Les flux silencieux
Bien qu’il ait été fortement sous-estimé (on avait tablé sur environ 150 000 arrivées nettes/an) au moment de l’adhésion des nouveaux États membres (2004 et 2007), l’ouverture de l’Europe centrale et orientale a permis le développement d’un vaste mouvement migratoire est-ouest. Un « flux silencieux » de migrants temporaires et définitifs, attiré par les importants écarts de salaires, est venu répondre aux besoins des marchés du travail de l’UE à 15. Un flux complémentaire, en provenance de l’ex-URSS, s’est développé pour compenser ces départs vers la Pologne et la Roumanie. Ces mouvements concernent plusieurs millions de personnes, mais sont difficiles à quantifier.
Ils sont dans la logique de la libre circulation des personnes dans le marché unique européen. En fait, ils concernent aussi plusieurs pays non membres en raison des facilités offertes par certains États membres : les Moldaves peuvent obtenir des passeports roumains et les Bosniaques des passeports croates. Cette main d’œuvre occupe des emplois vacants dans les secteurs de la construction, de la santé et de l’assistance aux personnes âgées ou handicapées. Ses revenus représentent une contribution substantielle aux économies des pays de départ.
À ce jour, ces millions d’immigrants n’ont pas posé de vrai problème aux pays d’accueil, à part les difficultés classiques avec les Roms et la crispation des Britanniques sur l’immigration polonaise. Face à l’importance de ces arrivées, il est difficile d’affirmer, comme le prétend l’extrême droite, que l’Europe n’a pas besoin de migrants économiques. S’agissant de l’avenir, le débat est ouvert : dans quelle mesure l’Europe doit-elle tenir compte de la baisse des taux de fécondité observée dans presque tous les pays de l’UE, y compris en France, longtemps restée mieux placée que les autres ?
Les nouveaux « boat people »
Cependant, un autre flux, celui des migrants à travers la Méditerranée, suscite une inquiétude profonde. Contrairement à leurs espoirs, la médiatisation des « boat people » du 21e siècle (170 000 personnes en 2017), encouragée par les organisations humanitaires, n’a pas débouché sur un important mouvement de solidarité. Les populations européennes, qui ont bien accueilli les victimes des conflits de la fin du 20e siècle (réfugiés du Vietnam et du Cambodge, du Liban, de l’ex-Yougoslavie) ne sont pas prêtes à faire ce nouvel effort. Au-delà de l’enthousiasme initial, le million de réfugiés accueillis en Allemagne en 2015 a débouché sur des réticences plus grandes encore et une forte poussée électorale de l’extrême droite.
Pour la première fois de son histoire, une partie de l’Europe, qui a pendant des siècles exporté sa population vers les autres continents, se perçoit, bien à tort, comme une « forteresse assiégée » par des millions « d’immigrants illégaux » qui voudraient lui imposer des modes de vie contraires à ses valeurs.
Face à ces arrivées, les populistes critiquent une « Europe passoire », qui n’est pas en mesure de défendre ses frontières, et ils prônent le retour aux contrôles nationaux, un argument purement électoral qui n’est pas en mesure de répondre au problème, comme les populistes italiens commencent à le comprendre. En effet, très exposée en raison de l’étendue de ses frontières maritimes, l’Italie ne peut apporter une réponse efficace sans l’aide de ses partenaires.
Mais elle est victime du souverainisme du règlement de Dublin. En laissant chaque État membre en charge du contrôle de ses frontières quand elles coïncident avec les limites externes de l’UE, il est particulièrement injuste et pénalisant : il ne donne quasiment rien à surveiller aux pays continentaux inclus en totalité dans l’espace Schengen (par exemple la République tchèque ou la Slovénie) et impose une tâche impossible aux pays riverains de la Méditerranée. Cette inégalité flagrante résulte de la volonté des gouvernements nationaux, qui se croient encore capables de maîtriser les migrations dans un espace sans frontières intérieures.
Il est aussi devenu nécessaire de préciser ce qu’on entend par droit d’asile. La Convention de Genève de 1950 a été adoptée dans un contexte où les pays dictatoriaux (essentiellement l’URSS et ses satellites) faisaient tout leur possible pour empêcher leurs opposants de quitter le pays. C’est le contraire aujourd’hui où la tendance est à se débarrasser des indésirables, comme la Birmanie vient de le faire avec les Rohingya (700 000 expulsions) et comme la Turquie pourrait le faire demain avec les Kurdes. Il est donc pas absurde de s’interroger sur notre capacité à appliquer cette convention : en ouvrant largement ses frontières, Angela Merkel a eu le courage de prendre en charge plus d’un million de réfugiés syriens et elle en paie aujourd’hui les conséquences.
D’une manière plus globale, les estimations du « réservoir migratoire » afro-asiatique méritent réflexion : l’analyse des taux de fécondité, l’importance des États faillis et l’amélioration des facilités de déplacement (les billets d’avion à bas prix ne sont pas seulement pour les Européens) laissent penser que les migrations futures seront nombreuses avant que le développement économique et le vieillissement ne les réduisent, ce qui n’est pas encore démontré.
