Faut-il encore parler au soldat Poutine ? Le président Macron et le chancelier allemand, Olaf Scholz, ont à nouveau rencontré le président russe, samedi 12 mars, par visioconférence, afin de lui porter le message de l’Union européenne à l’issue du sommet de Versailles, et plaider une nouvelle fois pour un cessez le feu en Ukraine. Peine perdue encore ! Moscou estime sans doute qu’il ne serait pas forcément le perdant d’un enlisement de la situation, même si son offensive militaire s’est heurtée jusqu’ici à une résistance qu’il n’attendait peut-être pas.
Les résultats de la rencontre des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne, jeudi et vendredi, traduisent bien l’inquiétude de nos gouvernements devant les répercussions que nos pays vont avoir eux-mêmes à supporter en raison de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine. L’arrêt des achats de gaz et de pétrole russes, qui alimentent le trésor de guerre de M. Poutine, était une option, pour être dans la logique des sanctions visant à couper les Russie de ses financements.
La décision n’a pu être prise, et pour cause. La dépendance de nos pays à leur égard est inégale mais la seule crainte de leur arrêt a déjà provoqué depuis le début du mois la flambée des prix mondiaux des carburants et se fait sentir partout en Europe. Le prix du l’essence et du gas-oil à la pompe grimpe tous les jours. En deux semaines, il a presque doublé déjà la facture du plein pour les véhicules et les cuves des installations de chauffage, un message que tout le monde comprend, y compris et surtout dans les campagnes les plus reculées. Il s’ajoute pour les entreprises aux autres ruptures d’approvisionnement et problèmes de logistiques liés aux coûts des transports par camions, sans compter les pertes de marchés.
La montée des populismes
Il n’y a pas si longtemps, tout le monde l’a en tête, une hausse bien moindre des prix des carburants provoquait en France le soulèvement des gilets jaunes, paralysant les villes et dévastant le cœur de Paris. La société française est souvent plus volatile que dans les pays voisins, mais partout ces dernières années les tensions sociales, dues notamment aux vagues de réfugiés provoquées par les crises en Syrie, en Afrique, ont favorisé la montée en puissance des mouvements populistes, suscitant des interrogations sur nos modèles de sociétés démocratiques. L’élan de solidarité en faveur des réfugiés ukrainiens, dû aux images terribles des bombardements en Ukraine, des cohortes de femmes et d’enfants précipitées sur les routes, non plus aux portes de l’Europe mais cette fois en Europe elle-même, dans l’Europe chrétienne, ne va pas faire disparaitre cette fragilité de sociétés habituées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale à vivre dans un cocon sécurisé. Le mot est très prisé aujourd’hui : il va falloir faire preuve de résilience !
Vladimir Poutine peut jeter dans les prisons ceux qui s’opposent à sa guerre. On peut supposer qu’il fera tout en revanche pour jeter les gens dans nos rues, attiser les tensions dans nos sociétés démocratiques dont le modèle est à l’opposé de sa façon de voir le monde et le pouvoir, modèle dont on n’a pas eu tort de dire que son succès en Ukraine est devenu pour lui une menace. Il fera tout pour jeter de l’huile sur le feu comme il l’a déjà fait dans le passé en soutenant financièrement les partis politiques occidentaux qui l’arrangent ; pratique qui vient d’amener le Parlement européen à adopter une panoplie de contre-mesures.
Refus des réalités
A Versailles, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont pris la mesure du danger qui les menace, appelant dans une très longue déclaration à repenser l’organisation de leur sécurité et de leur indépendance dans les domaines essentiels. Mais il est tard. Malgré l’interventionnisme croissant de la Russie, en Syrie, en Afrique, malgré l’annexion de la Crimée en 2014, personne n’a voulu regarder la situation en face. Il faut le lui reconnaître : les appels du président français à se pencher sur la redéfinition de la défense européenne, à partir de 2017, étaient prémonitoires. Ils n’ont pas rencontré d’écho, malgré la crainte suscitée par le désengagement des Etats-Unis de Donald Trump. En Allemagne, malgré ici ou là quelques déclarations de sympathie ces dernières années, le gouvernement de coalition de la chancelière Angela Merkel, dont M. Scholz était le vice-chancelier, n’a pas donné suite. La promesse du nouveau chancelier, au lendemain de l’attaque russe, de consacrer cent milliards d’euros au réarmement de l’Allemagne et d’accepter de monter son budget militaire à 2% du Pib, est à saluer, mais montre la brutalité du réveil.
L’Europe s’est perdue ces dernières années dans ce refus des réalités, accentué par le Brexit et la sortie de l’Union de la Grande Bretagne, sa principale composante militaire avec la France, par les états d’âme aussi d’une partie de ses membres les plus récents. Bien qu’en première ligne face à Moscou, la Pologne et la Hongrie n’ont cessé de mettre des bâtons dans les rouages de l’Union européenne, mettant eux-mêmes en cause le modèle de société démocratique acté par les traités, et conduisant à se poser des questions sur ce qui n’avait pas été bien pensé dans les procédures d’intégration à l’Union européenne.
