C’est un dictionnaire un peu spécial : il ne prétend pas à l’univocité ni à la simplicité des mots, il annonce tout de suite l’éclairage : le monde dont il traite est celui qui est vu de Moscou – et peut-être faudrait-il préciser : du pouvoir à Moscou. Pour ce qui est de la rue, on n’est pas très sûr que ces mots aient un sens.
L’eurasisme comme politique de puissance
« Au Kremlin, la géopolitique consiste à désigner l’ennemi » écrit Jean-Sylvestre Mongrenier. Les mots sont au service d’une politique de puissance, une « derjava » brute qui méprise même la force économique et s’assied simplement sur le déterminisme géographique. Diamat ? Histamat ? Les concepts marxistes-léninistes sont recyclés, écrit la préfacière Françoise Thom, pour conserver la continuité diplomatique, mais l’histoire, et la raison, sont évacuées du discours actuel. C’est symptomatique, me semble-t-il, que les noms propres cités, à l’exception de quelques totems incontournables, soient ceux de contemporains et non pas les noms de ceux qui ont écrit l’histoire (Pierre le Grand, oui, mais ni Sakharov ni Gorbatchev). Il ne s’agit pas d’un dictionnaire idéal, il s’agit des mots du poutinisme.
Quand même un peu recadrés ! D’abord par le contexte. Vu de Moscou, les pays qui faisaient partie de l’URSS sont restés « l’étranger proche », la zone d’influence du Kremlin que ne lui ont guère disputée les puissances occidentales. L’eurasisme doit désormais remplacer le soviétisme pour assurer l’hégémonie russe sur l’empire. Il n’est question ni de développement économique (bien que l’argument soit mis en avant pour intégrer les pays voisins dans une « communauté économique ») ni de multilatéralisme – on se souvient que Poutine naguère se sentait « encerclé » par les démocraties lorsque le Maïdan réveillait les Ukrainiens.
Lorsque slavophiles et modernes s’opposaient dans la Russie d’autrefois, il s’agissait d’un débat de civilisation. Aujourd’hui, si la haine de l’Occident et de sa liberté demeurent, la contre-valeur parait se limiter à la puissance nue, et le pivotement vers l’Asie-Pacifique, surtout dans le domaine énergétique, semble plus proche du calcul d’influence politique que d’un choix de modes de vie.
Alliance utilitaire avec le dictateur Bachar-el-Assad sous prétexte de lutter contre l’islamisme tout en s’attaquant à ses ennemis kurdes ou partenariat avec l’Iran et accords avec la Turquie d’Erdogan sont-ils autre chose que les entreprises d’un « Etat perturbateur » (amiral Castex) qui ravive partout les conflits plus ou moins « gelés », en Géorgie, en Moldavie, en Crimée, dans le Donbass, dans le Caucase ?
Hégémonie sans développement économique ni social
Les entrées du dictionnaire balaient une large zone et apportent une information précise, de l’Abkhazie (prise à la Géorgie en 2008 - sait-on que le pays fut ensuite victime d’une épuration ethnique ?) aux « Zones grises ». Quelque part au bord de l’Araxe le train ralentissait. « Vous descendez là ? demandais-je naïvement à une femme qui s’emparait de ses bagages. « Chut ! me dit-elle gentiment. Cette ville n’existe pas. »
On lit aussi que le célèbre couvent orthodoxe du mont Athos où aucune femelle, femme ni bête, n’a le droit d’entrer, est une des portes de l’espionnage russe en Grèce. Sautant du coq à l’âne, comme dans tout dictionnaire, on passe du national-bolchévisme (nazi) comme source de l’eurasisme à l’assassinat de Boris Nemtsov devant le Kremlin ou à un article sur le néo-ottomanisme d’Erdogan.
La géopolitique, c’est le présent. Les notules évoquent le stalinisme rampant, la menace d’un schisme pesant sur l’orthodoxie depuis qu’a été reconnue l’autonomie du patriarcat de Kiev par rapport à celui de Moscou, les deux sens de la modernité depuis Pierre le Grand, l’une instrumentale, presque technique, l’autre civilisationnelle. Plusieurs entrées commencent par Russie- … et traitent des relations de Moscou avec différents pays ou régions, dessinant ainsi une vaste carte du pouvoir Un article par exemple raconte les relations compliquées entre la Russie et la Finlande. Il y a aussi un article sur les relations de l’Arménie avec la Russie, l’histoire de la confiance déçue d’un petit pays qui fut une grande nation.
Le régime de Poutine, écrit Jean-Sylvestre Mongrenier, est « autoritaire et patrimonial, doublé d’une forme de capitalisme monopolistique d’Etat » qui interdit les réformes structurelles nécessaires au développement économique. Il prend sa revanche dans la force.
Il instrumentalise l’histoire au service de sa politique révisionniste. Il faut citer l’entrée consacrée au « Régiment immortel » des héros toujours vivants de la « Grande guerre patriotique » (seconde guerre mondiale), auquel Galia Ackerman a consacré un livre passionnant.
Complexe obsidional, ressentiment fondé sur une humiliation imaginée après l’effondrement de l’Union soviétique, nationalisme exacerbé, la Weltanchauung du Kremlin est dangereuse pour ses partenaires.