Une mise en cause du système international
Les vainqueurs de la dernière guerre avaient voulu créer un nouvel ordre international dont la stabilité serait garantie par l’Organisation des Nations unies, avec le rôle essentiel du conseil de sécurité dont la mission principale était d’assurer le maintien de la paix. Après une période de paralysie pendant la guerre froide, l’implosion de l’URSS avait permis au conseil de retrouver son rôle. Or ce sont ses membres permanents eux-mêmes, et les plus importants d’entre eux, qui ont bafoué un des piliers de l’ordre établi, en décidant d’engager des opérations armées unilatérales, sans l’aval des Nations unies. Après, notamment, la calamiteuse intervention américaine en Irak en 2003 et l’attaque russe en Ukraine, l’ONU apparaît hors-jeu. Pierre Buhler, pour sa part, dans une tribune publiée dans Le Monde le 13 mai dernier, souligne qu’« en se débarrassant des faux-semblants imaginés par les précédentes violations, le président russe descelle carrément cette clé de voûte du système de sécurité internationale qu’est la règle du non recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte des Nations unies ». En toute hypothèse, le conseil de sécurité va de nouveau entrer, à quelques exceptions près, dans une phase de paralysie, comme à l’époque de la guerre froide.
De son côté la Chine, par une politique habile de soutien au multilatéralisme, a profité de la période du désengagement des Etats-Unis des Nations unies sous l’administration Trump, pour en infiltrer les rouages administratifs et prendre des postes de responsabilité dans plusieurs organisations internationales. Par ailleurs elle a mis en place son propre système multilatéral, notamment avec la création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), qui peut se poser en rivale de la Banque mondiale en Asie. Quant à la nouvelle route de la Soie, elle s’apparente à une sorte de multilatéralisme à son service.
Même si l’administration Biden affiche verbalement son attachement au multilatéralisme, la réalité est qu’elle agit, notamment depuis la guerre en Ukraine, largement en dehors du cadre de l’ONU, paralysée il est vrai par la menace de veto russe souvent relayé par la Chine.
La fin de la mondialisation heureuse
Le mythe de la mondialisation heureuse qui s’était développé depuis le début des années 2000 paraît fortement atteint. La délocalisation vers les pays du Sud, notamment de l’Extrême Orient, apparaissait comme un avantage à la fois pour les entreprises soumises à une concurrence de plus en plus rude des pays émergents et pour les consommateurs des pays du Nord qui bénéficiaient ainsi de produits à bas coûts. De même des relations d’intérêt mutuel avaient été établies avec la Russie à la fois pour des raisons politiques – ancrer la Russie à l’Europe – et économiques. Cependant les risques d’une dépendance excessive ont été perçus dès la fin des années 2010. La pandémie du Covid avait mis en évidence les dangers d’une mondialisation qui s’accompagnait d’une dépendance sur des produits, certes peu sophistiqués mais essentiels comme les masques et les ingrédients actifs utilisés en pharmacie.
Depuis 2021, la Commission de l’Union européenne est chargée de faire périodiquement « un bilan approfondi des dépendances stratégiques » de l’Union dans six secteurs. La guerre en Ukraine a accentué cette prise de conscience par l’Europe des effets pervers d’une mondialisation qui s’est transformée en dépendance, notamment dans les domaines de l’énergie, des matières premières critiques et des semi-conducteurs. La déclaration de Versailles du 11 mars 2022 a pris « des mesures décisives » pour « construire la souveraineté européenne » et réduire la dépendance de l’Europe, non seulement vis-à-vis de la Russie mais d’une façon générale vis à vis de l’extérieur.
Il s’en est suivi également une véritable interrogation sur les risques que pourrait provoquer une dégradation des relations avec la Chine, voire un conflit avec Taiwan comme enjeu. Cette interrogation est d’autant plus forte chez les entreprises occidentales ayant investi en Chine que la politique de Pékin devient de plus en plus discriminatoire à leur égard. A l’inverse, les dangers politiques voire sécuritaires des investissements chinois dans les pays occidentaux sont devenus plus en plus évidents, comme l’a montré le débat autour de la 5G promue par Huaweï.