Une intégration bâclée
La Pologne aujourd’hui est admirable dans son soutien aux réfugiés qui affluent sur son sol. Mais on doit comprendre que malgré l’émotion, la demande d’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne, actée à Versailles dans le principe, a suscité la prudence des anciens pays de l’Union, à commencer par la France et l’Allemagne. Le processus d’intégration ne peut se faire du jour au lendemain, elle suppose l’acceptation de valeurs et un regard apaisé sur l’histoire de notre continent, ce qui bloque actuellement les négociations avec la Serbie et ses voisins de l’ex-Yougoslavie (Bosnie, Kosovo, Monténégro, Macédoine du nord). Une intégration bâclée de nouveaux membres ne rendrait pas service au projet européen, dont on voit aujourd’hui qu’il doit pour le moment être complété.
Outre la promesse de doubler, à un milliard d’euros, l’aide à l’Ukraine pour acheter du matériel militaire, l’essentiel des engagements pris à Versailles consiste à charger la Commission européenne de préparer une feuille de route pour redonner aux pays européens une autonomie en matière de défense, mais aussi en matière industrielle, alimentaire et énergétique. Cela prendra du temps. En témoigne le développement des énergies renouvelables, tant discuté pourtant ces dernières années, pour cause de dégradation climatique, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.
En attendant, les pays membres doivent trouver des réponses d’urgence aux menaces directes que la guerre russe fait peser sur eux. Poutine va accroître la pression, militaire d’abord. Les bombardements se sont rapprochés dimanche à quelques kilomètres de la frontière polonaise par où transite une bonne partie de l’aide militaire promis à l’Ukraine pour se défendre. Il y a eu des morts. Les menaces se précisent y compris pour les pays voisins, dont les populations commencent à prendre peur, à en croire leurs propres dirigeants.
Si les dirigeants européens et américains affirment être en mesure de créer avec leurs sanctions un véritable désordre en Russie, il est clair que la situation risque de devenir difficile rapidement pour les pays européens aussi, en première ligne, qui n’ont pas les ressources américaines en pétrole et gaz. On a vu en Allemagne le nouveau ministre de l’économie et de l’environnement, le leader Vert Habeck, reconnaître la mort dans l’âme que son pays, malgré la nécessité des sanctions, ne pouvait se passer complètement pour le moment des énergies fossiles importées de Russie. L’Allemagne n’est pas la seule. Mais elle a une responsabilité particulière, ayant ces dernières années considérablement augmenté ses importations de Russie, notamment grâce au gazoduc tant décrié Nord-Stream 1, qui lui a permis d’importer directement du gaz sans passer par la Pologne ou l’Ukraine. Le blocage par l’actuel chancelier de Nord-Stream 2 ne change rien à l’affaire.
Un dialogue de sourds
Que faire tout de suite ? Le gouvernement français a annoncé qu’il baisserait l’impôt sur les carburants pour réduire de 15 cts le prix du litre de gas-oil en avril. Cela coûtera très cher au budget et n’est pourtant qu’un pis-aller. Le litre de gas-oil est passé d’1,50€ à 2,20€ dans les pompes de supermarchés en Pays de Loire, pour donner un exemple. Il était à 2,40€ dans beaucoup de pompes en Allemagne ce week-end. Le président Macron a indiqué à Versailles que la Commission devait dans les 15 jours remettre des propositions pour « accompagner nos peuples sur la question des prix ». Il nous faut « des options concrètes sur les prix, des options concrètes sur le remplissage », a-t-il dit, des mécanismes « qui évitent d’être soumis aux aléas du marché, parfois aux spéculations du marché ». Pas si simple en tout cas !
Si les Occidentaux espèrent avoir un impact avec leurs sanctions et éviter ainsi d’être entraînés dans une guerre ouverte, on voit bien que Moscou peut aussi espérer compter sur le temps pour lasser ses adversaires. Si le dialogue n’est pas interrompu avec Poutine, ce n’est pour le moment qu’un dialogue de sourds. La chancellerie allemande s’est refusée samedi à en divulguer la teneur concrète, au nom de la discrétion nécessaire. Mais on a du mal, vu des coulisses, à comprendre où il peut aboutir dans l’immédiat, avec à la clé des milliers de morts, de réfugiés en plus, et des sociétés déstabilisées en Europe et en Russie. Beaucoup l’ont souligné, l’attaque russe est aussi une menace contre la démocratie, la démocratie sur le continent, la démocratie en Russie même. Dans tous nos pays, les dirigeants politiques, qu’ils soient au gouvernement ou dans l’opposition, vont avoir une lourde responsabilité, et besoin de nerfs solides de quelque bord qu’ils soient.