La campagne des élections européennes de 2019 est à peine commencée que les débats entre candidats nous renvoient l’image d’une Europe introvertie, centrée sur ses égoïsmes nationaux, qui ne prend pas la mesure des grandes transformations à l’œuvre dans le monde et de l’urgence d’une réponse Européenne à la hauteur des enjeux. Il s’agit en particulier de la puissance acquise par la Chine dont les mœurs économiques et politiques sont de moins en moins compatibles avec une globalisation régulée, ce qui oblige les Européens à réagir ensemble au niveau stratégique.
Construite aujourd’hui sur un capitalisme d’État et une surveillance généralisée de ses citoyens, la Chine n’est pas une simple alternative au modèle libéral européen, fondé sur l’économie de marché et la liberté individuelle. Par la politique d’investissement massif qu’elle mène depuis 2013 à travers le monde – labellisée « nouvelle Route de la soie » ou désormais BRI, selon l’acronyme de la Belt and Road Initiative –, elle semble vouloir imposer progressivement son modèle de gouvernance économique et commerciale à ses partenaires.
À la veille de la venue de Xi Jinping en Europe et du Sommet UE-Chine d’avril 2019, la Commission européenne a enfin pris l’initiative de marquer un tournant dans la posture de l’Union vis à vis de la Chine, en la qualifiant, à la fois de « partenaire » et de « rival systémique ». L’interpellation s’adresse tout autant à Pékin qu’aux États membres de l’Union européenne. La Chine est-elle prête à démontrer que son discours officiel de défense du multilatéralisme l’engage à une réforme de ses pratiques commerciales ? Les États membres, pour leur part, sont-ils disposés à la cohésion nécessaire pour mettre en place une stratégie à la fois coopérative et défensive qui garantisse la défense de leurs intérêts ?
La Chine comme “partenaire”.
Certes, la BRI offre des perspectives de coopération dont les Européens peuvent tirer parti. Alors que l’UE reste la région qui attire le plus d’investissements directs étrangers (IDE), les États membres ont accueilli d’autant plus favorablement les investissements chinois que la crise de 2008 avait diminué leur capacité d’investissement public.
La recherche d’une meilleure connectivité entre l’Europe et l’Asie s’inscrit aussi dans la continuité de la facilitation des échanges commerciaux poursuivie jusqu’à présent. Pour le seul enjeu des transports, pour lesquels la BRI vise à la fois une diversification des voies de fret et une meilleure efficience de ces infrastructures multimodales, la Banque mondiale estime que la réduction en moyenne de 11,9% des délais de fret entre les pays de la BRI devrait permettre de réduire les coûts des échanges de plus de 10,2%.
Or l’explosion de la classe moyenne chinoise, et plus largement asiatique, qui s’accompagne d’un grand appétit de consommation entraîne une concentration de la demande mondiale en Asie qui est à la fois attractive et incontournable pour les entreprises européennes. La Chine représentait déjà 70% des achats annuel de produits de luxe ces dix dernières années. Un meilleur accès au marché chinois et à celui de ses voisins serait indispensable pour assurer leur compétitivité face à la position de monopole des entreprises d’État chinoises, qui à leur tour sont très offensives sur les marchés internationaux, y compris en Europe.
La Chine, “rival systémique”.
Mais la réalité de la BRI, cinq ans après son lancement donne aussi plus de visibilité aux distorsions commerciales que pratique le gouvernement chinois. C’est à l’échelle de l’ensemble du marché unique qu’il faut les évaluer pour prendre la mesure des intérêts stratégiques européens ciblés, qu’il s’agisse des fleurons industriels européens, des entreprises de technologie de pointe y compris les biotechnologies, du savoir-faire agroalimentaire européen ou des infrastructures portuaires (alors que 94% du volume du commerce avec la Chine s’effectue par voie maritime). La très grande majorité des investissements chinois sont réalisées par les entreprises d’État dont l’opacité des financements ne permet pas d’appliquer les règles multilatérales de l’OMC de restriction des subventions – règles au demeurant actuellement fort peu contraignantes.
Par ailleurs, la persistance de la Chine à s’afficher comme un pays en développement pour bénéficier de préférences commerciales que l’OMC octroie à ce statut, est un autre facteur supplémentaire de déséquilibre systémique. Enfin, son investissement massif dans le monde ne fait qu’amplifier le problème du manque de réciprocité dans l’accès au marché chinois. Les rapports annuels de la Chambre de commerce européenne en Chine en font clairement état : fermeture des marchés publics et discrimination à l’égard des entreprises étrangères, restrictions à l’investissement, transferts de technologies forcés, implantation en Chine suspendue à une obligation de licence dont l’octroi par les administration centrales et locales reste discrétionnaire, opacité des réglementations chinoises, etc.
À présent, les Européens disposent de bien plus que des signaux faibles d’un risque de transformation non maîtrisée des échanges commerciaux avec la Chine, alors que les nouvelles voies de fret ferroviaires développées ont déjà permis de doubler le nombre de trains-block entre l’UE et la Chine entre 2017 et 2018, mais que le nombre des trains qui arrivent chargés de Chine est le double de ceux qui repartent chargés vers la Chine.
L’évolution de la BRI montre aussi un État chinois peu soucieux des critères de soutenabilité promues par les institutions multilatérales de développement avec des problèmes récurrents de surendettement des partenaires (qui a déjà amené plusieurs pays à renoncer à des projets labellisés BRI : Pakistan, Népal, Birmanie, Malaisie, …), de non-respect des normes sociales et environnementales internationales et de corruption. Alors que la “nouvelle Route de la soie” est un vecteur de promotion des normes techniques chinoises et qu’elle impose les pratiques commerciales du gouvernement chinois à ses partenaires, il s’agit pour les Européens d’empêcher que cette voie chinoise vers la mondialisation ne mène aussi, progressivement, à une mondialisation à la chinoise.