Ainsi le « découplage » et le retour à des politiques visant à atténuer voire à faire disparaître les dépendances, tout au moins pour les produits « essentiels », sont en marche. Encore convient-il de définir ce qui est essentiel et de trouver les moyens d’inciter les entreprises à participer à ce mouvement. Si les États-Unis peuvent atteindre une certaine autarcie dans des délais relativement brefs, il n’en est pas de même pour l’Europe. Après une période de paralysie pendant la guerre froide, une telle évolution, qu’il s’agisse de produits de base comme les hydrocarbures ou de biens sophistiqués (super ordinateurs, batteries, semi-conducteurs) lui demandera des années.
La mise en cause des sanctions et le développement du rejet de l’Occident.
L’utilisation systématique des sanctions économiques ou autres par les Etats-Unis et par l’Europe, comme récemment à l’égard de la Russie, est de plus en plus contestée, non seulement par les pays visés mais par des pays tiers qui en sont indirectement les victimes. Si les États-Unis sont spécialement mis en cause compte tenu de la portée extraterritoriale de leurs lois, et l’utilisation parfois abusive des procédures ITAR sur les produits à double usage, l’Europe, qui tend de façon plus récente à multiplier également les sanctions à caractère unilatéral, hors du cadre des Nations unies, n’est pas épargnée par les critiques. Il en est ainsi en particulier des grands pays émergents, qui en dénoncent l’absence de légitimité voire de légalité.
Ils en contestent l’opportunité, faisant valoir que les sanctions, y compris celles qualifiées « d’intelligentes », ne modifient en rien le comportement des États visés, mais qu’elles ont des effets pervers bien connus : elles affectent d’abord les populations, souvent déjà en situation difficile, qui souffrent des pénuries et des hausse de prix ainsi occasionnées ; elles renforcent la position des dirigeants qui ont beau jeu de dénoncer la responsabilité de l’Occident et organisent des voies de contournement et un marché noir dont ils sont les principaux bénéficiaires ; elles touchent également les intérêts des pays sanctionneurs par un effet boomerang ; enfin elles conduit les pays qui en sont les victimes à promouvoir leur autarcie. D’une façon générale la politique des sanctions nourrit le rejet croissant de l’Occident par les pays du Sud.
Ces réactions viennent de tous les continents. Les pays du Moyen-Orient soulignent le nombre des Etats soumis à des sanctions, parfois depuis de nombreuses années, comme dans le passé l’Irak, et depuis plus de trente ans l’Iran. On notera que la plupart des pays arabes ont refusé de les mettre en œuvre et de condamner l’agression russe contre l’Ukraine. Ils n’oublient pas, par ailleurs, de souligner le « deux poids deux mesures » dont bénéficie Israël. En Afrique, les nombreux pays sous influence russe ne manquent pas de dénoncer ces sanctions qui aggraveraient leurs effets comme l’a fait remarquer sans nuance, Macky Sall, le président en exercice de l’Union africaine, lors de sa rencontre le 3 juin dernier avec Vladimir Poutine. En Asie, notamment en Chine comme en Inde, les critiques souvent très vives s’accompagnent de déclarations de refus de les appliquer et de l’organisation de voies de contournement. En Amérique latine, plusieurs responsables – argentins, mexicains entre autres - ont souligné que les sanctions à l’égard de la Russie ne font qu’aggraver une situation économique déjà difficile, caractérisée par des pénuries, la hausse des prix de l’énergie et des pressions inflationnistes déjà très fortes.
Des conséquences contrastées en Europe
La guerre en Ukraine a certainement contribué à un réflexe d’unité et de cohérence par-delà la diversité des points de vue des États-membres de l’UE. La déclaration de Versailles, publiée le 11 mars à l’issue du sommet européen, apparaît à cet égard exemplaire. Elle condamne sans équivoque la Russie qui « porte l’entière responsabilité de cette guerre ». Des orientations nettes sont prises pour renforcer les capacités de défense de l’Union, en prévoyant notamment une augmentation des dépenses militaires. De même un certain nombre de mesures sont prises pour réduire la dépendance de l’UE vis à vis de l’extérieur, en particulier dans le domaine énergétique. Ainsi a-t-on assisté à une véritable prise de conscience qu’elle devait par elle-même assurer sa sécurité, tout au moins sur le long terme. La rapidité avec laquelle ont été proposées les sanctions témoigne de la réalité de ce réflexe unitaire, même si la mise au point de l’embargo pétrolier à l’égard de la Russie a été quelque peu laborieuse. De même par-delà les hésitations de certains États membres, en particulier l’Allemagne, un accord est intervenu sur l’aide à fournir à l’Ukraine du matériel d’armement.
