3/LES TRANSFORMATIONS DE LA SOCIETE SAOUDIENNE
Amorcée par le roi Abdallah, la politique d’ouverture de l’Arabie saoudite a pris un nouvel essor sous l’impulsion de MBS qui, dès les années 2.000, élargit la composition et renforce le rôle du conseil consultatif placé auprès du roi, le Majles ech-Choura. Ce « parlement » est organisé en commissions et émet des avis qui sont le plus souvent suivis par le souverain. En 2013, il est décidé que 20% de ses 150 membres seront des femmes. Celles-ci sont recrutées dans la famille princière mais également parmi des universitaires ou la société civile. De même il est décidé que les femmes seront éligibles aux conseils municipaux de certaines villes. Des postes de responsabilité sont de plus en plus souvent confiés à des femmes, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation supérieure voire dans le monde économique ou la diplomatie.
La police religieuse, les mouttawas, chargée de « la promotion de la vertu et de la prévention des vices », doit s’assurer notamment que le code vestimentaire, les interdits alimentaires et les heures de prière sont bien respectés. Cependant ses modes d’action, très impopulaires, sont progressivement encadrés, après plusieurs incidents graves. Depuis avril 2016, elle n’a plus le droit d’arrêter les délinquants : elle peut simplement faire, de « façon courtoise et humaine », un rappel à l’ordre et éventuellement signaler le cas à la police. De même des mesures concrètes sont prises pour atténuer le poids de la tutelle maritale sur la femme.
Une certaine liberté de ton, des lignes rouges
Les médias saoudiens, y compris ceux basés à l’étranger, notamment à Londres, appartiennent pour la plupart à des membres de la famille royale. Certains sont passés récemment sous le contrôle de MBS. Cependant, si les messages du pouvoir sont souvent relayés avec complaisance, une certaine liberté de ton apparaît, avec toutefois quelques lignes rouges : aucune critique de la famille royale n’est admise ; l’islam tel qu’il est propagé par les autorités religieuse est intouchable ; toute ouverture à l’égard de l’Iran, considéré comme une menace majeure, est exclue.
Le prince Mohamed ben Salman est à l’origine de la décision de promouvoir le divertissement qui doit rester naturellement compatible avec le respect des valeurs islamiques. L’accent est mis sur la promotion des industries de loisirs dans Vision 2030. Il s’agit à la fois de répondre à la demande d’une jeunesse sans offre de distractions, de créer des emplois et de freiner les importantes dépenses de loisirs de Saoudiens dans les pays voisins, notamment Bahreïn. Dans cette perspective, le projet Entertainment City qui s’étendra sur près de 300 hectares aux portes de Riyad, offrira une gamme étendue de loisirs : parc d’attraction, parc safari, salles de spectacles y compris consacrées au cinéma, plateforme de jeux vidéos etc…L’opération, dirigée par la société américaine Six Flags, qui domine le marché des parcs de loisirs au niveau international, devrait coûter entre 300 et 500 M/$.
La création de la fondation Misk à l’initiative de MBS répond également à cette préoccupation. Elle s’adresse aux jeunes et a pour ambition de « développer le savoir » et susciter l’apparition de nouveaux talents dans les domaines de l’éducation, des médias et de la culture, à travers des partenariats locaux ou internationaux. Une convention a été signée avec l’UNESCO dans ce but. Initiée avec des moyens modestes en 2011, elle dispose maintenant de ressources financières importantes Le premier Misk art festival s’est déroulé en avril 2017 : il a réuni plus de 150 artistes dans des domaines variés : peinture, sculpture, arts visuels, photographie, art numérique. En mai dernier, en partenariat avec l’UNESCO, elle a organisé un forum des organisations non gouvernementales. Elle a accru sa visibilité à l’occasion du récent sommet américano-islamique, en présentant une manifestation faisant appel aux nouvelles technologies.
Malaise d’une jeunesse connectée et mondialisée.
Comme on l’a vu, l’Arabie saoudite est un pays jeune à bien des points de vue. Comme dans beaucoup de pays touchés par les révolutions arabes, la jeunesse est à la fois très connectée, mondialisée, diplômée mais également frustrée : elle est souvent sans emploi ou avec un emploi qui n’est pas à la mesure de ses ambitions, par exemple sous-qualifié, dénué de responsabilités, voire fictif. Cette jeunesse, souvent oisive et sans distractions, connaît un réel malaise qui peut se manifester par l’addiction aux drogues, à des jeux violents ou des rodéos de voiture. Elle est tentée par une radicalisation et se montre sensible aux recrutements sur Internet ou par des imams sympathisants de l’Etat islamique ou d’Al-Qaïda.
Il s’agit d’une jeunesse éduquée et diplômée : le taux d’alphabétisation des adultes est de 87 %. Les enfants sont scolarisés au niveau élémentaire à 96 %. En 2003, il y avait 8 universités. Ce nombre est passé maintenant à une centaine. Les étudiantes sont en nombre croissant et représentent actuellement un tiers des effectifs. Cependant le système scolaire est de qualité inégale. Il en résulte le développement d’un secteur éducatif de meilleure qualité mais souvent onéreux. Le nombre des étudiants faisant des études à l’étranger est important –plus de 200 mille - grâce à une politique d’octroi de bourses particulièrement généreuse, la plupart se dirigeant vers les pays anglo-saxons, notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Ils en reviennent avec naturellement des idées neuves sur le monde tout en restant très attachés à leur identité et à leur mode vie traditionnel.
