Le 10 septembre au matin, j’apprenais que John Bolton était limogé comme conseiller de sécurité nationale ; le soir, j’assistais à l’avant-première d’une nouvelle pièce très courue du dramaturge Robert Schenkkan, The Great Society ; le lendemain, lors de la commémoration des attentats terroristes du 11 septembre 2001, Donald Trump montrait, involontairement, son absence d’empathie envers la nation dont sa présidence avait promis de restaurer la « grandeur" [1] . C’est l’œuvre d’art qui m’a suggéré un fil pour m’efforcer de penser ce que enchaînement des événements interdit de comprendre.
Le lendemain, un entretien accordé à la chaîne télévisée bilingue France 24 m’a permis de dépoussiérer ma réflexion. Ce qui fait de ces interventions une aventure intellectuelle, c’est qu’il faut répondre rapidement à des questions d’une grande diversité, posées par des journalistes qui jonglent entre deux langues et différents contextes politiques. Je m’exécutai tant bien que mal, mais à y réfléchir, mes réponses étaient incomplètes. On ne peut expliquer les sautes d’humeur du président Trump sans les replacer dans une perspective plus large.
Je repensai alors à la représentation théâtrale de la veille [2] . La pièce est fondée sur l’aventure tragique que fut la présidence de Lyndon Johnson (LBJ), commencée sous le slogan « The Great Society » pour sombrer ensuite dans le marasme moral et financier de la guerre du Vietnam. Élu triomphalement au début de la pièce (en 1964), LBJ termine acculé au désistement avant la course pour la réélection en 1968, entraînant dans sa chute le rêve qui l’avait porté au pouvoir. La pièce se termine sur un clin d’œil à l’actualité lorsque, dans le bureau ovale de la Maison blanche, Johnson demande à son successeur, Richard Nixon, ce qu’il compte faire avec son nouveau pouvoir. « Comme vous », répond le nouveau président, « je vais rendre au pays sa gloire » (« make it great again »).
Donald Trump occupe la présidence depuis bientôt trois ans ; comme Lyndon Johnson au même stade de son mandat, les sondages lui donnent d’assez bonnes chances d’être réélu (l’un comme l’autre s’y emploient d’ailleurs activement, ce qui explique le rappel fréquent par Trump de ses promesses de campagne, notamment la construction du mur à la frontière mexicaine [3] Trump est plus erratique, imprévisible et inexpérimenté que LBJ, mais comme lui, il est contraint d’écouter les conseils d’experts qu’il considère comme des intellectuels, abstraits et formels [4]. Son fameux « art of the deal » s’applique mal aux négociations internationales (raison pour laquelle il privilégie des rapports bilatéraux avec des soi-disant pairs). Quant aux dits experts, face à un tel président, ils finissent soit par plier (comme Mike Pompeo) soit par se démettre (comme le général Mattis). Sans trop insister sur les analogies historiques, ces similarités sont préoccupantes, à commencer par la situation en matière de politique étrangère dans la foulée du limogeage de John Bolton.
Un appareil de sécurité nationale sans pilote
La désignation de John Bolton comme conseiller pour la sécurité nationale en avril 2018 avait marqué un contraste avec la vision et l’expertise purement militaire de son prédécesseur, le général Jim Mattis. Pour comprendre ce changement d’orientation, il faut entrer dans un jeu d’échecs imaginaire à trois dimensions (politique étrangère, domestique et partisane), à la lumière de l’élection de 2020. Tout en sachant que sous cette présidence, un tweet matinal suffit à rebattre les enjeux : selon le bon vouloir du prince, l’échiquier est constamment modifié.
Pour simplifier, il faut commencer par souligner la longue expérience politique de John Bolton, qui savait très bien pour qui et dans quelles conditions il travaillerait en acceptant le poste de conseiller de sécurité nationale. Sans doute a-t-il pensé qu’il saurait dompter les pulsions changeantes et infantiles du président, pour mettre en œuvre sa propre vision d’une realpolitik unilatéraliste pour une Amérique déterminée à défendre sa primauté sur la scène internationale. Il s’y était déjà employé comme délégué aux Nations Unies sous George Bush en 2005 ; mais le Congrès refusa de ratifier sa nomination et il dut quitter le poste à la fin 2006. Dix ans plus tard, toujours fidèle à sa vision (refusant de critiquer l’invasion de l’Irak), Bolton comptait parmi les nombreux anciens diplomates qui signèrent des déclarations « never Trump » ; il fut donc exclu de la première vague de nomination des conseillers de Trump lors de sa victoire inattendue. Néanmoins, Bolton attendait son heure ; fort de l’hospitalité (financière) des think tanks de droite, il répandait sa bonne parole sur les ondes de Fox News.
