Le 21 novembre, les ministres russes de la Défense et des Affaires Etrangères, accompagnés d’autres membres du gouvernement, sont allés à Erevan pour recueillir les prières d’un Premier ministre arménien en pleine déroute, vassalisé par Moscou, et désavoué par la majorité de ses compatriotes. Faute d’être entré dans la bataille, le Kremlin a accepté le rôle peu enviable de liquidateur de l’autonomie du Haut-Karabakh et de la souveraineté arménienne.
Les Arméniens d’Artsakh de nouveau enclavés
Les conditions de l’armistice sont cruelles. Le Haut-Karabakh -Artsakh en arménien- perd près d’un cinquième de son territoire et son futur statut n’est pas prévu dans l’accord du 10 novembre (Pendant la période soviétique, cette province était une région autonome de la république d’Azerbaïdjan). 80 000 Arméniens ont fui leurs maisons et leurs terres au cours du mois de novembre 2020. La ville historique de Chouchi est perdue. Les routes qui relient l’Artsakh à l’Arménie sont désormais sous contrôle azerbaïdjanais ou russe.
La « paix » a été imposée à des conditions intenables pour les Arméniens de l’Artsakh, et très difficiles pour l’Arménie, où la reddition suscite colère, humiliation et esprit de revanche. Le Premier Ministre Nicol Pachinian est acculé et contesté. Arrivé au pouvoir grâce à un fort mouvement démocratique au printemps 2018, il a tenté de rassurer Moscou, toujours garant de la sécurité militaire et énergétique de son pays, tout en luttant contre la corruption et en réformant l’administration et l’économie vers plus d’Etat de droit.
La république d’Arménie sort de cette guerre affaiblie, humiliée, et dépendante de la Russie. La nouvelle carte montre un petit Etat, sans ressources naturelles, coincé entre la Russie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Géorgie, avec les villes et villages du Haut-Karabakh livrés à eux-mêmes, à l’intérieur de l’Etat azerbaïdjanais.
Rappelons que l’Artsakh n’a jamais été une terre azérie, mais toujours une terre arménienne. En 1921, les Bolcheviks ont décidé de rattacher ces hauts plateaux à la future république soviétique d’Azerbaïdjan, dans une entreprise stalinienne de découpage du Caucase en confettis ethniques ingérables hors du strict contrôle de Moscou. Les républiques azerbaïdjanaise et géorgienne en font aussi les frais, avec les statuts spéciaux du Nakhitchevan, d’Adjarie, d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud. Un sort identique est réservé aux petites républiques autonomes du Nord-Caucase, incluses dans la république soviétique fédérative de Russie (RSFSR), avec des frontières arbitraires, comme la république autonome de Tchétchénie-Ingouchie créée en 1936.
En 1991, alors que les républiques de l’URSS ont voté leur indépendance, la région de l’Artsakh se proclame république et fait sécession de l’Azerbaïdjan. Le petit territoire se donne des institutions étatiques et les attributs d’un pays souverain. La république d’Artsakh – Haut Karabakh ne sera reconnue par aucun Etat, même pas la Russie et l’Arménie.
En 1994, après plusieurs années de guerre, l’Arménie, alors soutenue par Moscou, avait réussi à repousser les troupes azerbaïdjanaises hors du Karabakh, et des quatre districts environnants qui séparent l’enclave de l’Etat arménien. Erevan avait poussé sans aucun ménagement des centaines de milliers d’Azéris hors des districts occupés. L’exode dépassait largement en nombre l’exode des Arméniens en cet automne 2020.
La Turquie n’avait alors fourni aucune aide militaire à Bakou contre Erevan. Après l’éclatement de l’Union soviétique, elle avait adopté une politique prudente envers ses nouveaux voisins indépendants du Caucase : bonnes relations politiques et commerciales, grande ouverture aux touristes de l’ex-URSS, sans revendiquer une influence stratégique dans les pays turcophones.
Depuis 1994, et en dépit de nombreuses négociations, rien n’avait été acté. Le Groupe de Minsk, présidé par la France, la Russie et les Etats-Unis, n’a pas obtenu de résultat probant en près de vingt ans d’existence. La situation de non-paix, d’occupation de territoires, et de transferts de population, a perduré sans aucun aménagement juridique et politique de la nouvelle carte issue de la victoire arménienne. Moscou porte une lourde responsabilité dans l’échec de la diplomatie multilatérale.
