Près de la moitié des Biélorusses s’abstiennent de tout engagement parce qu’ils craignent des retombées sévères ; un reflux et la répression sera dure, la Russie en fournira les moyens, généreuse comme elle en donne preuve régulièrement en faisant grâce de la dette gazière et pétrolière… l’autre moitié des Biélorusses se bat, tantôt pour sauver le régime (contre-manifestations de quelques milliers de personnes) tantôt pour le forcer à transiger, admettre un aménagement, des modalités de transition douce. (jusqu’à trois cent mille personnes chaque dimanche). On dirait que la majorité est certaine d’aboutir à un modus vivendi alors qu’on ne perçoit aucun signe de la moindre volonté de négocier. Cet optimisme mal fondé était perceptible au soir du dimanche 30 août après le retrait des blindés qui avaient traversé Minsk en tous sens mais sans jamais pointer une foule plus dense que celle du dimanche précédent. Optimisme entretenu depuis la fin juin par le slogan de campagne de l’opposition : « nous sommes 97%, le cafard ne pèse que 3% ». Or, ledit cafard à moustaches recueille sans doute les suffrages de 20% des Biélorusses, en majorité des ruraux plus âgés que la moyenne.
Violences contre-productives
Bien que la détermination de Loukachenko ne fasse pas de doute et l’on sache l’appareil militaro-policier prêt à le suivre, que Moscou ait de surcroît précisé qu’elle contribuerait à une remise au pas et qu’ainsi personne n’hésiterait à tirer sur les foules, l’idée générale est que le régime a perdu et que si la situation n’évolue pas, c’est du seul fait des incapacités de l’opposition. Paralysie évidente, imputable au manque de personnel pour structurer le mouvement, à l’absence de projet politique défini. À l’impossibilité pratique de prendre des initiatives non-pacifiques. La violence s’est avérée contre-productive le 10 août et personne ne fait mine de la croire efficace, le régime veillant lui-même à ne pas lâcher la bride à des partisans trop zélés dont les exactions ont scandalisé l’opinion en Biélorussie comme dans tous les pays voisins. Désormais, on ne torture plus les interpellés et on les relâche au bout de trois à dix jours.
Il serait malvenu de donner des leçons de subversion et rabâcher des idées anciennes sur la conduite nécessaire (Malaparte, « technique du coup d’Etat ») alors que le rapport de forces est défavorable malgré le haut niveau de mobilisation. Le 1er septembre, la rentrée des classes a été très perturbée, un grand nombre d’écoles restant désertes et les étudiants des universités descendus massivement dans les rues, rejoints par endroits par les ouvriers des grandes entreprises nationales qui avaient débrayé. Toute la semaine, les universités n’ont pas repris et leur corps enseignant, largement acquis à l’opposition, rejette les interventions policières dans les murs des facultés. Une répression très ciblée frappe impunément tout leader putatif, toute initiative isolée. Des policiers en civils et des éléments masqués et non identifiables enlèvent des personnes engagées et les chargent dans des minibus banalisés ou des berlines sans immatriculations [1]. il s’agit de faire peur.
La Chine a choisi Loukachenko
La blogosphère russophone est très divisée : Poutine devait-il faire une fois de plus un cadeau d’un milliard de dollars à un régime qui n’a pas tenu ses promesses ? À un dictateur qui ne veut pas jouer un jeu d’alliance qui implique sa disparition et l’absorption de son domaine dans une confédération politique ? Les Russes disputent de ce point alors que les premiers concernés sont entrés dans une autre dimension. Les Biélorusses rêvent plutôt de la conservation de tous leurs acquis dans le cadre d’une intégration européenne. Chose peu réaliste dans la mesure où la réalité des prix, la dure loi du marché et la dépendance des hydrocarbures plaident pour un maintien de la situation actuelle financé par un accroissement des investissements chinois. Or la Chine a choisi Loukashenko. Renoncer à son apport comporte le risque d’amarrage à une Union européenne désargentée et peu portée à la générosité. Les Biélorusses rejoindront la cohorte des Moldaves et Ukrainiens, travailleurs saisonniers…
Beaucoup le savent et acceptent cette sombre perspective au nom de valeurs communes avec l’Europe. Il ne veulent pas faire la révolution mais rejettent le dictateur pour des raisons morales. De même qu’il ne veulent pas que la frontière avec la Russie soit fermée, trouvent bon qu’elle soit une passoire et qu’on leur accorde le passage et la résidence sans tracas, sans pour autant admettre que leur pays redevienne une simple province gérée à Moscou.
La Russie accuse l’Europe
La crise est profonde et peut durer longtemps car seule l’opposition et ses leaders incarcérés sont pressés d’aboutir. Or ils ne pèsent pas lourd dans le jeu des puissances ! Sergueï Lavrov estimait le 31 août que la réforme constitutionnelle proposée par Loukachenko serait « le format optimal pour la régularisation de la situation intérieure », cette réforme permettant d’encadrer le dialogue entre le pouvoir et la société civile. Et d’accuser les chefs de gouvernement de l’Union européenne et le secrétaire général de l’OTAN de « faire la morale sur un ton qui ne laisse aucun doute sur leur volonté de prendre la direction du processus. »
Evidemment, « rien ne sera plus jamais comme avant » et les blessures ne se fermeront pas de sitôt. La douleur est communicative et va lentement contaminer les Russes voisins malgré la puissance de la désinformation. Déjà l’institut indépendant Levada relève que 33% des sondés se déclarent pour l’opposition biélorusse et seulement 54% estiment vital de conserver la petite nation dans l’orbite de Moscou. Le prix de cet amarrage divise aussi… Dans l’ensemble, les médias russes déplorent les foucades et affabulations d’un personnage qui déshonore le Kremlin. Les brutalités policières ont conduit des artistes de Moscou et St Saint-Saint-Pétersbourg à prier Poutine de ne pas répéter les erreurs commises en Ukraine en 2014.
Les intertitres son de la rédaction de Boulevard Extérieur