Cependant il est clair que pour assurer leur sécurité, les pays de l’est de l’Europe se tournent essentiellement vers les États-Unis et l’Otan, que le président Macron avait déclarée en « état de mort cérébrale ». Cette crise a renforcé l’influence de ces pays, notamment de la Pologne, mus naturellement par un tropisme en faveur des États-Unis, dans le processus de décision européen. Or, ceux-ci restent foncièrement hostiles à toute autonomie de l’UE dans le domaine de la défense. Il en est de même de la demande d’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande qui sera naturellement acceptée malgré les réticences de la Turquie. En fait la voix du « camp atlantiste » au sein de l’Union européenne se renforce : il adhère pleinement à l’objectif américain qui vise à faire subir à la Russie un « échec stratégique ». L’approche française, largement partagée par l’Allemagne et l’Italie, qui souligne que « nous ne faisons pas la guerre à la Russie », veut éviter « l’humiliation » de la Russie et prône la négociation plutôt qu’une solution militaire, mais elle a du mal à se faire entendre.
L’éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’Union suscite un clivage comparable. La France a du mal à faire admettre qu’il faudra du temps, qu’on ne saurait admettre l’adhésion d’un pays en guerre et qu’en toute hypothèse, les critères, notamment en matière d’État de droit et de gouvernance, sont loin d’être atteints. La France se trouve dans une situation d’autant moins confortable, que son partenaire privilégié, l’Allemagne connaît une période de flottement politique. Les premières réactions à la proposition du président Macron de « Communauté politique européenne » laissent penser que la France aura du mal à faire passer cette idée qui a comme objectif d’éviter un nouvel élargissement brutal comparable à celui intervenu dans les années 1990. La pression conjuguée des pays de l’est européen comme des États-Unis eux-mêmes risque en effet de conduire à une adhésion rapide de l’Ukraine, suivie dans la foulée de celle de la Moldavie et des États balkaniques, faisant entrer des pays en fort décalage de développement et à la gouvernance oligarchique voire mafieuse, qui se traduirait par un affaiblissement de l’Europe déjà difficilement gérable à vingt-sept.
De nouveaux clivages
De nouveaux clivages apparaissent. Au sein des pays occidentaux, la concertation stratégique entre les pays anglo-saxons autour des États-Unis, aussi bien en termes militaires qu’à travers les échanges de renseignements, s’affirme comme élément moteur d’une nouvelle guerre froide avec la Russie dont l’objectif est de déstabiliser Vladimir Poutine et de mettre le pays en « échec stratégique ». Du côté français et de nombreux pays de l’UE, tout en constatant l’échec de la politique d’ancrage à l’Europe menée notamment par la France, l’Allemagne et la Commission, on ne veut pas insulter l’avenir. La Russie est un pays géographiquement voisin et de culture européenne avec lequel on doit compter et avec lequel il faudra à un moment ou à un autre trouver un modus vivendi. Il en résulte le refus d’une nouvelle guerre froide ou de la tentation d’un nouveau rideau de fer. Ainsi, un désaccord fondamental risque d’opposer la France et les États-Unis. Or la crise ukrainienne va probablement se prolonger dans le temps : on voit mal la Russie accepter de se retirer des territoires conquis, qu’il s’agisse de la Crimée ou du Donbass russophone, tant le sentiment de la très grande majorité de la population russe considère, à tort ou à raison, que l’Ukraine est une partie indissociable de la Russie éternelle.
La Russie semble condamnée à se replier sur elle-même et à renforcer son alliance que beaucoup estiment contre nature avec la Chine. Même si celle-ci n’a pas caché son embarras à la suite de l’invasion de l’Ukraine, il lui est difficile de ne pas aider la Russie à contourner les embargos, tant en ce qui concerne l’achat de pétrole que des produits industriels, notamment électroniques. La Chine veillera sans doute à éviter de s’exposer à des représailles américaines à travers le jeu des lois extraterritoriales. Ses premiers pas apparaissent spécialement prudents. Par ailleurs, manifestement l’ombre de Taïwan plane sur la guerre en Ukraine.