Pax turca
En cette fin d’année 2020, nombreux sont ceux qui applaudissent une victoire de la Russie. Le Kremlin a « délivré » un accord. Il peut clamer avoir réussi sa négociation et obtenu le déploiement de 2000 hommes en mission de « maintien de la paix » à la frontière de la ligne de combat [1]. Cependant, la réalité est plus complexe, et moins favorable à l’Etat russe, qui a perdu puissance et influence dans la région du Caucase méridional aux marches du monde turcophone.
La non paix de 1994 au Karabakh était une pax russica en suspens. La fin de la guerre de 2020 est une pax turca inscrite dans les faits et les textes. La Russie n’a pas pu dissuader Bakou et Ankara d’intervenir, et n’a pas aidé l’armée arménienne dans sa résistance à l’attaque. Ce n’est qu’après une forte avancée des soldats azéris, turcs, et probablement de mercenaires syriens, que Moscou a été invité à jouer le faiseur de paix. Pas à ses conditions, mais aux conditions des vainqueurs. La Russie a dû reconnaître et solder la déroute arménienne.
Ankara et Bakou ont eu la main sur la rédaction de l’accord de cessez-le-feu. Le président Aliev a sans aucun doute imposé l’article 9 du texte, donnant à son pays le contrôle total de la route qui relie la province exclave du Nakhitchevan au reste du territoire national, à travers le territoire de l’Arménie [2]
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Dans son discours de victoire devant la nation le 10 novembre, llham Aliev a salué l’allié turc plus chaleureusement que l’ami russe : « je loue les efforts du président de la Turquie, mon cher frère Recep Tayyip Erdogan, et du président de la Russie, Vladimir Poutine [3] Il indique donc que le conflit a été arrêté par deux négociateurs, Ankara et Moscou. Le président azerbaïdjanais a obtenu ce qu’il voulait : la reprise des territoires conquis par l’Arménie en 1994, la perte de statut du Haut-Karabakh, l’unification de la province du Nakhitchevan avec le reste de l’Azerbaidjan, par un couloir qui traverse le sud de l’Arménie, et l’abaissement de la Russie au rôle de médiateur, chargé de la tâche ingrate de protéger les Arméniens restés au Karabakh.
L’hypothèse selon laquelle Aliev voulait aller plus loin, et imposer un contrôle total sur le Haut-Karabakh, en poussant les Arméniens à quitter leur territoire natal, n’est pas étayée. Ainsi, affirmer que Moscou a « arrêté » l’offensive turco-azerbaïdjanaise, et sauvé l’Artsakh, n’est pas une interprétation convaincante.
Ilham Aliev avait préparé cette reconquête, en limitant sa dépendance envers Moscou. En 2018, il achetait 60% de ses armes à la Russie. En 2020, il a diversifié ses importations et multiplié par six ses achats d’armes et matériels à la Turquie [4]. Israël et l’Iran (15 millions d’Azéris vivent en Iran) ont aussi soutenu Bakou dans l’effort de guerre. Par contraste, l’Arménie n’a eu aucun allié militaire, et se trouve désormais totalement dépendante de Moscou pour sa défense. Pour le Kremlin, cette domination sur une Arménie défaite n’est pas une victoire, mais une sortie de crise acquise à un prix élevé [5].
Les medias russes ont accueilli la défaite arménienne, et la négociation russe, avec plus de circonspection que les medias français. Le Haut-Karabakh n’a pas souvent fait la une, et l’engagement turc a rarement été souligné. Quant aux bons experts de géopolitique et de sécurité militaire à Moscou, ils offrent des analyses bien documentées et sont très réservés sur l’accord du 10 novembre, qu’ils jugent fragile, punitif et porteur d’insécurité. Leurs arguments se rejoignent sur l’incapacité russe face à l’offensive turco-azerbaïdjanaise, et le positionnement d’Ankara qui impose sa participation au « maintien de la paix » [6]
Le piège nationaliste
Nicol Pachinian semble avoir été pris dans une surenchère nationaliste. En 2018, il avait succédé à un gouvernement corrompu et impopulaire, après une révolte citoyenne et des élections honnêtes. Il a alors bénéficié d’un fort crédit politique en Europe. Moscou s’est adapté au changement de régime, à certaines conditions. Pachinian a fait preuve de sens tactique et assuré les dirigeants russes de sa loyauté dans le domaine de la défense et des échanges économiques.