Ces circonstances expliquent la surprise lorsque, John Bolton fut nommé, le 9 avril 2018, comme troisième conseiller de sécurité nationale de Donald Trump, à la place du général Jim Mattis, excédé par la politique syrienne d’un président qui préférait, comme toujours, ses instincts aux avis de ses conseillers. Diplomate belliqueux mais expérimenté, qui remplaçait un militaire dont la sagesse a permis d’éviter des engagements hâtifs en Syrie et en Ukraine, John Bolton subit comme ses deux prédécesseurs des pressions qui limitèrent ses initiatives. Si l’on peut d’ores et déjà déplorer des initiatives malheureuses, inspirées par Bolton, au Venezuela, en Iran et lors du renouvellement des traités de désarmement hérités de la Guerre froide, il faut également s’intéresser à sa manière de diriger le département d’État. En accord sur ce point avec les méthodes du président, Bolton a tout fait pour recentrer l’appareil de sécurité nationale autour de sa personne. Son limogeage, le 10 septembre 2019, montre qu’il n’y a pas de place pour deux autocrates à bord du navire étatique. Bolton avait remporté une victoire à la Pyrrhus : pour s’assurer une influence directe sur le président, il a dû faire le vide autour de lui, de sorte qu’il s’est trouvé sans défense lorsque la faveur du prince s’est détournée.
On se demande ce que deviendra l’appareil de sécurité nationale à présent, le remplaçant de Bolton étant Robert O’Brian, un avocat peu expérimenté mais apprécié par Donald Trump pour son rôle de négociateur pour la libération des otages. De façon plus générale, quel est l’avenir d’un pays gouverné par les humeurs d’un seul homme ? Questionné par des journalistes à propos de la rotation extrêmement rapide des membres du gouvernement et des hauts fonctionnaires, souvent nommés « par intérim » (« acting »), le président insiste sur la « flexibilité » que de tels arrangements lui garantissent. Ce qu’il ne dit pas, c’est que l’insécurité de celui qui occupe ainsi une fonction garantit sa subordination et surtout son obéissance. Elle sape l’autonomie de son jugement comme son autorité vis-à-vis de ses propres subordonnés. Cette méthode de gouvernement explique au moins en partie les incohérences du gouvernement Trump. Mais que se passera-t-il en cas de crise ?
L’affolement
Il va de soi qu’on ne peut pas prévoir la prochaine crise. C’est pourquoi il est souvent utile de rappeler celles du passé. Revenons donc à The Great Society, tout en insistant sur les différences profondes de vision politique entre Lyndon Johnson et Donald Trump.
L’action de la pièce se déroule en 1964, alors que Lyndon Johnson, vice-président de John F. Kennedy, assassiné en novembre 1963, vient d’être élu président. C’est l’ascension imprévue d’un homme du Sud, élevé loin du sérail [5] , qui a su saisir les occasions pour conquérir des lieux du pouvoir avant de gravir enfin la plus haute marche. Encore peu assuré de sa légitimité, Johnson se montre susceptible et soupçonneux ; il a besoin de signes de fidélité, voire d’actes de soumission. En dehors des cercles du pouvoir, une révolte sociale se fait sentir : le mouvement des droits civiques des noirs du Sud, emmené par le pasteur Martin Luther King. King est un homme déchiré entre sa passion pour une cause qu’il sait être absolument juste et la tentation d’une politique des petits pas pour améliorer le sort de son peuple face à la ségrégation dans le Sud. Les choix de l’un et de l’autre dirigeants vont être perturbés par un intrus dont le poids inerte et croissant va transformer les rapports de force politique tout comme les enjeux de justice sociale : la guerre au Vietnam, déclenchée presque par inadvertance [6], deviendra une force clivante pour le président pragmatique comme pour le leader noir épris de sa conscience morale et contraint de s’opposer à celui qui fut un moment son allié dans la poursuite de la Great Society. La rupture entre eux est un tournant politique décisif, qui conclut le premier acte de la pièce.
