Couvert par le fracas de l’élection présidentielle américaine et les commentaires de la crise sanitaire qui menace de submersion les pays occidentaux, le dixième anniversaire des accords de Lancaster House (2 novembre 2010) est passé inaperçu. Pourtant, signée par le président français Nicolas Sarkozy et le premier ministre du Royaume-Uni David Cameron, cette coopération militaire franco-britannique conditionne le futur d’une Europe qui, rétractée sur elle-même, ne serait plus elle-même.
De prime abord, il doit être rappelé que l’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe : la gravité de la situation générale et les incertitudes américaines ne prouvent en rien le bien-fondé d’un projet d’une défense européenne intégrée, conçue selon un schéma de pensée constructiviste et artificialiste. La méthode intergouvernementale demeure plus souple et efficace.
Nonobstant l’établissement en 2017 d’une « coopération structurée permanente » ( [1]), il n’existe pas en effet de noyau dur militaire européen, ni même de pilier de défense franco-allemand. Si les dirigeants allemands conviennent que les alliés européens doivent produire un plus grand effort militaire, il n’est pas question pour eux de « mort cérébrale » de l’OTAN ( [2]).
Ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer vient à nouveau de signifier l’importance accordée aux relations transatlantiques ( [3]). Au demeurant, la réflexion allemande est empreinte du sens des réalités : l’Union européenne ne constitue pas un acteur géostratégique unifié, capable de poser des actes de souveraineté. L’invocation répétée d’une « souveraineté européenne » ne dissimulera pas l’absence de points d’appui et de facteurs porteurs pour aller en ce sens : il n’existe pas de dessein commun et de projet partagé d’une fédéralisation de l’Europe. Historiquement, il est d’ailleurs malaisé de trouver un exemple de fédération sans fédérateur.
La nécessité de s’inscrire dans un cadre transatlantique et de partir des États pour édifier un pilier militaire européen au sein du monde occidental nous ramène à l’étroite relation franco-britannique et donc aux accords de Lancaster House. Pour mémoire, rappelons que la France et le Royaume-Uni assurent conjointement près de la moitié de l’effort militaire européen. Si leurs styles diplomatiques diffèrent, l’une et l’autre puissance conservent des ambitions mondiales. Elles peuvent s’appuyer sur un dispositif géopolitique planétaire (réseau diplomatique, possessions extérieures et zones maritimes, bases militaires) et, vaille que vaille, conservent une culture stratégique interventionniste.
Sur le plan bilatéral, ces deux puissances à vocation mondiale ont resserré leur partenariat stratégique dans l’après-Guerre Froide. La France et le Royaume-Uni sont liés par les traités de Lancaster House. Outre une étroite coopération nucléaire, le but affiché consiste à disposer d’une force expéditionnaire commune pouvant être engagée dans des opérations de haute intensité. Les marines des deux pays visent la permanence d’un groupe aéronaval à partir de 2020.
Ces accords ont été mis en œuvre et les armées des deux pays ont renforcé leur interopérabilité. Il n’en reste pas moins que ce potentiel d’action en commun n’a pas de sens en lui-même. Se pose la question des finalités, c’est-à-dire des projets politiques et de la vision du monde dans laquelle ils s’inscrivent. De prime abord, le caractère intergouvernemental de la coopération militaire et la volonté partagée de conserver force et influence à l’échelon mondial ne sont en rien inconciliables avec la vision post-Brexit d’une « Global Britain ». A moins de réduire celle-ci à une simple approche mercantile et globaliste des intérêts britanniques, il faudra à Londres des partenaires solides et éprouvés. En dépit des inévitables variations dans les rapports entre nations, la France et le Royaume-Uni sont liés depuis la première « Entente cordiale », sous la Monarchie de Juillet.
La tentation du repli stratégique
Des observateurs français pointent la difficulté éprouvée par le gouvernement de Boris Johnson à transformer le slogan de « Global Britain » en un véritable projet politique, porté par une « grand strategy ». Les aspirations protectionnistes de l’électorat travailliste passé aux Tories lors des élections législatives de l’an dernier (décembre 2019), les graves difficultés économiques et les contraintes sanitaires pèsent sur l’action du Premier ministre.
L’hypothèque russe sur la zone baltique, l’Atlantique Nord, les Balkans et la mer Noire, la menace globale de la Chine populaire, le contexte général enfin, ne sont pas non plus favorables au primat du business et aux accords commerciaux tous azimuts promis en 2016.
Mais la France, fort mal en point aussi, n’est-elle pas soumise à la même tentation d’un grand repli stratégique ? Le discours sur la « relocalisation » d’industries de main d’œuvre, quand il faudrait se soucier de la localisation des activités du futur, l’obsession du « local » et le thème du « petit commerce » ne sont-ils pas autant de figures nostalgiques ? Fantasmagorie du « splendide isolement » victorien d’un côté du Channel, restauration du tarif Méline de l’autre : la même illusion de pouvoir vivre à l’abri des fracas du monde.