La Chine regarde avec attention la politique de sanctions menées par les États-Unis et, dans une moindre mesure l’Europe, en ayant à l’esprit les conséquences d’un retour de Taiwan dans son giron, qui pourrait être brutal. A l’inverse, par les mesures prises, Washington affiche un clair avertissement à Pékin au cas où elle envisagerait l’invasion de l’île. L’Europe pour sa part souhaite conserver une certaine neutralité dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine et entend refuser une mobilisation à travers une Otan élargie imposée par les États-Unis et contre la Chine. Une telle prise de distance sera sans doute difficile à maintenir car la pression américaine risque d’être irrésistible.
Un autre clivage pourrait se produire dont on a vu l’amorce avec la géométrie variable des votes aux Nations unies qu’il s’agisse du Conseil de sécurité, de l’assemblée générale ou du conseil des droits de l’homme, qui avaient pour objectifs de condamner la Russie. Si les votes contre ont été rares, les abstentions accompagnées de refus de mettre en cause Moscou et d’appliquer les sanctions ont été nombreuses. Parmi celles-ci, on notera les principaux pays asiatiques : outre la Chine, on trouve en effet trois poids lourds, l’Inde, le Pakistan et l’Indonésie. On relève aussi la plupart des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord de même qu’une bonne moitié des pays au sud du Sahara, et de façon plus troublante, plusieurs pays latino-américains comme le Mexique et l’Argentine. L’absence remarquée de nombreux pays du continent au récent Sommet des Amériques de Los Angeles, convoqué par le président Biden, confirme cette prise de distance. La Russie s’emploie d’ailleurs à alimenter les ressentiments à l’égard des pays occidentaux par une campagne de diffamation et de fake news sur les réseaux sociaux et à travers les médias à sa dévotion, comme RT. En Afrique, cette campagne est particulièrement agressive à l’égard de la France.
Va-t-on vers un clivage entre the West et the Rest ? La situation sera sans doute plus compliquée ou plus fluide. Le contexte actuel peut relancer l’action et la concertation des actions des Brics mais également de nombreux pays appartenant au mouvement des non-alignés dans un sens défavorable aux pays occidentaux. En effet, si la guerre en Ukraine ne les concerne pas et peut passer à leurs yeux pour un conflit régional, elle n’en a pas moins de graves conséquences sur le prix des matières premières, du pétrole et des céréales, provoquant des situations de crise économique et financière dans de nombreux pays. Ils estiment également que les sanctions édictées de façon unilatérale ne font qu’aggraver les pressions inflationnistes tout en étant inefficaces sur la position des autorités russes. On notera l’avertissement du ministre des affaires étrangères indien, S. Jaishankar, qui vise plus spécialement l’Europe : qui « doit cesser de penser que les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde. Mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe ».
Une situation très mouvante
A cet égard, la démarche faite récemment auprès de Vladimir Poutine par le président du Sénégal Macky Sall, qui assure la présidence de l’Union africaine, est révélateur de cet état d’esprit. Venu pour demander à la Russie de faciliter l’exportation des blés et engrais russes et ukrainiens, il s’est contenté d’appeler à la désescalade sans exprimer le moindre reproche à son interlocuteur. En revanche il a souligné, comme on l’a vu, que les tensions alimentaires provoquées par le conflit ont été aggravées par les sanctions occidentales. La démarche du président Joko Widodo, qui assure la présidence du G 20 qui doit se tenir en Indonésie en novembre prochain, en invitant Vladimir Poutine, relève du même comportement et risque de mettre dans l’embarras les Etats-Unis comme l’Europe.
En définitive, la situation demeure très mouvante : si l’ordre ancien bascule, le nouveau, qui sera sans doute plus conflictuel, n’apparaît pas encore. Il dépendra sans doute de l’issue de la guerre en Ukraine, mais aussi des réactions des différents acteurs internationaux. On peut craindre un retour à la logique des blocs et à un retour à une nouvelle sorte de guerre froide. Une hypothèse plus vraisemblable serait une plus grande fluidité et une géométrie variable dans les alliances ou les confrontations. Mais il est probable que de nouveaux rapports de force s’établiront avec des pays occidentaux qui progressivement seront plus sur la défensive que dominants s’ils ne modifient pas leur politique vis à vis du Sud.