La scène des violences
La mise en scène en deux actes composés de rapides vignettes, où l’attention est focalisée par des effets d’éclairage nets et tranchants, produit une sorte de dialectique où la contemporanéité des forces contraires produit une tension chez le spectateur (bien qu’il connaisse déjà l’issue du conflit). La force de la théâtralisation mérite d’être soulignée ; c’est pas à pas que se dessine le drame. Ainsi, dans le premier acte, on voit comment une alliance pragmatique se noue entre Johnson et Martin Luther King, malgré les forces opposées qui essaient de les en détourner, provenant aussi bien de leurs soutiens respectifs (les réformateurs des États du Nord chez l’un, l’aile radicale du pouvoir noir chez l’autre) ou des tenants de l’ordre établi dont la résistance au changement se radicalise face aux avancées du projet du président allié au leader moral de la résistance civique (chez les leaders sudistes du Sénat ainsi que parmi les gouvernants démagogues des États du Sud). Ce n’est pas pour rien que le moyen choisi par LBJ, et soutenu par King, pour réaliser la Great Society s’appelle une « guerre contre la pauvreté » (War on Poverty). En attendant, l’autre guerre, de plus en plus meurtrière, occupe la scène ; le nombre de morts et de blessés au Vietnam, qui augmente fatalement, est projeté sur le fond de la scène, comme pour rappeler l’inertie croissante d’un destin fatal.
La trame du deuxième acte est ainsi prévisible ; mais avant d’y arriver, il faut encore traverser de nombreuses péripéties. Le président se sent traqué, doutant toujours de sa légitimité et nourrissant ses ressentiments de plus en plus vifs. D’une part, il est certain que Robert Kennedy (« Bobby »), frère du président assassiné, ourdit des complots contre lui ; d’autre part, la froide logique avancée par Robert McNamara pour augmenter le nombre des troupes finit par le troubler (jusqu’à ce que ce dernier lui demande de soutenir sa candidature à la tête de la Banque mondiale, couardise de l’expert qui ne connaît pas la dureté du réel). Pour comble, le leader du parti démocrate à la Chambre refuse d’augmenter les impôts pour payer les frais de la guerre, imposant une austérité qui tarit les ressources nécessaires pour faire avancer la Great Society. De son côté, Martin Luther King croit faire face à la sourde résistance au Sud et choisit de déplacer la bataille pour les droits civiques au Nord, à Chicago, où le droit de vote n’est pas refusé aux noirs. L’échec va être plus violent et plus surprenant encore, car la demande d’intégration résidentielle éveille une haine que King n’a jamais rencontrée dans son Sud natal [7]. Suivant sa conscience (et sous la pression des militants radicaux du Black Power), King finit par rompre avec Johnson, déclarant son opposition à la guerre. En réaction, le président, dépité par la désertion de son allié d’antan, donne l’ordre au FBI de semer la discorde dans le mouvement (c’est la tristement célèbre opération COINTELOPRO, dont la jeune gauche ne se remettra jamais).
S’ensuivent les résultats décevants que l’on sait. Le mouvement des droits civiques se divise, les militants noirs choisissent la violence (voire l’émeute), le féminisme prend bientôt son envol et la réaction, encouragée par les infiltrations du FBI, commence à prendre le dessus. Le 12 mars, un candidat dissident manque de remporter les primaires démocrates de New Hampshire, ce qui incite Bobby Kennedy à se présenter également. Le 4 avril, Martin Luther King est abattu à Memphis où il s’était rendu pour soutenir la grève des éboueurs de la ville ; le mouvement des droits civiques est à un tournant ; le 6 juin, RFK remporte la primaire démocrate de la Californie, avant de tomber le soir même, à son tour, sous les balles d’un assassin. Lyndon Johnson annonce son désistement, affirmant jusqu’à la fin la nécessité de poursuivre la guerre et apportant son soutien à son vice-président loyal, Hubert Humphrey (tout en ouvrant des négociations discrètes avec le Vietcong à Paris). Le parti démocrate est divisé ; l’étrange Convention du parti à Chicago ne permet qu’une unité de façade autour de la candidature Humphrey, et Richard Nixon – l’ancien vice-président d’Eisenhower, un outsider qui fut battu en 1960 par le tandem JFK et LBJ – triomphe aux élections de novembre. Lors du dernier dialogue de Johnson et Nixon, le cynisme des politiques ne laisse plus aucune place au rêve. Le loyal Humphrey (qui ne rate aucune occasion de montrer sa servilité face au cynisme de LBJ) est sèchement battu. Robert Schenkkan n’a pas besoin de nous rappeler l’adage populaire : « Nice guys always finish last » (les types bien finissent toujours battus).
