Alors qu’Israël entretenait les meilleures relations, diplomatiques et même militaires, avec l’Iran du Shah Mohammad Reza Pahlavi, il est apparu très vite qu’il n’en serait pas de même avec la République islamique. L’imam Khomeiny dénonce Israël comme un ennemi de l’Islam et le qualifie de « petit Satan voué à la destruction ». Des déclarations comparables furent faites par Ali Khamenei, même s’il a accompagné son propos de la précision que cette disparition ne concernait pas « les Juifs », mais le « régime ». D’abord intermittente, cette guerre s’est installée dans la durée : dès les années 1990, Benjamin Netanyahou qualifie l’Iran de menace existentielle.
La guerre de l’ombre
La guerre menée par Israël a longtemps été une guerre de l’ombre, non revendiquée ouvertement. Israël dispose avec le Mossad d’un réseau de renseignements performant sur place. Il s’attaque en priorité au développement du nucléaire iranien. Ainsi, six scientifiques de haut niveau en physique nucléaire ont été visés par des assassinats ciblés sur le sol iranien dont, en décembre 2020, Mohsen Fakhrizadeh, l’homme clef du programme nucléaire iranien. De nombreuses attaques ont visé également des responsables militaires, notamment des Gardiens de la révolution (1)
Des cyberattaques sont également menées en coopération avec les États‐Unis à travers l’unité 8200, l’équivalent israélien de la National Security Agency (NSA) américaine. On rappellera en particulier l’utilisation du virus informatique Stuxnet, qui en 2010 a fortement perturbé les turbines de la centrale nucléaire de Bouchehr comme les centrifugeuses du site de Natanz. Un virus similaire mais plus violent a été utilisé sur des infrastructures et des réseaux straté‐ giques en 2018.
Un autre élément de déstabilisation est le soutien apporté à des minorités ethniques, kurdes ou baloush, ou à des mouvements d’opposition. Depuis des années, les services de renseignements israéliens sont très actifs dans leur soutien aux populations kurdes opprimées par les régimes arabes comme par l’Iran. Israël utilise le Kurdistan irakien comme base pour d’éventuelles opérations en Iran, avec la présence connue du Mossad à Erbil. Israël appuie ouvertement la création d’un État kurde qui regrouperait l’ensemble des populations dispersées actuellement entre quatre pays. Cet appui prend diverses formes : soutien financier, formation, armement. Le soutien aux oppositions au régime, notamment le mouvement islamo‐ marxiste des Moudjahidin du peuple, accusé de provoquer régulièrement des attentats dans le territoire iranien, est continu. Israël a réussi à convaincre les États‐Unis comme l’Union européenne de retirer ce mouvement de la liste des mouvements qualifiés de terroristes à la fin des années 2000.
D’une façon générale, le nombre d’incidents – explosions sur des sites sensibles, attentats lors de manifestations publiques, y compris de défilés militaires – se multiplie. L’attentat survenu en janvier 2024 à Kerman, qui a tué plus de cent personnes, à l’occasion de la commémoration de la mort du général Qassem Soleimani, fait partie de ces « incidents » dont les auteurs n’ont pas été identifiés et qui ont été attribués par Téhéran à Israël.
La guerre par procuration
Les répliques directes de l’Iran à cette guerre de l’ombre sont relativement modestes. En revanche, depuis près de quarante ans, le régime a privilégié le choix de la guerre par procuration. Ainsi, la création du Hezbollah au Liban résulte au départ d’une initiative de Téhéran de regrouper et de structurer à sa solde des groupes informels au sein des communautés chiites de plusieurs pays arabes – également en Syrie et en Irak – pour étendre son influence et susciter un « axe de la résistance » contre Israël.
