Faut-il avoir peur des Russes ? Les Ukrainiens en ont peur. Les Polonais et les Baltes aussi. Le président polonais, Andrzej Duda, et le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, viennent de mettre en garde la Russie depuis le siège de l’Alliance atlantique à Bruxelles. Comme en mars 2021, l’armée russe a transféré près de la frontière ukrainienne des troupes venant de Sibérie, sans que cette fois un grand exercice ait été annoncé. La question se pose : Quel est le but de cette opération militaire ? Déjà, le ministre américain des affaires étrangères, Anthony Blinken, a prévenu la Russie de ne pas commettre „une faute grave“. Les ministres des affaires étrangères francais et allemand ont demandé à la Russie, avec leur collègue ukrainien, de limiter ses activités militaires près de l‘Ukraine et de fournir des informations transparentes. „Chaque nouvelle tentative de compromettre l’intégrité territoriale de l’Ukraine aurait des conséquences sévères“, ont-ils affirmé dans une déclaration commune le 15 novembre. De toute évidence, la tension monte en Europe de l’est autour du conflit ukrainien. En même temps, la crise migratoire à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, où la Russie joue son rôle, attire toute l’attention. Et les pays occidentaux les plus puissants sont plus ou moins occupés avec eux-mêmes.
Une situation dangereuse
A Washington, Joe Biden se trouve en grande difficulté de politique intérieure. Le président américain peine à faire passer la législation nécessaire pour lui permettre de sortir son pays de la crise et, avant tout, de ne pas perdre les prochaines élections en 2022 qui risquent de le priver des courtes majortiés dont il dispose dans les deux chambres du Congrès. C’est sa propre survie politique qui est en jeu. A Paris, Emmanuel Macron, certes, est en mesure d’agir, mais le monde politique francais est préoccupé par les échéances électorales du printemps 2022. A Berlin, Angela Merkel fait sa tournée d’adieux, passe encore quelques coups de fil ici et là, à Moscou comme à Kiev ou à Minsk, rassure les Polonais et les Baltes, mais son successeur Olaf Scholz n’est pas encore en fonction, et il ne s’est pas encore prononcé. Le nouveau gouvernement allemand va s‘occuper, avant tout et de manière urgente, de la lutte contre la pandémie qui vient de ressurgir d’une manière dramatique et inquiète tout le pays. Et à Londres, y a-t-il quelqu’un à Londres dont la parole compte dans une telle situation ?
Cette situation est dangereuse dans la mesure où plusieurs éléments y contribuent qui pourraient offrir une occasion parfaite à quelqu’un qui sait les saisir mieux que tout autre acteur de la politique internationale : Vladimir Poutine, le maître de Moscou. D’une part, le président russe s’est assuré d’une structure politique autour de lui qui répond parfaitement à sa doctrine de la „verticale du pouvoir“, un terme pour cacher le caractère autoritaire, voire dictatorial, de son régime. Les experts parlent d’un système clos, d’un système où tout dépend du sommet, de la verticale, du président. Il faut ajouter : d’un président formé et éduqué par les services de renseignement du KGB. C’est une structure politique sans transparence aucune, donc sans débat public libre, sans discussions ouvertes, sans contrôle démocratique. Par conséquent, il n’est pas surprenant que personne ne puisse dire quelles sont les intentions du président derrière les actions qui inquiètent tant.
Ce que l’on sait, c’est que le président russe sait très bien profiter des occasions qui se présentent à lui. C’était le cas en 2014, quand il a exploité la faiblesse du régime ukrainien et soutenu l’opposition des groupes russophones dans la région du Donbass pour y envoyer ses „hommes verts“, soldats russes „en congé“, chargés d’y établir des régimes fidèles à la Russie, détachés de l’Ukraine, et pour occuper la Crimée avant de l‘annexer. Poutine pouvait se croire encouragé par la faiblesse du président Barack Obama qui, en 2013, n’avait pas donné suite à sa déclaration sur la „ligne rouge“ que le président syrien Assad ne devait pas franchir sans s’exposer à une punition dans sa guerre contre sa population – preuve pour Poutine que les déclarations de Washington ne valaient pas grand-chose et qu’il pouvait engager ses troupes en Syrie sans courir de risque majeur. Le succès de ses opérations de 2014 en Ukraine lui a donné raison. Y a-t-il une autre occasion que Poutine peut saisir aujourd’hui pour intimider l’Ukraine et l’Occident en allant encore plus loin ? On sait que le président russe n’agit pas par hasard. Il menace sans prendre de vrais risques. Et il n’hésite pas à mentir, comme il l’a avoué lui-même dans le cas de la Crimée. A quoi doit-on s’attendre ? La question reste ouverte et elle inquiète.