Le cours de l’histoire
Chacun aura reconnu les échos du présent à travers les exemples de la pièce. L’histoire de ces tristes années, admirablement restituée par le jeu des acteurs, en ajoutera au gré des souvenirs. Si j’ai souligné la comparaison de Johnson et Trump, je n’ai pas exprimé encore le regret que celui-ci n’ait pas eu à faire face à un Martin Luther King moral ni à un mouvement politique. Je crois que ce regret est partagé par Robert Schenkkan [8].
Schenkkan avait ouvert la saga des Sixties par une précédente pièce, All the Way, qui a remporté un immense succès à Broadway en 2014. Son titre est une référence au slogan et à l’état d’esprit de LBJ lors de sa campagne de 1964 (« All the Way with LBJ ») : la conquête du pouvoir justifie d’employer tous les moyens nécessaires. L’ancien vice-président venu au pouvoir à la suite de l’assassinat de JFK, qui se sentait méprisé par l’élite de la côte Est, était prêt à tout pour assurer sa légitimité. Les méthodes adoptées alors finiront par conduire au scandale du Watergate.
Comme je n’avais pas pu assister à la représentation à Broadway en 2014, j’ai visionné la version retravaillée pour le cinéma de HBO en 2016. Content de retrouver les prémisses ainsi que les personnages de The Great Society (à l’exception de celui qui joue le rôle de Lyndon Johnson [9] ), j’ai néanmoins été déçu par la vision quasi-panoramique de l’action qui ne laisse pas de place aux tâtonnements par lesquels s’établissent les rapports entre les personnages qui ne sont pas sûrs de leur place ni de leur rôle. Le cinéma raconte une story alors que le théâtre met en scène l’enchaînement dramatique des choix. Le théâtre repose sur la perspective unique du spectateur assis à sa place, alors que la caméra se balade avant que le montage ne recolle les morceaux pour créer un effet de réel immédiat. Le théâtre fait vivre une temporalité, soulignée par des effets de lumières soudains et déconcertants entre les scènes ou les changements de personnage. Le metteur en scène joue, à la place de l’illusion du réel (qui est le propre du cinéma), des allusions à une réalité restée actuelle car toujours théâtrale . [10]
Si un troisième épisode pour conclure la trilogie était écrit pour le cinéma, il se terminerait par le rétablissement de la république lorsque les démocrates reprirent le contrôle du Congrès aux élections de mi-mandat de 1974 ; il évoquerait la campagne présidentielle de 1976 lorsque l’outsider qu’était le sudiste Jimmy Carter sut apprécier le potentiel démocratique des primaires (qui, pour la première fois, jouèrent le rôle qu’on leur connaît depuis) et promit d’incarner une présidence morale fondée sur le respect des droits de l’homme. Comme on le sait, l’histoire ne s’est pas déroulée ainsi ; la dialectique dramatique n’aboutit pas à une synthèse. Les péripéties se sont compliquées, le théâtre de la politique n’attendait qu’une occasion pour réapparaître. Est-ce la faiblesse des politiques (on est tous des outsiders depuis la disparition de l’establishment) ou le cours naturel de l’histoire, surtout en politique étrangère où « l’inertie sourde » des choses n’admet pas l’émergence d’un maître ? Quoi qu’il en soit, les deux pièces déjà écrites par Robert Schenkkan suggèrent qu’un homme politique qui prétend s’établir en seul maître à bord (qu’il soit président ou simplement conseiller du Prince) n’y restera pas longtemps ; il se trouvera bientôt solitaire, isolé, abandonné et impuissant.
Coda
Mardi 24 septembre, la chef de file du parti démocrate (la présidente de la Chambre, Nancy Pelosi), a annoncé qu’elle initiait une enquête en destitution (impeachment) contre Donald Trump. Convaincue depuis longtemps de l’indignité de ce dernier, Pelosi a freiné le processus pendant plus de 18 mois, tant pour des raisons pragmatiques que politiques. La Chambre qu’elle préside initie la mise en accusation, mais c’est au Sénat, où les républicains dominent, de juger (à la majorité des deux-tiers). Un échec de la procédure pourrait renforcer le soutien d’une partie de l’électorat du chef de la Maison blanche ; et Donald Trump ne manquera pas de se poser en victime de la vendetta orchestrée par les représentants de l’élite de Washington.
L’annonce de Pelosi a donc eu l’effet d’un tremblement de terre. Il faudra du temps pour évaluer les conséquences de la procédure. Mais quels qu’en soient les résultats, nous vivons un de ces tournants classiques, une sorte de péripétie où une république se met en question avant, peut-être, de se renouveler.