En vérité, cette tentation traverse l’ensemble des sociétés occidentales, sidérées par le déplacement des équilibres de richesse et de puissance vers l’Asie. Les « somewhere » font de la haute croissance de l’après-guerre un âge d’or (Sixties incluses ?) auquel il serait possible de revenir ; les « anywhere » s’enferment dans des chimères posthumaines et antispécistes, une sorte de néo-gnosticisme qui fait abstraction du monde de la vie. Et pourtant, la mondialisation n’est pas une option mais un processus historique séculaire, comparable à une dialectique hégélienne.
La France et le Royaume-Uni, comme l’ensemble des nations occidentales, évoluent dans un monde de titans, une arène dont il ne sera pas possible de s’extraire, sinon au moyen des « rêveries de la volonté », selon la formule de Gaston Bachelard. La nouveauté réside dans le fait que cette mondialisation n’est plus centrée sur l’Europe, ni même sur le Potomac et l’Hudson River. Le barycentre de la géopolitique mondiale glisse vers l’Orient. Au vrai, cet avenir avait été anticipé par Oswald Spengler dans L’Homme et la technique (1931) ou encore dans Années décisives (1933).
La bascule vers l’Indo-Pacifique
Sauf à accepter la dégénérescence de l’Europe, il importe de refuser la « provincialisation » de l’ancien centre de la géopolitique mondiale. L’enjeu ne consiste pas seulement à faire front aux limites orientales de l’OTAN et à refonder une hégémonie navale et maritime au cœur de la « plus grande Méditerranée ».
Les Alliés doivent encore préserver les lignes de communication entre les deux rives de l’Atlantique Nord et intégrer le front Arctique dans leurs calculs politico-stratégiques. Il n’est pas possible non plus de faire l’impasse sur l’Afrique. Plus lointainement, la région Indo-Pacifique, dans laquelle la Chine populaire déploie ses routes maritimes de la soie, constituera un autre théâtre d’affrontement. On sait l’importance désormais accordée par les États-Unis à cette région. Lorsque, deux décennies plus tôt, Washington pointait déjà la stratégie chinoise du « collier de perles » (un signe annonciateur), nombre de pays européens y voyaient un alarmisme déplacé. Désormais, la Chine populaire est considérée à Bruxelles comme un « rival systémique » (une menace globale ?), et l’Allemagne élabore à son tour une stratégie Indo-Pacifique.
Dans l’ouverture au Grand Large, initiée par les nations ibériques, au début des Temps modernes, il convient d’insister sur le rôle historique des Anglais et des Français, longtemps engagés dans une âpre lutte d’envergure planétaire. A maints égards, les premiers étaient les héritiers de ce que Spengler, avec un mépris teinté d’admiration, nommait le camp Viking. Les marins et corsaires du royaume de France, de Dunkerque à La Rochelle, n’étaient-ils pas eux-mêmes portés par l’énergie des peuples du Nord ?
Toujours est-il que la France et le Royaume-Uni sont les seuls en Europe à conserver une flotte de rang mondial capable de déployer un groupe aéronaval. Aussi ne saurait-on omettre de rappeler l’importance stratégique du principe de permanence à la mer et donc d’un deuxième porte-avions français. Il revient à ces deux puissances maritimes de se placer au cœur des mouvements du monde. S’il importe d’amplifier leur coopération diplomatico-stratégique en Europe et dans son environnement proche, les rapports de puissance de l’avenir se détermineront dans la vaste région Indo-Pacifique où un « Quad » entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde prend forme.
A « la plus grande France », avec le deuxième domaine maritime mondial, d’assumer ses responsabilités et de renforcer ce Quad ; à la « Global Britain » de rejoindre cette virtuelle « OTAN de l’Indo-Pacifique ». De cette manière, Français et Britanniques contribueraient au maintien de l’Europe dans l’histoire qui advient et, par le fait, à la revitalisation de l’Occident. L’enjeu est plus ample que celui du post-Brexit.
« Navigare necesse est »
Les temps sont rudes et les vents mauvais. D’une extrémité à l’autre du « monde atlantique », c’est-à-dire des rives nord-américaines du Pacifique à l’isthme Baltique-mer Noire, une sorte de « panique morale » à l’égard de la mondialisation a gagné les esprits. Même les anciennes nations impériales y succombent. Il n’y aura pourtant pas de solide protection à l’abri des « anciens parapets » de l’Europe : les frontières se défendent à l’avant. Pour ce faire, il ne suffira pas que les nations atlantiques au cœur de l’Occident renforcent leurs liens stratégiques. Il leur faudra aussi jeter l’ancre dans l’Indo-Pacifique.