Dans les semaines précédant le sommet de Londres (3-4 décembre 2019), d’aucuns redoutaient une nouvelle saillie de Donald Trump. In fine, c’est son homologue français qui, dressant l’acte de décès de l’OTAN, aura bousculé les formes. Ne revenons pas sur le caractère intempestif et contre-factuel d’un tel diagnostic. Les troupes américaines sont toujours en Europe, le sort de l’OTAN ne se joue pas au Kurdistan et les Alliés savent l’importance de ce système de défense. Sauf à considérer que la France aurait le monopole de l’intelligence stratégique, de l’honnêteté et du courage, il faut en tenir compte. Et la Russie, adversaire ou partenaire ? Le renforcement de la posture de défense et de dissuasion n’a pas interrompu les relations diplomatiques et les Alliés ont maintes fois affirmé leur ouverture à un « dialogue stratégique » (à certaines conditions). Le défi à venir porte en fait sur la République populaire de Chine (RPC). Venu des Etats-Unis, le thème du « Nixon in reverse » sous-tend bien des débats. L’idée serait de retourner la Russie afin de contrebalancer les ambitions et capacités de Pékin. On en trouve trace dans les propos d’Emmanuel Macron. En vérité, le scénario néglige la force des liens sino-russes et des facteurs qui sous-tendent cette quasi-alliance.
L’arrière-plan du « Nixon in reverse »
Longtemps négligées, la montée en puissance de la Chine populaire et les grandes ambitions affichées par Xi-Jinping bouleversent les équations du pouvoir mondial. A l’orée de la décennie 2000, les Etats-Unis s’en inquiétaient déjà. Significativement, les premiers mois de la présidence Bush furent marqués par une grave crise diplomatique américano-chinoise. Toutefois, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et la « guerre contre la terreur » focalisèrent l’attention et les efforts sur le Grand Moyen-Orient. Du côté européen, le réveil aura été plus tardif. C’est dans l’année en cours que l’Union européenne et ses Etats membres ont désigné la Chine populaire comme « rival systémique ». Encore les actes ne suivent-ils pas véritablement. Successivement, Angela Merkel et Emmanuel Macron sont allés à Pékin avec en tête des préoccupations plus commerciales que géopolitiques. Toujours est-il que ce déplacement des équilibres de puissance et de richesse vers l’Asie annonce un réalignement général. Ainsi le conflit qui s’aggrave entre les Etats-Unis et la Chine populaire constitue-t-il une rupture.
Antan, c’est une sorte d’alliance que Richard Nixon, sur le conseil d’Henry Kissinger, avait négociée avec Mao Tsé-toung. Dès la « déstalinisation » lancée par Nikita Khrouchtchev, l’alliance entre Pékin et Moscou tanguait. Durant plusieurs mois de l’année 1969, Soviétiques et Chinois s’affrontèrent militairement sur l’Oussouri. Face à l’URSS, Pékin et Washington opérèrent donc un rapprochement stratégique essentiel dans les développements de la Guerre Froide (visites d’Henry Kissinger et Richard Nixon, en 1971 et 1972). L’accès au renseignement américain permit à l’APL (Armée populaire de libération) de connaître avec une plus grande précision le dispositif militaire soviétique en Extrême-Orient. Guère d’une décennie après la visite de Richard Nixon, ce partenariat fut élargi à l’économie. Lors des réformes économiques de Deng Xiaoping (le « socialisme de marché »), les Américains firent un pari sur la Chine. Il s’agissait en fait d’une vieille histoire, un temps interrompue par la victoire du Parti communiste chinois (1949). Que l’on se remémore la politique de « la porte ouverte », conceptualisée par John Hay (1900). Les tenants et aboutissants de cette nouvelle « Chinese policy » dépassaient la seule sphère économique. Les dirigeants américains avaient à l’esprit l’avenir de la Chine dans le monde et spéculaient sur les rapports de force du futur. Ils éprouvaient le sentiment de « faire l’Histoire ». L’ouverture et le développement économique étaient censés préparer la libéralisation politique, ce qui faciliterait l’insertion pacifique de la Chine populaire dans les structures internationales.