Depuis un moment déjà, il apparaissait que les excès de Donald Trump finiraient par dépasser un seuil critique, dans un pays d’accueil de l’immigration où la nationalité s’acquiert par l’adhésion aux valeurs républicaines. Celles-ci ne sont pas fondées sur des principes abstraits mais ancrées dans la pratique constitutionnelle qui pendant deux siècles a tant bien que mal ressoudé la société au-delà de ses divisions [11] .
Si Nancy Pelosi et la majorité démocrate refusaient l’option de la destitution, même après la publication du rapport du procureur Mueller sur les ingérences russes dans la campagne de 2016, qui pointait clairement des manquements graves, c’est aussi parce qu’elles savaient que la constitution de la République qui assure le maintien d’une société démocratique, n’est pas exempte de contradictions. En l’occurrence, Donald Trump affirme que ses actions sont légitimées par l’article II de la Constitution, qui définit les pouvoirs et obligations de l’exécutif, mais Nancy Pelosi s’appuie sur l’article Ier, qui établit les règles et fonctions du législatif… Lorsqu’il y a conflit entre les deux, on a recours soit au pragmatisme, soit aux amendements [12]
J’ignore comment va se conclure la crise qui s’ouvre. Cette question m’occupait déjà l’esprit quand j’ai été invité à la présentation, dans un petit théâtre de Brooklyn, d’une pièce intitulée « We the People ». Il s’agissait de reprendre la forme musicale de l’oratorio pour faire ressentir l’actualité des paroles de la Constitution de 1787, que complètent les dix premiers amendements qui articulent la Déclaration des droits . Après un entracte symbolisant la rupture que fut la Guerre de sécession, l’on retrouve les amendements qui relient l’œuvre des Pères fondateurs à l’actualité. Quel bon choix ai-je fait ce soir-là ! La salle était petite (environ 70 sièges), il n’y eut que quatre performances, les personnages principaux étaient rémunérés (peu), d’autres étaient des aspirants professionnels désirant se faire connaître, la plus grande partie du chœur venait de la communauté.
Comme ma voisine, j’ai souri de la juxtaposition des styles musicaux américains qui rythment cette histoire, par exemple au moment du passage entre le 18e amendement, qui impose la prohibition de l’alcool, et son annulation par le 21e, qui revient sèchement en 1931 sur cette impulsion morale qui voulait mettre fin aux excès individualistes des Roaring Twenties. Le compositeur, Benjamin Yarmolinsky s’est en effet servi du texte pour en faire un libretto associant une grande variété de styles musicaux du jazz au folk, de la musique de cirque aux classiques, qui enrichissent le sens du texte constitutionnel. Grâce à cinq solistes accompagnés par un chœur, Benjamin Yarmolinsky fait entendre la logique et l’histoire de la Constitution, d’autant mieux que chaque spectateur avait chacun reçu une copie du texte en entrant dans la salle.
Le fait que les membres du chœur venaient de Brooklyn et qu’ils portaient leurs habits ordinaires (de même que les solistes et le directeur de la production) contribuait à la réussite de We the People. L’œuvre de Benjamin Yarmolinsky était habilement mise en scène dans la petite salle exigüe, sous la baguette de Peter Szep, une figure des radios locales et des productions régionales (dont la New York Opera Fest). Assisté de James Rutherford, Peter Szep a su mêler le théâtral au musical, aidé par l’accompagnement du pianiste Matthew Lobauch. The Vertical Player Repertory qui organisait cette belle expérience est animé par Judith Barnes dont l’esprit habite (littéralement) ce petit théâtre, qui est aussi l’antichambre de sa résidence personnelle.
Pourquoi ce coda ? Pour dire que la république respire toujours chez les gens malgré les orages dont on ne sait pas encore évaluer les dangers. Cette république ne s’épuise pas dans ses institutions (qu’un homme politique véreux dénonce comme la manifestation d’un « état profond »). Mais sans celles-ci, la tradition républicaine se réifierait et deviendrait incapable de reconnaître les inégalités qui grandissent sous sa carapace. Le grand théâtre de Broadway de The Great Society ne perdurerait pas s’il n’y avait pas aussi les créations locales comme We the People.
Cet article a été publié par la revue Esprithttps://esprit.presse.fr/. Nous remercions l’auteur et la Revue pour leur aimable autorisation de le publier.
N.B. Certains intertitres sont de la rédaction de Boulevard Extérieur.