La réponse des pays tiers.
Plusieurs grandes puissances ont déjà mis en place leur réponse à la BRI. À la stratégie défensive de l’Inde lancée en 2015 (Sécurité et croissance pour tous dans la région – SAGAR, Security and Growth for All in the Region), le Japon a répondu par une stratégie plus coopérative (Stratégie libre et ouverte de l’Indo-Pacifique – FOIP, Free and Open Indo-Pacific Strategy). Pour leur part, les États-Unis de Donald Trump ont substitué à la stratégie de Barack Obama d’une limitation de la puissance chinoise (containment), celle plus agressive du PushBack China, qui vise à faire reculer la puissance chinoise.
Quant à l’Europe, sa réponse a d’autant plus tardé à venir que les États membres ont d’abord réagi unilatéralement, de manière désordonnée, et que le gouvernement chinois a encouragé ces divisions qui jouent à son avantage. Une stratégie européenne coordonnée est, à présent, d’autant plus nécessaire que cette réponse à la BRI nous renvoie à l’impératif d’une troisième voie dans la mondialisation que l’Union européenne s’efforce de défendre, entre la voie américaine unilatérale agressive qui se détourne du multilatéralisme et la voie chinoise qui se revendique du multilatéralisme dans le discours sans engager les réformes nécessaires de sa gouvernance économique pour en assurer le respect. Pour garder les États-Unis à la table des négociations de l’OMC, il faut parvenir à y intégrer davantage la Chine
L’impératif de la cohésion européenne.
Les Européens doivent tirer parti de la pression que Trump exerce sur Pékin en limitant l’accès des importations chinoises au marché américain par une augmentation des droits de douanes, en exerçant à leur tour une pression pour exiger des réformes de la part de Pékin. Si la négociation bilatérale engagée avec la Chine devait se conclure par des concessions bilatérales d’ouverture de marché sans réforme structurelle du capitalisme d’État chinois, cela se ferait au détriment des intérêts européens et du renforcement des règles de l’OMC.
La Commission européenne vient ainsi de démontrer dans sa Communication du 12 mars dernier, EU-China – A strategic outlook, qu’elle avait pris la mesure du niveau auquel doit se situer la réponse de l’UE à la Chine. Son approche est coopérative et défensive.
Elle appelle la Chine à respecter les engagements pris dans les instances multilatérales et dans le cadre de négociations engagées (en matière d’investissement, d’aviation civile, de protection des indications géographiques, de réforme de l’OMC…). Elle appelle aussi les États membres à se coordonner rapidement, à échéance courte, fin 2019 ou 2020, pour appliquer des mesures de protection des intérêts européens qui s’avéreraient d’autant plus nécessaires que Pékin ne montrerait pas de bonne volonté à assurer un commerce équitable (normes de connectivité durable, notification des subventions, ouverture de son marché, …).
Ces mesures vont de la mise en œuvre rapide du mécanisme de contrôle des investissements étrangers récemment adopté et du renforcement des règles qui évitent des distorsions dues aux investissements d’entreprises d’État de pays tiers dans le Marché unique, à la protection des infrastructures numériques des États membres, en passant par l’adoption de l’instrument international sur les marchés publics pour assurer plus de réciprocité dans l’ouverture des marchés publics ou encore la promotion des normes sociales et environnementales dans les critères des appels d’offre des marchés publics européens.
Les investissements chinois qui ont visé des fleurons de l’industrie européenne (comme Pirelli en 2015) et des intérêts stratégiques clés (comme le fabricant de robots allemand KUKA et le port du Pirée en 2016, voire à présent déjà 14 ports européens) ont provoqué un réveil brutal des Européens. C’est l’ensemble du Marché unique qui peut se trouver fragilisé par un manque de coordination et d’anticipation de l’impact des investissements chinois. À présent, c’est tout le commerce international qui est exposé à un risque systémique si les États-Unis continuaient d’ici la fin de l’année de bloquer la nomination de nouveaux juges à l’organe d’appel du mécanisme de règlement des différends de l’OMC. Pour amener Pékin et Washington à renforcer les règles multilatérales qui seules garantissent la régulation de la mondialisation, les Européens n’ont d’autre alternative que de peser avec tout le poids du Marché unique pour obtenir des réformes crédibles de la gouvernance chinoise. Sans cette pression supplémentaire de l’Union européenne et d’autres partenaires dans le monde, la Chine aura tout à gagner à faire quelques concessions à Washington et poursuivre sa propre voie, sans accepter de renforcement des règles multilatérales. La force transformative de la BRI, couplée au retrait géopolitique des États Unis ne ferait alors que renforcer l’emprise chinoise.
L’initiative prise par Emmanuel Macron de rassembler Angela Merkel et Jean-Claude Juncker pour une rencontre avec Xi Jinping le 26 mars est un pas important pour signifier l’importance de cette cohésion des États membres vis-à-vis de la Chine. La cohésion doit à présent se construire avec l’ensemble des États membres. Les différentes plates-formes de coordination que la Commission européenne propose de mettre en place y contribueraient en offrant une meilleure capacité d’anticipation des risques induits par la persistance des distorsions commerciales et la montée en puissance de la Chine. Ce legs de la Commission sortante mérite de trouver activement sa place dans la campagne pour les élections européennes de mai prochain et d’être porté par les nouveaux députés européens et la nouvelle Commission qui sera nommée à l’automne prochain.