A moins de trois mois du premier tour de l’élection présidentielle française, Emmanuel Macron dévoile au compte-goutte les premières mesures d’un éventuel programme de candidature à sa propre réélection, en commençant par l’un des domaines où son gouvernement se sera montré particulièrement actif depuis 2017 : l’Université. Ce premier quinquennat a ainsi été marqué tout d’abord par la mise en place de la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) en 2020 [1] Une réforme menée face à l’opposition des enseignants-chercheurs et d’une partie de leurs étudiants. Les ministres de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Supérieur ont par ailleurs dénoncé les dangers supposés du « wokisme » et de « l’islamo-gauchisme » à l’Université. Une chasse aux sorcières récemment illustrée par une rencontre de personnalités luttant « contre la déconstruction » [2] – et donc contre le fondement même des sciences sociales – organisée à La Sorbonne, en présence de Jean-Michel Blanquer. Ces prises de positions et l’annonce récente par le Président du projet de libéralisation des parcours universitaires [3] en cas de victoire au printemps prochain, font de l’Université un véritable champ de bataille idéologique.
Les influences étrangères
Dans ce conflit, la majorité s’inquiète aussi des influences étrangères qui s’exprimeraient à la fois par une « américanisation » [4] des thèmes du débat, et par le développement d’institutions éducatives non-françaises sur le territoire. Au début de l’automne 2020, le président Macron présentait ainsi dans la ville des Mureaux un projet de loi visant à lutter contre les séparatismes, en évoquant notamment sa volonté de lutter contre des enseignements contraires aux valeurs de la République délivrées sur le territoire français par des organisations culturelles et religieuses financées par d’autres États. Se sentant directement concerné, le président de la République turque, Recep Tayyip Erdogan, a répondu en s’en prenant à la « santé mentale » [5] de son homologue français et en soulignant la présence de nombreuses institutions françaises comparables à l’intérieur de ses propres frontières. Le 24 octobre 2020, l’Élysée annonçait en représailles que l’ambassadeur de France à Ankara était rappelé à Paris, selon la logique d’une escalade des tensions entre les deux présidents, dont les attaques de part et d’autre illustrent la montée des nationalismes dans les deux pays.
Or, ce que Paris interprète comme une volonté étrangère de pousser ses citoyens à se marginaliser du reste de la nation peut également être analysé dans la continuité d’une diplomatie « émergente » [6] mise en place par Ankara à la fin de la Guerre Froide et renforcée par Recep Tayyip Erdogan depuis 2002. En analysant l’arrivée de fonctionnaires turcs chargés de missions d’enseignement ou de prêches sur le territoire français du point de vue d’une politique d’influence transnationale, l’objectif de cet article est de montrer en quoi cette ambition turque aujourd’hui dénoncée en France est le fruit d’une volonté de diffusion d’un modèle culturel opposé à l’hégémonie occidentale dans le domaine, à travers la construction d’un réseau d’appareils idéologiques d’État expatriés.
La gloire du lycée de Galatasaraï
En 2019, lorsque fut envisagée la perspective de l’ouverture de lycées turcs en France sur le modèle des lycées internationaux, la réaction fut épidermique. Autant dans la presse où l’on s’est mobilisée au nom de la laïcité, qu’au sein même du gouvernement où le ministre de l’Éducation nationale, a déclaré que le pays « n’est pas une terre d’ouverture à ce genre d’initiatives » [7]. Le projet turc se base pourtant sur le constat que les établissements scolaires français sont nombreux à l’étranger, et notamment en Turquie, où les enfants du parti au pouvoir comptent par ailleurs bien souvent parmi les élèves [8] . Il est en effet possible de suivre une scolarité sous le contrôle de l’État français en Turquie entre les établissements Charles de Gaulle, Pierre Loti et Galatasaray à Istanbul ou Ankara. Ces institutions scolaires installées en Turquie sont issues d’une longue tradition d’influence française au Proche-Orient, dont nous pourrions faire remonter la genèse à la signature de l’alliance franco-ottomane entre François 1er et Soliman Le Magnifique en 1536. Souvent décrit comme ayant l’ambition de vouloir s’ériger en représentant des musulmans du monde entier, en misant sur un sentiment grandissant d’islamophobie [9] , Erdogan pourrait ainsi rétorquer que cette stratégie n’est pas si différente de celle qui vit les rois de France se présenter comme les défenseurs des Chrétiens d’Orient vivant sous l’autorité des sultans ottomans.
