Défense et sécurité : l’Allemagne change de cap

La surprise a été entière – ou presque. Ce que le chancelier Olaf Scholz a annoncé le 27 février, de la tribune du Bundestag change fondamentalement le cap de la politique allemande en matière de sécurité et de défense. Les détails de ce changement que le chancelier a déclaré nécessaire face au „tournant historique“ du 24 février, date de l’attaque russe sur l’Ukraine, n’étaient même pas complètement connus de ses partenaires les plus proches. Olaf Scholz a abandonné d’un seul coup des positions défendues depuis de longues années par l’Allemagne et, surtout, par son parti, le SPD, et les Verts - jusqu’au 25 février

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Ni les ministres, sauf celui des finances, ni les chefs des groupes parlementaires de la coalition n’étaient au courant des annonces spécifiques qu’allait faire le chancelier : accord de l’Allemagne sur le blocage du système international de transactions financières SWIFT pour la Russie, même si, dans un premier temps, applicable seulement à un nombre sélectionné de banques russes ; création d’un fonds supplémentaire de 100 milliards € pour des programmes d’armement de la Bundeswehr ; annonce de dépenser désormais régulièrement plus de 2% du PIB pour la défense. Tout cela après avoir autorisé la veille des livraisons d’armes à l’Ukraine. Le chancelier a fait tomber des tabous de la politique allemande d’une manière inédite.

Réuni en séance extraordinaire à la demande du chancelier trois jours après l’attaque militaire russe sur son voisin ukrainien, le parlement fédéral a été choisi pour être la scène, un dimanche, où s’est affirmé le leadership politique d’Olaf Scholz, qui s’était fait attendre depuis le 8 décembre 2021, date de sa prise de fonction. Sur le plan national, le refus de livrer des armes dans des „zones de crise“ était solidement installé au sein du SPD et des Verts, il faisait part de leur ADN. Ce principe a été confirmé encore au lendemain de l’attaque russe contre l’Ukraine par la ministre de l’intérieur (SPD) dans une émission de télévision. Pendant la campagne électoral de l’année dernière, Robert Habeck, alors co-chef du parti des Verts, aujourd’hui vice-chancelier, avait été sévèrement critiqué par ses amis pour avoir dit, pendant une visite au Donbass, qu’il serait peut-être difficile de refuser aux Ukrainiens des armes défensives. Olaf Scholz avait partagé la position du refus. Depuis samedi dernier, c’est du passé.

La décision de l’Otan, confirmée en 2014 après l‘annexion de la Crimée par la Russie, selon laquelle les Etats membres devraient dépenser au moins 2% de leur PIB pour la défense à partir de 2024, n‘avait été acceptée ni par les Verts, alors dans l‘opposition, ni par une grande partie du SPD, qui, sous la signature du ministre des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, avait pourtant souscrit à cet engagement. Les prévisions budgétaires du ministre des finances Olaf Scholz (2018-2021) avaient même annoncé une légère baisse des dépenses à partir de 2022 après des augmentations d‘à peu près 1,5% du BIP. Le SPD était d’accord. Depuis dimanche dernier, c’est du passé.

Ces détails indiquent bien la portée du changement de politique annoncé par le chancelier. Finies les hésitations allemandes, la retenue, les professions de foi en faveur du dialogue (qui parle ne tire pas) ? Sur le plan international, l’Allemagne a-t-elle levé son pied du frein et décidé de le mettre sur l’accélérateur ? La situation est plus compliquée que cela, ce qui n’est pas étonnant étant donné la gravité des événements – la guerre à nos frontières, déclenchée par une superpuissance nucléaire. Trois défis se posent désormais en urgence.

Jusqu’où le gouvernement est-il prêt à aller ?