Une incertaine « Chinese policy »
Nous sommes au terme de cette « bromance » et les griefs de nombreux citoyens américains envers la Chine populaire, accusée de ne pas respecter les règles élémentaires du droit, de l’économie de marché et du libre-échange, auront puissamment contribué à l’élection de Donald Trump. Au cours de la campagne présidentielle de 2016, le thème du « Nixon in reverse » a émergé, avec pour corollaire un nouveau « reset » qui délierait les intérêts russes de ceux de la Chine. L’expression est parfois attribuée à Henry Kissinger. Au moment du voyage à Pékin de Richard Nixon, le secrétaire d’Etat lui aurait confié qu’à plus longue échéance, un futur président américain devrait inverser cette grande manœuvre diplomatique pour opérer un rapprochement avec la Russie-Soviétie, afin de contrebalancer la Chine. Henry Kissinger serait écouté par Donald Trump et lui aurait inspiré la stratégie d’un « Nixon in reverse ».
Ce scénario est improbable. D’une part, le personnage estime avoir agi dans le sens de l’Histoire et non en simple stratège, moins encore en tacticien. Dans De la Chine, publié en 2012, il envisageait une « Communauté du Pacifique », animée par une forme de G2 américano-chinois. Les relations politiques et stratégiques entre les deux pays devaient être portées au plus haut niveau. L’idée semble avoir été portée par Barack Obama, premier « Président du Pacifique ». D’autre part, Henry Kissinger regrette ouvertement de ne pas être écouté par Donald Trump. Il est opposé à sa ligne d’affrontement avec Pékin. Au demeurant, ce « Nixon in reverse » constitue davantage une disposition d’esprit qu’une politique cohérente portée par une grande stratégie. Avec la Russie, elle se heurte à la force des choses.
A l’égard de la Chine populaire, l’Administration Trump apparaît divisée dans ses objectifs. La finalité centrale est-elle de renégocier ses modalités d’insertion dans la mondialisation, le conflit technico-commercial préparant le terrain pour un nouvel accord global ? S’agirait-il plutôt de découpler les deux économies, dans une visée protectionniste et isolationniste ? A moins que la logique profonde de cette dialectique incertaine ne conduise à une confrontation d’ensemble, voire à une guerre hégémonique (cf. Graham T. Allison et « le piège de Thucydide »). Les différents pôles de l’Administration Trump n’ont toujours pas forgé de consensus interministériel, mais le jeu des circonstances pourrait mener au-delà des préoccupations mercantiles du Président américain.
L’alliance Pékin-Moscou
Par ailleurs, l’anticipation d’un « Nixon in reverse », et les espérances politico-stratégiques qu’elle véhicule, négligent la force et la profondeur des liens entre Pékin et Moscou. Certes, le partenariat noué dans les années 1990 avait des objectifs limités et il était opportuniste. Outre la question des frontières en Extrême-Orient, les exportations d’armes russes vers la Chine populaire et l’exploration des possibilités en matière énergétique, l’idée de la Russie était de renforcer sa main afin d’influer sur les « termes de l’échange », et de négocier un partenariat avantageux avec les Etats-Unis et l’Occident. Théorisée et mise en pratique par Evgueny Primakov, porté au pinacle depuis sa mort (2015), cette « diplomatie multivectorielle » avait aussi une visée « anti-hégémonique » (voir les déclarations sino-russes sur la « multipolarité »).
