoudre le Bundestag. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a émis des réserves sur cette utilisation détournée de l’article 68.
Cette voie est de toutes façons barrée car un chancelier ou une chancelière qui, comme Angela Merkel, depuis le 24 octobre, jour de la constitution du nouveau Bundestag, expédie les affaires courantes, ne peut pas poser la question de confiance.
L’autre possibilité est une procédure selon l’article 63 de la Constitution. Si un candidat à la chancellerie n’obtient pas la majorité absolue des membres du Bundestag après deux tours de scrutin, une majorité simple suffit au troisième tour. Si un candidat obtient la majorité absolue au 3ème tour, le président doit le nommer à la chancellerie. Sinon, le président a le choix entre nommer le candidat élu à la majorité simple à la tête d’un gouvernement minoritaire et dissoudre le Bundestag. De nouvelles élections doivent aussi avoir lieu dans les 60 jours.
En Allemagne, le président de la République n’a que des pouvoirs honorifiques, sauf dans des circonstances comme celles que connait le pays aujourd’hui, quand il n’y a pas de majorité claire au Bundestag. Frank-Walter Steinmeier avait appelé les négociateurs « jamaïcains » au sens des responsabilités, à la veille de la rencontre décisive du dimanche 19 novembre. Et il avait mis en garde contre de nouvelles élections. En effet celles-ci risquent de permettre une poussée des populistes de l’AfD, sans pour autant donner de majorité différente de celle du scrutin de septembre.
Si les Allemands sont appelés aux urnes dans les prochains mois, Angela Merkel mènera-t-elle la liste de l’Union chrétienne démocrate ou devra-t-elle céder sa place ?