D’une part, les mesures annoncées doivent être traduites en actes. C’est le défi que doit relever une politique partisane qui continue à être le cadre de toute action du gouvernement. Ce n’est pas facile. Avec les sanctions économiques et financières contre la Russie, cela va relativement vite. Mais la portée des mesures concernant SWIFT sera évaluée plus tard. Car l’Allemagne, plus que d’autres pays européens, dépend largement des importations d’hydrocarbures en provenance de Russie (55% du gaz, 37% du pétrole, 50% du charbon). Certes, le nouveau gouvernement a décidé de tout faire, et vite, pour sortir le pays de cette situation, car la Russie pourrait décider aussi de stopper ces exportations. Ces changements ne se feront pas du jour au lendemain. En attendant, l’Allemagne veut pouvoir continuer à payer ses importations. Un blocage complet de SWIFT rendrait de telles opérations extrêmement difficiles. Le ministre des finances ne l’a même pas exclu. Resserrer ces sanctions financières, c’est encore possible. Déjà, beaucoup d’entreprises ont arrêté leurs opérations en Russie, ce qui va laisser des traces dans l’économie allemande et européenne. On n’est pas encore au bout de l’escalade. Mais jusqu’où le gouvernement allemand est-il prêt à aller ? À quel risque politique ? Cela reste à voir.

Le fonds des 100 milliards € pour la défense pose aussi des problèmes politiques qui n’ont pas été évoqués dans le discours du chancelier. Olaf Scholz propose que la création de ce fonds soit intégrée dans la Constitution. Cela veut dire qu’il aura besoin des votes de l’opposition, c’est-à-dire de CDU/CSU, car tout changement de la constitution nécessite une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Parlement, le Bundestag et le Bundesrat. Or, tandis que Friedrich Merz, le nouveau leader de l’opposition, a assuré le chancelier du soutien du parti de l’ancienne chancelière Merkel pour son projet (ils ont voté avec les partis de la coalition une résolution en soutien de la position du chancelier), il va poser des conditions pour ce fonds qui concerne les règles de l’endettement de l’État. Ce sera un problème surtout pour le ministre des finances, Christian Lindner, qui, d’une part, en tant que chef du parti libéral, représente le côté „radin“ de la coalition, mais qui, d’autre part, a fait sien ce projet du chancelier et lui a déjà donné un nom qui va bien avec ses amis pour les calmer. Ce fonds serait un fonds d‘„investissement pour la liberté“. Il reste à voir ce qui se passera quand les textes seront présentés.

L’annonce du chancelier d’augmenter les dépenses du budget militaire au-dessus des 2% du BIP n’a pas plu à tout le monde, elle non plus.. Les premiers à l’applaudir ont été les députés de l’opposition chrétienne-démocrate et du côté libéral de la coalition. Les députés des Verts et des sociaux-démocrates se sont interrogés. L’aile gauche du SPD a toute suite demandé que cette augmentation du budget militaire, qu’elle veut bien soutenir, n’aille pas au détriment des programmes sociaux ; et les Verts insistent pour que cela ne touche pas aux projets, très coûteux, de la transition écologique de l’économie. La tâche déjà bien chargée de cette coalition, appelée à moderniser le pays et à maîtriser le changement climatique tout en respectant une certaine discipline budgétaire, a encore été alourdie. Il faut voir si et comment ces engagements seront tenus. Ce sera aussi un problème majeur pour la ministre de la défense Christine Lambrecht (SPD) qui se trouve devant le problème de l’organisation de sa maison pour mieux gérer les dépenses et les programmes d’acquisition qui sont l’objet de critiques multiples et de longue date. Avant de dépenser plus, il faudrait dépenser mieux.

Un engagement stratégique

C’est ici qu’un deuxième défi rentre en jeu – un défi stratégique. Jusqu’ici, on a parlé, comme souvent, d’argent. Trop souvent, dans le passé, les débats de politique internationale en Allemagne ont tourné autour de l’argent. La question : l’argent pour faire quoi faire, à quelles fins, a souvent été laissée de côté. Mais plus que jamais, cette question est posée maintenant. La politique allemande n’est pas connue pour ses engagements dans des débats stratégiques, que ce soit dans le cadre de l’UE et de la vision d’une autonomie stratégique, que ce soit au sein de l’Otan et la question de son orientation pour l‘avenir. Aujourd’hui, ces questions se posent définitivement. Et au-delà des engagements financiers que le chancelier a annoncés, il faut que le gouvernement se prête à un engagement stratégique.