Un mimétisme comparable paraît à l’origine de la volonté turque de faire connaître son modèle politique en dehors de ses frontières. Arrivé au pouvoir en 2002, l’actuel président de la République turque semble s’inspirer de la politique d’un de ses prédécesseurs : Turgut Özal, chef de l’État au moment de la chute de l’URSS, ambitionna de profiter de l’implosion du Bloc de l’Est pour se présenter aux ex-Républiques soviétiques turcophones d’Asie Centrale comme représentant un exemple de développement politico-culturel pouvant les structurer suite à leurs indépendances [10] . Construits autour d’une politique ambitieuse de transposition des dispositifs éducatifs et religieux à même de former une élites pro-turques dans ces pays, ces partenariats ont eu deux effets notables : la signature d’accords militaires et économiques avantageux pour la Turquie ; et son établissement comme puissance régionale à même de concurrencer localement le modèle de développement occidental.
Les réseaux Gülen
Au début du millénaire suivant, alors que les exemples de diplomaties émergentes semblaient se multiplier à l’échelle du globe autour du modèle chinois, le nouveau pouvoir turc décida de reprendre à son compte l’ambition de l’ancien Président en la transposant à d’autres théâtres d’opération. Si une doctrine caractérisée comme « néo-ottomane » [11] apparut rapidement au centre des préoccupations par rapport aux actions d’Ankara dans les Balkans Alexandre Toumarkine. « La politique turque dans les Balkans. [12] et au Moyen-Orient [13], ce fut également l’Afrique qui se révéla bientôt sous influence turque à travers l’implantation du réseau Gülen [14] . Ce mouvement qui prend le nom de son fondateur, le prédicateur turc Fethullah Gülen, prône l’enseignement d’un islam modéré compatible avec les standards internationaux en matière d’éducation, à travers un réseau mondial d’établissements qui furent longtemps les avant-postes de la diplomatie turque dans des pays jusqu’ici éloignés de sa sphère d’influence. En 2016, la tentative de putsch avortée contre le gouvernement d’Erdogan mit cependant officiellement fin à ce partenariat et la purge de la fonction publique qui s’en suivit révéla que des adeptes de cette organisation étaient présents jusque dans les représentations consulaires turques en Europe. Désormais catégorisés comme terroristes par Ankara, suite à leur supposée participation au coup d’État, les établissements membres de ce réseau devinrent la cible de la diplomatie turque, alors qu’ils assuraient jusqu’ici la majorité du travail de diffusion internationale de son modèle politique à travers le monde.
Pour continuer à assurer cette mission, le gouvernement turc a néanmoins décidé de mettre en place sa propre organisation à même de reprendre en main ces institutions et les enseignements qu’ils dispensaient. Créée quelques mois avant les événements de 2016, la Fondation Maarif (qui signifie "éducation" en turc) mène une stratégie de reconquête qui vise à perpétuer la vision gouvernementale de l’apprentissage turc dans les pays concernés. Si c’est encore une fois l’Afrique qui se retrouve au centre des débats, le fait est que les pays occidentaux comme la France sont eux aussi concernés. La première école française du réseau est ainsi située à Strasbourg.
Le statut particulier de l’Alsace et de la Lorraine
La préfecture du Bas-Rhin est par ailleurs un modèle typique de la stratégie d’implantation diplomatique turque en Europe et plus particulièrement en France, à travers l’installation de plusieurs institutions expatriées dans la ville ces dernières années. C’est notamment un chantier directement en lien avec l’État turc qui a fait parler de lui au début des années 2010 : celui de la faculté de théologie musulmane. Financé par l’Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB, ou "Diyanet İşleri Türk İslam Birliği en turc), émanant de la Présidence des Affaires Religieuses (Diyanet) placée directement sous l’autorité du Premier Ministre à Ankara, ce projet sans précédent en France vise à former directement sur le territoire des imams à même de prêcher au sein des mosquées locales. La loi française de 1905 sur la laïcité ne s’appliquant pas à l’Alsace et la Lorraine, alors sous occupation allemande au moment de sa mise en place, une telle formation est unique en France et place de fait l’État turc dans une situation inédite de monopole sur le marché de la préparation théologique des prédicateurs musulmans.
Cette question de la formation professionnelle selon les critères d’éducation d’une puissance étrangère peut ici aussi être analysée du point de vue de l’imitation d’un modèle diplomatique existant, dans la mesure où comme dit précédemment la France assure elle-même la gestion de plusieurs établissements scolaires en Turquie. Ces derniers, réputés pour leurs formations calquées sur des standards occidentaux, ont ainsi été à l’origine de la formation d’élites "européanisées" dans ce pays, notamment dans le domaine de la diplomatie , qui a justement été l’une des cibles des purges ayant suivi la tentative de coup d’État de 2016.
