L’Union Européenne a toujours considéré la Russie comme un partenaire difficile, voire, sous l’influence des Etats membres d’Europe orientale, comme une menace. Ne parvenant pas à mener une politique qui tienne compte de sa spécificité, elle a voulu la traiter à l’instar d’autres pays de l’ancienne URSS dans le cadre de sa politique générale de voisinage, et l’accord de partenariat stratégique de 2003 n’a jamais fonctionné. L’ambition de certains de ses nouveaux membres serait même d’accueillir en son sein, et par voie de conséquence dans l’OTAN, le plus grand nombre de républiques ex soviétiques, et notamment l’Ukraine.
L’Union Européenne a avec Moscou d’autres sujets de divergence, en particulier au Moyen-Orient.
Poutine, un révisionniste pragmatique
Prompte à juger Poutine lui-même, l’Union Européenne en revanche ne s’est guère interrogée sur les motifs et les objectifs de sa politique.
Poutine est un révisionniste pour lequel la disparition de l’URSS reste une humiliation et une frustration permanentes, avivées par un comportement des Occidentaux jugé par lui provocateur : Kosovo, élargissement de l’OTAN, bouclier anti-missile, affaire libyenne, etc. Son projet à long terme vise à reconstituer, non pas l’empire soviétique, mais un espace d’influence privilégié englobant les Russes ethniques et les russophones pour la protection desquels il se réserve le droit d’intervenir hors des frontières.
Poutine est essentiellement pragmatique. Il tend à ne considérer que les rapports de forces qu’il crée ou qu’il peut exploiter.
C’est dans ce contexte de méfiance réciproque, que Bruxelles, avec l’accord d’association, a voulu obliger l’Ukraine à faire un choix exclusif en faveur de l’Europe. La zone de libre échange telle que prévue par l’accord est incompatible avec les projets russes, en particulier celui d’Union eurasiatique. La crise était inévitable.
Impuissance de l’UE et surenchère atlantique
Quand celle-ci s’est aggravée, l’Union Européenne a montré son impuissance à la surmonter. Paris, Berlin, Varsovie ont pris le relais, mais ils se sont abstenus de réagir lorsque l’accord du 22 février a été remis en cause. Poutine, qui était plutôt favorable à ce dernier, y a vu une preuve supplémentaire qu’il ne pouvait pas faire confiance à l’Europe. Il en a tiré argument pour se saisir de la Crimée et commencer d’afficher d’autres revendications.
Notamment influencés par leurs communautés d’Europe orientale, les Etats-Unis, relayés par le secrétaire général de l’OTAN, plutôt que de chercher l’apaisement se sont livrés à une certaine surenchère.
Mais le moment vînt où il apparut que ne pourraient l’emporter ni, bien que soutenus par Moscou, les russophones de l’Est ukrainien dans leur souhait de faire sécession, ni le gouvernement de Kiev malgré ses tentatives militaires de les soumettre à sa loi.
Pour leur part, la France, l’Allemagne et d’autres pays membres de l’Union Européenne n’entendaient pas voir celle-ci entraînée aussi loin que des pays membres d’Europe orientale auraient peut-être pu le désirer.
Enfin, sous la pression de sanctions européennes aux effets certains sur une économie russe déjà fragilisée, d’autre part de plus en plus isolé sur le plan international, voire à l’intérieur de la CEI, Poutine n’était plus dans un rapport de forces qui lui permette de pousser ses avantages au-delà de ce qu’il avait obtenu avec la Crimée et, par la Donbass, avec un droit de regard sur Kiev.
L’Union Européenne, tout en décidant une troisième vague de sanctions, reporta à fin 2015 la mise en œuvre de l’accord d’association ouvrant ainsi une possibilité de discussion.
Définir une politique cohérente
Une solution d’ensemble à la crise existe dans la définition d’un point d’équilibre entre l’intégrité de l’Ukraine (hors Crimée) et une autonomie raisonnable pour les Ukrainiens de l’Est ; dans la recherche d’un modus vivendi économique entre l’Union Européenne avec l’accord d’association et la Russie y compris le projet d’Union eurasiatique ; enfin en admettant que l’Ukraine ne fera partie ni de l’Union Européenne, ni a fortiori de l’OTAN.
A l’occasion de la crise ukrainienne et au-delà de celle-ci, une question doit être posée, celle des frontières de l’Union Européenne. Il faut sortir du tout ou rien de l’élargissement.
Il importe de définir une politique cohérente vis-à-vis de la Russie, en dépassant le climat d’hostilité qui s’est récemment développé à son encontre. L’Union Européenne telle qu’elle est n’en sera sans doute pas capable. C’est à la France et à l’Allemagne, agissant de concert, de prendre l’initiative d’engager la réflexion à propos de l’Ukraine, en y adjoignant la Pologne. Une priorité à ce propos devrait être de dégager un mécanisme de sortie par étape de la spirale des sanctions. Plus généralement, c’est à elles aussi de renouer avec Moscou, à tous les niveaux, sans complaisance mais résolument, un dialogue continu sur tous les sujets -y compris de divergence, comme pour la Syrie et le Moyen-Orient, aux plans politique et sécuritaire et non plus seulement mercantile.
Mais il faudra aller plus loin. La Russie, par son histoire, sa culture, son économie, fait partie de l’Europe. Il y aura à rechercher avec elle une architecture qui l’arrime à celle-ci. La France, dans sa longue tradition de relations avec la Russie, doit pouvoir jouer à cet égard un rôle déterminant.
Alors face au risque d’un duopole sino-américain, un tel ensemble pourrait contribuer à un meilleur équilibre mondial.
(1) Hervé de Charrette, Roland Dumas, Hubert Vedrine, Jacques Andreani, Bertrand Dufourcq, Francis Gutmann, Gabriel Robin, Henri Laurens, Vincent Desportes, Denis Bauchard, Hervé Bourges, Rony Brauman, Jean-François Colosimo, Jean-Claude Cousseran, Régis Debray, Michel Foucher, Jean-Louis Gergorin, Renaud Girard, Pierre Morel, François Nicoullaud.