Même en les voyant de manière positive, il n’est pas possible d’évacuer la nécessité d’une maîtrise des flux, au niveau de l’espace Schengen et en coopération avec les pays de départ. L’UE s’y est déjà engagée, mais les États membres, arcboutés à leur conception surannée de leur souveraineté, ne lui facilitent pas les choses. Il est grand temps de décider que les frontières externes de l’UE doivent être contrôlées par un corps de garde-frontières européen appliquant des règles communes.
L’intégration de ceux qui sont déjà arrivés
En fait, la question fondamentale est dans l’intégration de ceux qui sont déjà arrivés, ou plutôt dans les insuffisances des politiques (ou de l’absence de politique) des pays d’accueil.
En tentant de répartir les demandeurs d’asile sur la base de quotas, la Commission s’est engagée sur une voie périlleuse. D’une part ils ne sont pas aussi faciles à distribuer que l’acier du plan Davignon ; d’autre part, on ne peut oublier que l’intégration des migrants dépend de leurs affinités avec l’un ou l’autre des pays d’accueil.
Et surtout beaucoup d’entre eux sont musulmans. En invoquant cet aspect, en accusant leurs partenaires ouest-européens de leur inoculer un problème qu’ils n’ont pas su résoudre chez eux, les pays du groupe de Visegrad ont ouvertement exprimé des réticences qui sont implicites ailleurs.
Pour dire clairement les choses, une majorité d’Européens ne souhaite pas accueillir de migrants musulmans, aussi longtemps qu’une minorité significative de leurs coreligionnaires sera perméable à l’intégrisme. Bien qu’il soit européen, sinon mondial par son extension géographique, puisqu’il touche aussi la Chine (avec les Ouigours), la Russie (au Caucase du nord), ou l’Inde, la montée de l’islamisme a vocation à être traitée dans le cadre national par les autorités nationales et les collectivités territoriales. Après avoir été assez lents à prendre conscience de la virulence du terrorisme, les gouvernements tardent à combattre sa matrice, la prolifération des idéologies qu’on peut qualifier d’islam politique.
En effet, il s’agit bien de l’exploitation de la religion à des fins politiques. Les extrémistes abusent des libertés offertes en Europe pour avancer un agenda totalitaire qui met en péril les libertés publiques et la cohésion sociale. Un excès de bienveillance leur a permis de braver impunément les lois des pays d’accueil, par exemple par des prêches qui ne seraient pas tolérés d’un prêtre catholique ou protestant.
Les ingérences de certains pays étrangers ajoutent à la difficulté du problème. L’exemple de la Turquie est à cet égard significatif. Quand un chef d’Etat vient en Allemagne qualifier l’intégration des immigrés de « crime contre l’humanité », quand les mosquées sont contrôlées par des imams fonctionnaires payés par l’Etat turc, qui font de l’espionnage pour le compte du parti au pouvoir à Ankara, on est très loin de la défense des libertés religieuses. Ces ingérences ne sont pas occasionnelles : si on leur ajoute les financements occultes des pays de la péninsule arabique et leur propagande sur la télévision et les réseaux sociaux, il se répand la crainte que les musulmans européens, au lieu de s’intégrer, ne soient en train de passer sous l’influence de mouvements totalitaires et ségrégationnistes. C’est le constat qu’on trouve dans plusieurs enquêtes récentes, dont en France celles de l’Institut Montaigne.
Quand la religion sert à développer l’opposition aux valeurs de la démocratie, il peut être opportun de s’interroger sur les limites à apporter à la liberté dont elle bénéficie, si cette liberté est détournée de sa finalité, qui doit rester la promotion de la liberté de conscience et la protection des droits individuels.
En 2003, en approuvant l’interdiction du parti islamiste turc qui a précédé celui actuellement au pouvoir, la Cour européenne des droits de l’homme, avait reconnu : « … que la charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictés par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, … les déclarations … qui contiennent des références explicites à l’instauration de la charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention européenne des droits de l’homme, comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. (...) »
Habituellement fort soucieuse de la défense des droits individuels, notamment en matière religieuse, la Cour énonce clairement l’incompatibilité de l’islam politique avec la démocratie, dont les autorités devraient tirer toutes les conséquences.
En ce qui concerne la France, (mais des enquêtes similaires dans d’autres pays européens ont produit des résultats comparables), les mesures que préconise l’Institut Montaigne, notamment ses propositions d’organisation de l’islam de France, tablent sur une réduction progressive des influences étrangères et l’émergence d’une religion affranchie des dérives observées actuellement. On peut tabler sur leurs effets à long terme, mais elles sont à compléter par des mesures à prendre dans l’immédiat, qui doivent permettre aux musulmans européens (ainsi qu’aux non-musulmans), de ne plus être soumis aux pressions des intégristes.
En attendant, les appels xénophobes des partis d’extrême droite continueront de recevoir un écho favorable dans une partie croissante de l’opinion. Aussi longtemps qu’une partie importante de la population estimera que la puissance publique n’est pas assez active sur ce terrain, ils continueront d’engranger de bons résultats électoraux et d’empêcher la mise en œuvre de solutions au problème des migrations.