Les liens entre les chiites libanais et l’Iran sont très anciens. Après l’invasion du Liban par l’armée israélienne en 1982, l’Iran décide de regrouper différentes factions chiites au sein du Parti de Dieu qui devient rapidement une force à la fois politique et militaire à l’influence croissante au Liban. Dans les années 1990, il multiplie les attaques contre l’armée israélienne occupant le Liban et ses supplétifs de l’Armée du Liban Sud (ALS). L’armée israélienne harcelée quitte le Liban en 2000 et l’ALS est dissoute. En 2006, à la suite de la guerre des 33 jours et du repli sans résultat décisif de Tsahal, son chef, le cheikh Nasrallah, annonce une « victoire divine ».
Depuis le 7 octobre 2023, les incidents intermittents sont devenus quotidiens, conduisant Israël à évacuer plus de cent mille résidents à proximité de la frontière libanaise. Le Hezbollah est devenu une véritable armée, aguerrie par ses combats en Syrie en appui au régime de Bachar el‐Assad. Il représenterait une force de 50 000 combattants, y compris les réservistes, avec un arsenal fabriqué en partie localement et approvisionné régulièrement par l’Iran en missiles de courte et moyenne portées. Ses activités dépassent le Moyen‐Orient : son action sous forme d’attentats terroristes ponctuels visant des cibles au sein des communautés juives de la diaspora est régulièrement dénoncée par Israël.
Depuis le début de la guerre à Gaza, le Hezbollah fait le service minimum en lançant des attaques sur le nord d’Israël, voire au‐delà, mais ne s’est pas véritablement engagé dans une guerre ouverte, tout en proclamant sa « solidarité » avec le Hamas. Israël, de son côté, pilonne au quotidien le Sud Liban, voire le siège du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth. Mais il est clair que le Hezbollah représente une véritable menace à sa frontière nord et qu’Israël est bien décidé à l’éradiquer. Des signes récents laissent à penser que le risque d’extension de la guerre sur le front nord est de plus en plus fort malgré les pressions américaines, avec des conséquences incontrôlables au Liban voire au‐delà.
S’agissant du mouvement houthi, du nom d’une tribu du nord du Yémen qui est en guerre avec l’Arabie saoudite depuis 2014 et contrôle maintenant l’essentiel du Yémen utile, la relation est de nature différente. Certes, les Houthis de confession zaïdite sont des chiites, mais d’une sensibilité distincte de celle des Persans. En outre, ce mouvement n’a pas été créé par Téhéran et dispose de son propre agenda et d’une réelle autonomie. Il n’empêche que l’Iran a profité de cette opportunité, dès l’invasion du Yémen par l’Arabie saoudite en mars 2015, pour soutenir le mouvement en envoyant des conseillers du Hezbollah, des cadres des Gardiens de la révolution et de l’armement. Au moment du déclenchement de la guerre de Gaza, les Houthis ont commencé à utiliser des missiles de longue portée visant Israël et à s’attaquer au trafic maritime de la mer Rouge, entretenant une insécurité lourde de conséquences économiques pour Israël et les pays européens.
Quant au Hamas, mouvement sunnite, émanation de la confrérie des Frères musulmans, il n’a bien évidemment pas été créé par Téhéran. Mais si l’attaque du 7 octobre ne relève que de la seule initiative du Hamas, l’appui de l’Iran a été multiforme : formation à la production
de roquettes et de drones, soutien financier, livraisons d’armes de petit calibre et de missiles antichars vers Gaza, la Cisjordanie voire le Liban, via la Syrie ou la Jordanie.
Vers un affrontement direct ?
Israël semble de plus en plus tenté par un affrontement direct. Un premier pas a été franchi avec le développement d’actions visant des troupes ou des bases iraniennes installées en Syrie comme en Irak. Cette « guerre entre les guerres », pour reprendre l’expression israélienne, est active depuis 2011 avec plusieurs objectifs : cibler les convois acheminant des armes au Hezbollah libanais, empêcher l’installation de milices pro‐iraniennes en Syrie et en Irak ou de bases militaires iraniennes. Alors qu’il exerçait les fonctions de Premier ministre, Naftali Bennett a explicité en juin 2022 la stratégie de Tsahal à l’égard de ce qui est qualifié de « 3e cercle », en clair l’Iran. Une stratégie dite de la « pieuvre », qui vise non seulement ses tentacules – les mouvements liés à l’Iran – mais également sa tête. Les attaques aériennes ou par missiles tendent à se multiplier en direction de la Syrie, sans réaction jusqu’à maintenant de la Russie qui a pourtant des troupes sur place.