Une vision bien particulière de l’histoire russe
D’autre part, Vladimir Poutine adhère à une vision de l’histoire russe bien particulière. Il l’a expliquée dans un article, publié en anglais le 12 juillet 2021, titré „L’unité historique des Russes et des Ukrainiens“ – une vision fondée sur une histoire de mille ans, qu’il n’a jamais cachée et qu’il a toujours partagée. C’est la vision du grand peuple russe incluant les Ukrainiens comme les Biélorusses. „Les Russes, les Ukrainiens, les Biélorusses descendent tous de „l’Ancienne Rus“, écrit-il, „parlant la même langue.“ Au neuvième siècle, „le trône de Kiev était dominant dans l’Ancienne Rus“. Et Kiev serait „la mère de toutes les villes russes“ selon les mots d’un prophète de l’époque. Et „l’Ancienne Rus“ selon Poutine, c’était, à côté de la Rus de Kiev, „la Rus de Moscou et la Rus de Lituanie.“ C’est par hasard que Moscou était devenue „le centre de réunification.“
Selon le maître à Moscou, le conflit entre la Russie et l’Ukraine actuelle n’est donc pas un conflit entre deux Etats, un conflit d’intérêts, qui mettrait en jeu des revendications opposées et qui pourrait et devrait être résolu par un compromis. Du point de vue du Kremlin, ce conflit ne peut pas être réglé autrement que par la „réunification“. La séparation entre les Ukrainiens et les Russes, selon Poutine, est une séparation artificielle qui aurait été réalisée d‘abord par les Polonais et les Lituaniens au Moyen Age, poursuivie plus tard par les Autrichiens et les Allemands, et accomplie finalement par „l’Occident“, c’est-à-dire l’Union européenne, l’Otan et les Etats-Unis.
Cela explique le caractère intransigeant du conflit actuel. Comment faire face à une revendication aussi radicale, qui repose sur l’idée que le gouvernement ukrainien n‘est qu‘un régime dirigé par l‘étranger pour combattre la Russie, l‘outil d’un „projet anti-russe“, donc un régime illégitime ; qu’une „vraie souveraineté de l‘Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie“ ; et que „Kiev tout simplement n’a pas besoin du Donbass.“ C’est d’autant plus inquiétant que la politique étrangère de Poutine est dictée par la doctrine du „monde russe“, une doctrine qui considère que le pouvoir à Moscou est responsable pour tous les Russes où qu’ils vivent. Et il y a des millions de Russes en dehors des frontières de la fédération russe actuelle, des minorités parfois importantes sur tout le territoire de l’ancien Empire russe et de l’Union soviétique après lui.
Voilà pourquoi les tensions autour de la Russie dépassent le cadre habituel de tensions politiques internationales. Le pouvoir à Moscou ne continue pas seulement à revendiquer un droit de regard sur ce „monde russe“, particulièrement en Ukraine et en Biélorussie, cherchant à réunir éventuellement toute la Russie, incluant la „Petite Russie“ (l’Ukraine à l’est du Dniepr), la „Nouvelle Russie“ (la Crimée et la région de la Mer Noire) et la „Russie Blanche“ (Biélorussie). Il cherche également à rétablir la Russie en tant que grande puissance, avec sa propre sphère d’influence, qu’il est en train d’établir ou de garder (Caucase, Moldavie, Asie centrale). La deuxième puissance nucléaire du monde réclame d‘être traitée sur un pied d’égalité avec la première, les USA, et non pas comme une „puissance régionale“, comme s’était exprimé le président Obama.
Des mouvements militaires inquiétants
Faut-il avoir peur des Russes ? Le pouvoir russe est autoritaire et sans aucune limite. Le président Poutine s’est entouré d’une équipe obéissante. Cela ne veut pas dire qu’une coopération avec Moscou soit impossible, mais la crédibilité des interlocuteurs est bien limitée – pour rester poli. On ne peut pas savoir ce que le président veut et on ne peut pas croire ce qu’il dit. Le pouvoir russe réclame un rôle de grande puissance mondiale, basé sur des revendications historiques et une formidable puissance militaire, qu’il cherche à imposer quand et où cela est possible, ce qui n’est pas toujours le cas. D’où la tactique qui consiste à saisir des occasions en l’absence de moyens de poursuivre une grande stratégie de révision de l‘histoire. Il faudrait que l’Ouest évite de créer de telles „occasions“, sans qu’on soit sûr de ce qui peut être percu à Moscou comme une „occasion“.
Les mouvements militaires récents des Russes inquiètent, c’est sûr. A la différence des mouvements de mars lors des exercices déclarés, ils se passent le plus souvent dans le noir, et non au grand jour. Le gouvernement ukrainien apparaît affaibli et Moscou manifeste son désintérêt complet à négocier quoi que ce soit avec le président Zelenski. Les Etats-Unis soutiennent l’armée ukrainienne et l’Otan s’engage également à coopérer avec les Ukrainiens, ce que Poutine déclare comme „une menace pour la Russie.“ Aujourd’hui, les forces russes apparaissent encore plus performantes que celles de l’Ukraine. Est-ce alors une occasion pour le Kremlin, une sorte de „dernière chance“ pour empêcher l’Ukraine de basculer définitvement dans le camp occidental – auquel, selon Poutine, elle n’appartient pas ?
Vue de Moscou, l’occasion pourrait être là. Washington se concentre sur sa concurrence avec la Chine. Les tensions entre ces deux puissances concernant Taiwan n’excluent même pas un conflit armé. Les Européens ont du mal à définir leur „autonomie stratégique“ et leur place dans une alliance atlantique en bouleversement. Ceci les empêche aussi de s’accorder sur une prise de position face aux défis présentés par Moscou. Il n‘y a qu’un seul moyen de convaincre le pouvoir russe d‘arrêter le jeu des intimidations : des positions fermes et unies de la part de l’Union européenne et de l’Otan, soutenues par des paroles et des actes cohérents et crédibles.