Cas d’école à plusieurs titres, le « Brexit » constitue un exemple étonnant de « suicide diplomatique ». Les causes de la décision britannique sont certes d’abord internes, mais ses conséquences en matière de diplomatie et de défense sont globales.
Un suicide diplomatique ?
Le pays qui a décidé seul de sortir de l’Union est celui qui, après s’être vu refuser deux fois l’adhésion par le général De Gaulle (en 1963 et 1967), avait réussi à intégrer le projet européen au point de finir par en maîtriser habilement les rouages à Bruxelles, et de lui imposer sa vision. Progressivement, et aidé par des facteurs multiples, Londres avait obtenu le renoncement à une Europe puissance, devenue simple Europe espace, ce pour quoi elle avait toujours plaidé.
Échappant à une partie des contraintes de l’Union européenne grâce au mécanisme de l’opting out, le Royaume-Uni bénéficiait d’être un membre moteur de cette Union. Influente à Bruxelles grâce à des diplomates de talents (Chris Patten, Robert Cooper, Graham Avery…), la Grande-Bretagne était bien placée pour constituer un pont entre Washington et Bruxelles, position que Tony Blair revendiquait.
À l’instar d’autres grandes diplomaties comme la France et l’Allemagne, l’appartenance à l’Europe lui permettait de mieux gérer son passage au rang de puissance moyenne, dans un monde où les émergents s’imposent, et où nul pays européen ne peut plus, seul, parler d’égal à égal avec les États-Unis ou la Chine. Le circuit diplomatique européen, avec ses acteurs, ses réunions, sa nouvelle « socialisation diplomatique » qui amène les diplomates de près d’une trentaine de pays à travailler constamment ensemble, et les moyens dégagés collectivement pour une action en la matière, a largement profité au Royaume-Uni.
Plus que d’autres peut-être, la diplomatie britannique avait su tirer profit des règles subtiles d’une diplomatie de « club », de son interaction avec la société civile, de l’influence internationale conférée par cet environnement bruxellois constitué de think tanks, de réseaux informels, de diplomaties publiques.
Des déterminants internes
La victoire du « Brexit » et le débat interne qui l’a précédée se situent, bien entendu, loin de ces considérations de politique étrangère. L’issue du vote est d’abord un raté politicien monumental, fruit de calculs étroits non maîtrisés par des leaderships déficients : la responsabilité de David Cameron est connue, tout comme l’étrangeté de la présence de Jeremy Corbyn à la tête du Labour.
Rappelons que le premier ministre sortant n’en est pas à son premier fiasco de politique étrangère, lui qui fut déjà humilié par un vote perdu au Parlement en 2013 sur l’intervention militaire en Syrie, et dont l’action extérieure a généré plusieurs cris d’alarme parlementaires ou académiques sur la perte d’influence internationale du pays.
L’histoire du Brexit est aussi celle de l’efficacité des populismes à surfer sur un divorce entre les élites et la classe moyenne, entre ceux qui pratiquent l’ouverture internationale et ceux qui en ont peur, entre les générations enfin (la large majorité des jeunes Britanniques qui ont voté pour le maintien – près de 75 % des 18-24 ans – ayant été en quelque sorte trahie par ses aînés). Efficacité, aussi, à surfer sur les limites réelles de l’Union européenne, aussi bien en termes de réalisations politiques que d’accessibilité démocratique.
Cette combinaison « faible leadership – populisme – divorce social » se retrouve ailleurs en Europe, et exerce un impact direct sur la gestion du rapport au monde. Elle génère, en effet, une triple demande de fermeture culturelle, de protectionnisme économique et d’autoritarisme politique. À ce titre, le Brexit n’est que le symptôme d’une dynamique pernicieuse qui touche aujourd’hui le continent, des Pays-Bas à la Pologne en passant par la Hongrie, et sans doute d’autres encore.
Des conséquences globales
Les conséquences du vote sur les affaires internationales toucheront d’abord la Grande-Bretagne elle-même, qui devra reformuler sa politique étrangère. Alors que Londres avait formulé voire théorisé à plusieurs reprises son rôle de « hub » dans un monde en réseau (notamment David Miliband en mars 2008, William Hague en juillet 2010), et insisté sur la nécessité d’appartenir au plus grand nombre possible de cercles multilatéraux pour maintenir son influence, elle vient de quitter l’un des plus puissants d’entre eux. Cette perte ne sera compensée ni par une improbable special relationship renforcée avec les États-Unis, ni par un réinvestissement sur le Commonwealth. Il faut donc repenser la stratégie diplomatique, et redéployer sur d’autres tâches – mais lesquelles ? – les diplomates britanniques jusque-là affectés à l’Union.
L’Europe subit également un choc important. À la fois parce que l’apport des diplomates britanniques était substantiel de par leur compétence, et… parce qu’ils n’étaient pas très européens dans leurs orientations. Le retrait britannique change les termes du processus décisionnel (modifiant la minorité de blocage), modifie les équilibres au détriment de la sensibilité libérale, et laisse Paris et Berlin dans un inconfortable face à face.
Si les Britanniques n’étaient pas favorables à une politique étrangère commune digne de ce nom, la contribution du Foreign and Commonwealth Office à la diplomatie européenne renforçait considérablement l’analyse et la crédibilité de celle-ci. Si en matière de défense, le Royaume-Uni devrait continuer à coopérer avec la France (coopération renforcée depuis les accords de Lancaster House en 2010), des points plus précis devront être réglés : par exemple, sur la mission européenne Atalante de lutte contre la piraterie au large de la Corne de l’Afrique, dont le commandement est britannique. Surtout, le Royaume-Uni fera désormais partie des rares nations européennes membres de l’OTAN mais pas de l’UE (comme la Norvège ou la Turquie) et compte tenu de son poids militaire, le lien entre les deux organisations devra être revu.
Du côté des alliés, la France reste seul membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, seule armée à vocation globale et seule puissance nucléaire au sein d’une Union de moins en moins disposée à assurer sa défense. La pression « pacifiste », neutraliste ou anti-interventionniste sur Paris n’en sera que plus forte. L’allié américain, qui en Europe s’appuyait principalement sur Londres pour relayer ses positions et soutenir ses interventions, perd un atout. Les partenaires asiatiques s’inquiéteront également de ce possible découplage entre un acteur international majeur et un groupe économique fort.
En réalité, le désengagement britannique du « complexe de sécurité » européen (pour reprendre les mots de Bary Buzan et Ole Waever) est peu probable. Non qu’un retour rapide dans l’UE ou un second référendum soient des options vraisemblables, mais le divorce à l’amiable s’impose, de manière à ce que Londres continue à interagir en étroite coopération avec l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité.
À l’heure de la résurgence de la menace russe, de la lutte antiterroriste, de la cybermenace ou d’autres défis encore, la rupture est impossible. Tout comme le retour au splendide isolement pour une Grande-Bretagne qui sait mieux que d’autres, en réalité, que toute puissance fonctionne désormais en réseau. La coopération, dans ces domaines, devrait continuer. Simplement, elle se fera selon la règle qui a toujours été réclamée par les Britanniques : uniquement lorsque l’intérêt le commande.