Dans les deux décennies qui suivirent, les liens politico-stratégiques furent renforcés avec constance et l’opposition à l’« Occident collectif » l’emporte désormais sur les considérations d’opportunité à court terme. Au niveau bilatéral, plusieurs traités ont réglé les problèmes frontaliers de manière définitive, à tout le moins sur le plan du droit. Dix ans après sa signature, le traité d’amitié et de coopération de 2001 a été renforcé et renommé (« Partenariat global stratégique et de coopération fondé sur l’égalité, la confiance mutuelle, le soutien mutuel, une prospérité et une amitié conjointe de génération en génération », 2011). Au niveau multilatéral, le « groupe de Shanghaï » (1996) est devenu une organisation (l’OCS : Organisation de Coopération de Shanghaï). Si l’OCS ne constitue pas une alliance, elle est comparable à un vaste géosystème eurasiatique au sein duquel s’élaborent de nouveaux équilibres, en dehors de l’ONU et de ses organisations satellites, de facture occidentale.
En matière de ventes d’armes, la Russie a finalement accepté de vendre à la Chine populaire des S-400 et des Sukhoï-35. En octobre dernier, lors de la réunion du Club de Valdaï, Vladimir Poutine a fait savoir que la Russie allait vendre un système d’alerte destiné à la défense anti-missile chinoise, et n’a pas hésité à parler d’une alliance. [1] De fait, Russie et Chine populaire coordonnent leurs positions diplomatiques à l’ONU et affichent leurs convergences sur les problèmes géopolitiques régionaux (Iran, Syrie, Soudan, Corée du Nord, Venezuela). L’Armée populaire de Libération a accru sa participation aux grandes manœuvres russes (voir Vostok-2018 et Tsentr-2019). En juillet dernier, un grave incident militaire et diplomatique a révélé l’existence de patrouilles de bombardiers russes et chinois aux approches de la Corée.
Conclusion
En somme, l’examen des relations sino-russes met en évidence les contours d’un ensemble géopolitique dont la substance est autrement plus consistante que celle d’un vague « partenariat stratégique » ou d’un « axe de convenance ». Du fait peut-être de la réussite de l’OTAN, considérée comme l’archétype de l’alliance, la réalité et la possibilité d’une alliance sino-russe sont fréquemment niées. Reportons-nous à une définition académique du terme : une alliance est une association d’intérêts en vue d’établir un rapport de force favorable et de renforcer ses positions stratégiques, à des fins de conservation et d’acquisition. Eh bien, nous y sommes. Les convergences sont profondes, les ressentiments à l’encontre de l’Occident sont partagés et, de part et d’autre, les dirigeants éprouvent le sentiment que l’avenir leur appartient. Vus de Moscou, l’importance croissante de la Chine populaire et le basculement des équilibres vers l’Asie donnent tout son sens à la définition de la Russie non pas comme « morceau d’Europe », mais en tant que puissance eurasiatique. Au vrai, les dirigeants russes parlent volontiers d’un « partenariat eurasien » de Lisbonne à Djakarta.
A raison, de nombreuses analyses pointent les déséquilibres et asymétries entre la Chine populaire et la Russie (l’économie chinoise est huit fois supérieure à celle de la Russie), mais ce déséquilibre est plus accentué encore avec les Etats-Unis et l’Union européenne. De surcroît, sur le long terme, un retournement de la Russie vers l’Occident impliquerait des réformes politiques et économiques incompatibles avec le système de pouvoir. L’instinct de conservation et les revendications à l’Ouest vont dans le sens d’une consolidation des rapports sino-russes. Aussi importe-t-il d’insister sur la vitalité des alliances occidentales sans lesquelles l’Europe redeviendrait « un petit cap de l’Asie ». Dans la zone euro-atlantique, il faut partager le fardeau de la défense et contenir la Russie. Au Moyen-Orient, les objectifs doivent être circonscrits. Faute de capacité à déployer une force conséquente dans le Nord-Est syrien, inutile de crier au scandale. Au Sahel, il appartient à la France de savoir si elle entend demeurer une puissance. Reste la Chine de Xi-Jinping : « Mao + Mahan ». [2] Seul un front occidental et des alliances sur le théâtre Indo-Pacifique pourront contrebalancer ses ambitions et les menaces qu’elles véhiculent.