Une opinion publique en cours de formation
Les débats sur les réseaux sociaux sont parfois vifs, voire critiques à l’égard des autorités publiques ou religieuses. Ainsi une véritable opinion publique est en cours de formation qui, parfois, peut manifester violemment son mécontentement devant les carences du pouvoir, comme lors des inondations qui ont affecté Djeddah en 2009 et qui fait plus d’une centaine de morts. Lors du printemps arabe, les manifestations sont restées limitées et ont tout de suite été encadrées par les forces de police. Un programme de près de 130 Mds/$, qui s’est concrétisé notamment par un recrutement massif de fonctionnaires destinés à l’oisiveté, a rapidement calmé la pression sociale. Mais le pouvoir doit dorénavant compter avec une opinion publique, réactive et souvent critique.
Si le statut de la femme saoudienne reste celui d’une mineure, un mouvement d’émancipation, encouragé par les autorités, est perceptible, comme cela a déjà été évoqué. Ce mouvement, qui a été initié dès le début de son règne en 2005 par le roi Abdallah, résulte tout à la fois d’une volonté politique et d’une nécessité économique et sociale. Pour les femmes l’accès au travail est vu de plus en plus comme un moyen d’émancipation. En outre le pays connaît une pénurie de travailleurs qualifiés et la grande majorité des ménages ont besoin de deux salaires pour vivre décemment.
Les femmes autorisées à conduire
Le fait que les femmes se marient plus tard, ont moins d’enfants et revendiquent de plus en plus la liberté de choix du conjoint, devrait favoriser cette évolution. Elles bénéficient progressivement de droits qui les sortent de leur statut de mineure : l’autorisation paternelle pour se marier est limitée à l’âge de 18 ans ; elles peuvent dorénavant ouvrir un compte bancaire sans l’aval de leur conjoint ; l’autorisation de voyager, donnée auparavant au coup par coup, peut être donnée maintenant globalement, pour tous les voyages ou pour certaines destinations. Elles bénéficient par ailleurs de véritables droits sociaux, comme un congé maternité d’un an. Une nouvelle étape, qui était dans l’air depuis quelques mois et qui avait été discuté au Majles, vient d’intervenir : un décret royal du 26 septembre 2017 autorise les femmes à conduire. Cette mesure, acquise dans son principe, officiellement avec l’aval du conseil des Oulémas ne sera cependant mis en œuvre qu’à compter de juin 2018. Cette décision a une forte valeur symbolique dans ce processus d’émancipation.
Par ailleurs, le débat sur la mixité est largement ouvert. Certes la ségrégation des sexes demeure la règle, y compris dans les universités, à l’exception de la King Faysal University for Science and Technology. Mais elle craque de partout. Dans les centres commerciaux, les femmes circulent de plus en plus souvent seules ou en groupes, sans la présence d’un père, d’un mari ou d’un frère ; pour les spectacles et concerts qui sont de plus en plus fréquents, la mixité s’impose de fait ; dans les entreprises, les nécessités de la vie professionnelle font que des réunions regroupent hommes et femmes et peuvent être présidées par une femme ; dans les supermarchés, des caissières sont apparues.
Des pas encore modestes
Certes, ces petits pas sont modestes et le chemin à parcourir avant que les femmes aient des droits égaux aux hommes est encore long. Par ailleurs il existe toujours un décalage entre les droits acquis et la vie réelle : ainsi l’autorisation paternelle reste la règle bien au-delà de l’âge de 18 ans. En cas de litiges en matière de droit personnel, les jugements sont souvent biaisés. Les milieux conservateurs, notamment les religieux, en particulier au niveau du conseil des Oulémas, s’opposent ouvertement à ces évolutions au nom de la « décence » et du respect de valeurs de l’islam. Mais, à l’inverse, la pression des jeunes est de plus en plus forte, notamment de la part de ceux qui ont fait leurs études à l’étranger. L’évolution apparaît donc comme irréversible.
Ainsi les défis auxquels l’Arabie saoudite à faire face sont nombreux et majeurs : défi politique avec le passage d’une nouvelle génération au pouvoir ; défi économique avec la nécessité de sortir de la dépendance à l’égard des hydrocarbures ; défi social avec une société civile en pleine mutation ; défi du terrorisme avec le développement de groupes djihadistes qui combattent la famille des Saoud au nom de ses propres valeurs religieuses ; défi sécuritaire avec une menace iranienne multiforme.
FIN
L’Arabie saoudite a-t-elle les moyens de faire face à ces défis et aux ambitions des nouveaux dirigeants ? Elle dispose certes d’atouts importants : elle conserve un potentiel en hydrocarbures considérable qui génère des ressources financières encore importantes malgré la baisse des prix du pétrole ; son souverain, « gardien des deux mosquées », c’est-à-dire les deux lieux saint de l’islam que sont la Mecque et Médine, garde une forte légitimité religieuse ; le lien entre la famille des Saoud et celle d’Abdel Wahad reste un gage de stabilité. Mais elle souffre de vulnérabilités évidente : une population limitée dont le tiers est étrangère ; des structures étatiques et administrative faibles ; la présence d’une communauté chiite importante et discriminée ; une jeunesse nombreuse et souvent sans emploi ; un pouvoir politique détenu par une famille qui fonctionne par consensus.
Dans la zone sensible et aux évolutions imprévisibles qu’est le Moyen-Orient, il est difficile d’anticiper l’avenir. Dans un Moyen-Orient chaotique, l’Arabie saoudite apparaît encore comme une aire de stabilité. Cependant il est clair que, dans le futur, seule des réformes économiques mais également sociétales et politiques lui permettront de surmonter les défis auxquels elle doit faire face.