L’attaque contre le consulat iranien de Damas le 1er avril 2024, dans l’immeuble qui jouxte l’ambassade, provoque pour la première fois une forte réaction iranienne, néanmoins calibrée et sans effets notables, contre un objectif militaire, et en informant à l’avance Israël de son action. Le message était clair et symbolique : l’Iran dispose d’un arsenal qui peut atteindre Israël, mais continue de ne pas vouloir s’engager dans un conflit ouvert. La réplique israélienne ne s’est pas fait attendre mais, sous pression américaine, est restée modeste, tout en démontrant la capacité d’atteindre le territoire iranien, y compris un site nucléaire.
De fait, l’option militaire est évoquée en Israël depuis près de vingt ans : dès le début des années 2000, de nombreux responsables israéliens ont proclamé qu’Israël fera tout pour empêcher l’Iran de se doter d’un arsenal nucléaire. Sharon, en 2008, a demandé à Tsahal de préparer des plans d’attaque visant le territoire iranien. À plusieurs reprises, il semble qu’une attaque sur les sites nucléaires ait été proche de sa réalisation et aurait été désamorcée, par les réticences de Tsahal comme par de fortes pressions américaines. Il est vrai qu’elle serait techniquement difficile, les principaux sites étant éloignés de plus de 1 600 kilomètres, les installations les plus sensibles étant enfouies. En outre, ses effets seraient au mieux de retarder un programme militaire déjà très avancé. Mais la tentation demeure.
Cette guerre, sous ses différentes formes, s’accompagne naturellement de grandes manœuvres diplomatiques et d’une guerre informationnelle violente de part et d’autre. Du côté israélien, l’idée d’une coalition of the willing, notamment avec les pays du Golfe, émise au début des années 2000, a été reprise par le président Trump sous la forme des accords d’Abraham, voire d’une Otan du Moyen‐Orient regroupant pays arabes et Israël contre la menace iranienne. De son côté, l’Iran a renforcé ses liens, y compris militaires, avec la Russie et la Chine et joue la carte de l’apaisement dans le Golfe avec l’accord de normalisation de ses relations avec l’Arabie saoudite sous médiation chinoise en 2003. Dans le contexte de la guerre à Gaza, il est peu probable que l’Arabie saoudite rejoigne à court terme une coalition contre l’Iran, même si elle poursuit son double objectif de renforcer sa coopération avec les États‐Unis dans les domaines de la sécurité et du nucléaire et de normaliser ses relations avec Israël.
De fait, l’Iran est le meilleur ennemi d’Israël comme Israël est le meilleur ennemi de l’Iran. Téhéran peut instrumentaliser la question palestinienne pour étendre son influence dans le Moyen‐Orient arabe où les opinions publiques lui restent très attachées. Pour Israël, la menace existentielle représentée par l’Iran est une cause consensuelle qui permet de mobiliser encore davantage le soutien politique, financier et militaire américain. Il est peu probable que les deux pays changent des politiques fondées sur le souci de garantir leur sécurité. La mort accidentelle du président Raïssi et l’élection probable d’un nouveau président également ultraconservateur ne modifieront en rien le comportement agressif de l’Iran. Israël ne peut que confirmer son objectif, d’autant plus que l’Iran, à supposer même un effondrement du régime des mollahs, ne renoncera pas à acquérir un système de dissuasion nucléaire qu’il juge indispensable à sa sécurité. Cette guerre sans issue n’est pas près de se terminer dans un Moyen‐Orient en proie au chaos.
1 - Cet aspect de l’action d’Israël a été amplement documenté dans le livre du journaliste israélien Ronen Bergman, Rise and Kill First. The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, New York, Random House, 2018.