Créée à l’occasion d’une visite d’État de François Mitterrand à Ankara en 1992, en réponse à la volonté des diplômés du lycée Galatasaray de continuer à voir la francophonie représenter un critère d’excellence dans l’enseignement supérieur turc, l’Université Galatasaray d’Istanbul est depuis présentée comme un vecteur de diplomatie d’influence. Cogéré par l’État français depuis presque trente ans, cet exemple institutionnel parmi d’autres illustre la manière dont les chancelleries occidentales ont toujours réussi à imposer la légitimité de leurs modèles culturels à travers le monde [15]. En reprenant à son compte ces méthodes de rayonnement international pour diffuser son propre exemple, la Turquie s’attire pourtant les foudres des responsables politiques des nations qui en sont elles-mêmes à l’origine. Lorsqu’un membre du gouvernement français se permet de déclarer son refus de voir la France accueillir des institutions scolaires étrangères turques sur son sol [16], il dévoile en filigrane la volonté d’hégémonie culturelle que ces institutions diffusent en dehors de ses frontières.
Définie par Antonio Gramsci comme l’ancrage de la domination d’une population sur une autre par l’imposition de références culturelles propres comme seules légitimes par rapport à celles du groupe dominé [17] , cette hégémonie est ici contestée par la Turquie qui entend bien faire connaître sa propre vision du monde à travers l’émergence de sa propre diplomatie éducative. Les établissements scolaires sont ainsi des « appareils idéologiques d’État » parmi d’autres au sens de Louis Althusser, pour qui l’éducation est un de ces moyens subtils de consolider une domination [18]. Cependant, l’émergence de ces institutions et de leur idéologie sur le territoire français n’est pas à analyser du seul point de vue de l’ambition turque de contrer l’hégémonie occidentale, mais aussi de l’incapacité qu’ont aujourd’hui les modèles culturels occidentaux à s’imposer au sein de leurs propres frontières. Car comme l’a dit Emmanuel Macron dans son discours des Mureaux, la « République (...) a laissé faire » et a elle-même « construit [son] propre séparatisme » [19]
Infographie de l’auteur présentant les établissements scolaires français en Turquie comparés aux dispositifs turcs actuellement présents sur le territoire français
Enseigner le turc
Un abandon de l’État que ne peuvent que constater les professeurs de turc missionnés par l’Éducation nationale, qui ont vu leurs emplois du temps fortement diminués depuis la dernière réforme du baccalauréat. Pour eux, il ne faut donc pas s’étonner de voir des élèves s’inscrire dans des écoles gérées par l’administration turque, à partir du moment où ce sont les seuls endroits qui proposent de poursuivre leur apprentissage de la langue. Les "Enseignements de Langues et Cultures d’Origines" (ELCO) ont par exemple régulièrement suscité le débat au sein des gouvernements successifs de ces dernières années [20]
. Créé dans les années 1970, suite à l’instauration du regroupement familial ce dispositif prévoyait que les pays d’origine des principales populations immigrées en France envoient leurs propres fonctionnaires dans les écoles et collèges français pour apprendre la langue et la culture de leurs parents aux enfants qui le souhaitaient [21]. Or, près de cinquante ans plus tard, les 192 éducateurs turcs faisant cours à plus de 12 000 élèves de primaire et du collège, sont accusés de profiter de ces temps d’apprentissage pour enseigner aux enfants des discours contradictoires à ceux de l’école républicaine, notamment sur des questions de laïcité et de négation du génocide arménien S [22]
. Cependant, pointés du doigt par le gouvernement du président Macron dans son projet de loi sur les séparatismes, ces enseignements ne disposent pas pour l’instant de solution de remplacement à même de répondre aux besoins linguistiques des élèves concernés. Pour remédier à leur éventuelle suppression, l’État français ne disposait que de sept professeurs qualifiés par le Ministère de l’Éducation Nationale pour enseigner le turc à 3.200 élèves de lycée intéressés, en 2016 … [23]
Si la France ne souhaite pas voir se développer des discours contraires à ses valeurs (comme le négationnisme ou le créationnisme) au sein de l’École républicaine, il ne tient qu’à elle de s’en donner les moyens en encourageant par-exemple la formation interne d’enseignants à même de répondre à la demande d’apprentissage de ses citoyens. Car, en attendant, Ankara a décidé de répondre à Paris dans ce conflit culturel dont le principal champ de bataille reste pour l’instant éducatif, en décidant de complexifier le processus d’obtention des visas des enseignants français dans plusieurs facultés stambouliotes [24]. Dans l’escalade nationaliste qui se mène en parallèle sur les campus des deux pays, entre "islamo-gauchisme" français et lutte contre le « terrorisme » étudiant turc [25], les victimes semblent toujours se compter dans les seuls rangs de la communauté universitaire.