Sur la base des déclarations d’Olaf Scholz, la majorité doit encourager un débat stratégique dans le pays au lieu d’essayer de l’éviter comme dans le passé. Ce sera un débat sur le rôle des forces armées dans les relations internationales, un débat mal vu dans une société qui préfère garder une grande distance par rapport à tout ce qui est militaire (pour des raisons historiques, c’est vrai ; mais est-ce toujours valable ?) ; une société, qui s’intéresse peu à ses forces armées et à celles et ceux qui les composent, les soldats ; une société qui a trouvé son confort dans une position éloignée des conflits, pour qui seule une armée pour la défense territoriale est acceptable, car la société ne voit pas de menace pour le pays.

Ce sera un débat aussi sur le rôle de la politique de sécurité et de défense pour l’Europe. L’Europe doit-elle être capable et dans quel format de jouer un rôle géopolitique pour faire entendre sa voix et la faire respecter. Ce sera un débat sur l’avenir de l’Otan et le rôle des Etats-Unis en Europe qui vont continuer à s’occuper davantage de la Chine et du Pacifique. Et ce sera un débat sur la Russie et la place qu’elle devrait, qu’elle pourrait occuper en Europe.

Tout cela est sur la table quand l’Allemagne doit décider des efforts qu’elle est prête à faire pour recréer une force de défense crédible, qui ne l’est plus si on en croit les cris d’alarme du chef de l’état-major de l’armée de terre ; quand les engagements de Berlin doivent être pris au sérieux par les alliés, des engagements qui seraient ceux de la plus grande économie en Europe. C’est bien d’annoncer, face à la guerre actuelle en Ukraine, une augmentation massive des efforts financiers. Cela ne va pas suffire si ces efforts ne sont pas accompagnés d‘un soutien solide de la société civile, un soutien qui ne peut pas se développer sans que la société ait pu se faire une opinion (publique) de ce qui est en jeu.

Les „relations spéciales“ avec la Russie

Un troisième défi s’ajoute à cela, un défi auquel les Allemands sont confrontés tout particulièrement. Il y a toujours eu une certaine notion de „relations spéciales“ entre l’Allemagne et la Russie, une notion soutenue à gauche comme à droite. Avant tout, c’est le SPD qui est concerné. C’est le SPD de Willy Brandt, dont la politique de détente par rapport à l’Union soviétique dans les années 1970 a contribué à l’effondrement du bloc soviétique et à la fin de la guerre froide, de la partition du pays et du continent. C’est le SPD qui, après la réunification de l’Allemagne et l’effondrement de l’Union soviétique dans les années 1990, a créé et soutenu plusieurs formats de discussion et de coopération au niveau des sociétés civiles et des entreprises allemandes et russes et qui a toujours été convaincu que la sécurité en Europe doit désormais se faire avec la Russie, non pas contre elle.

Qu’un chancelier du SPD, Olaf Scholz, condamne maintenant l’agression armée de la Russie contre son voisin ; qu’il doit constater que le président russe lui a menti en face ; que plusieurs représentants du SPD qui se sont engagés depuis des années pour l’amitié germano-russe, se voient contraints de quitter leurs missions – tout cela pose encore un défi supplémentaire, un défi moral à des acteurs politiques en Allemagne, qui sont proches ou font partie du parti du chancelier Scholz qui vient de bouleverser la politique traditionnelle du SPD, à cause de l’agression russe. Qu’en plus l’ancien chancelier du SPD, Gerhard Schröder, refuse toujours, après le déclenchement de la guerre par son ami Vladimir Poutine, de démissionner de ses mandats lucratifs des sociétés d’État russes, cela pèse lourd dans ce débat public à un tournant de l’histoire.