Fort de cette « entente » avec Poutine, il a poussé sa chance trop loin. Au printemps 2020, il ravivait le sujet du statut du Haut-Karabakh. Le 5 août 2020, il prononçait un discours à Stepanakert, capitale de la république auto-proclamée : « L’Artsakh, c’est l’Arménie ! », et la foule scandait « Unification ! » [7]. Le ton est monté, les dirigeants azerbaïdjanais ont répliqué, et menacé. Peut-être pour donner des gages à Poutine et s’assurer de son soutien, Nicol Pachinian a félicité Alexandre Loukachenko le 9 août 2020 pour sa « réélection » à la présidence biélorusse, suivant l’exemple d’une vingtaine de régimes autoritaires, dont la Russie, l’Ouzbekistan, le Kazakhstan, la Chine, la Corée du Nord, la Syrie, la Turquie, l’Azerbaïdjan.
Après le désastre militaire et humanitaire de novembre 2020, Pachinian se retrouve acculé et accusé. Il doit accepter toutes les conditions. Son gouvernement est en pleine déroute. Une majorité d’Arméniens ne lui font plus confiance.
Le déploiement pour cinq ans de troupes russes de « maintien de la paix » autour du Haut-Karabakh annonce un nouvel empêtrement russe dans une zone de non-droit et de non-souveraineté, comme au Donbass ukrainien depuis 2014, comme en Ossétie du Sud et en Abkhazie, toutes deux provinces de la Géorgie, reconnues « républiques indépendantes » par la Russie en août 2008.
En 2008, Vladimir Poutine voulait faire chuter le président Mikheil Saakachvili, c’était son objectif premier. Il a gravé dans le marbre la soustraction de deux provinces de l’Etat géorgien, déjà auto-proclamés indépendants dans les années 1990, mais Saakachvili est resté à son poste jusqu’en 2012. Certes, le programme de préparation de la Géorgie à rejoindre l’OTAN s’est arrêté net, et c’était le second objectif poursuivi par Poutine. En revanche, ni le conflit du Donbass, ni la guerre du Haut-Karabakh ne vont freiner les Ukrainiens, Moldaves, Géorgiens, Biélorusses, dans leur désir de se rapprocher de l’Europe et de l’Alliance Atlantique.
Conflits qui mijotent et territoires gelés
Fin 2020, le conflit dit « gelé » du Haut-Karabakh n’est pas de nouveau pris dans les glaces, au contraire. Il reste un conflit qui colle au fond de la marmite, et qui peut entretenir confrontations et violences pendant de longues années. L’insécurité est plus grande dans toute la région du Sud Caucase depuis l’écrasement de l’Arménie. Comme l’explique le géopoliticien russe Andrei Kortunov, directeur du Conseil russe pour les affaires internationales : « la limite entre la guerre et la paix a complètement disparu. (…) L’escalade armée dans le conflit du Haut-Karabakh a réhabilité l’emploi de la force militaire dans la résolution de conflits régionaux dans l’espace post-soviétique » [8]
Pourquoi avons-nous pris l’habitude d’étiqueter les conflits territoriaux impliquant la Russie en « conflits gelés » ? Les Russes parlent de « conflits à petit bouillon », les Anglophones de « simmering conflicts ». Le terme « gelé » convient en revanche fort bien pour décrire la situation des territoires, figés dans une situation de non-paix et de non-droit, et dont la non-reconnaissance laisse leur population sans défense face aux frustrations et ambitions des pays voisins.
La seule notion en droit est celle de « république non reconnue » : la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, les « républiques populaires de Lugansk et Donetsk » à l’Est de l’Ukraine, la Crimée intégrée à la Russie, et le Haut-Karabakh.
Des six pays pris en étau entre la Russie et l’Europe, seule la Biélorussie ne connaît pas de « conflit qui mijote ». Vladimir Poutine n’a, en Biélorussie, aucun territoire ou population à soutenir ou à soumettre. Et c’est l’une des raisons de l’attentisme de Moscou face à la révolution contre la longue tyrannie Loukachenko. Depuis l’élection frauduleuse du 9 août 2020, manifestations et grèves continuent, en dépit d’une répression très violente [9]
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La Russie n’avait anticipé ni les événements de Biélorussie, ni l’offensive turco-azerbaïdjanaise contre l’Arménie. Elle a dû « ajuster le tir », mais dans les deux cas sans faire parler ses armes.
La nouvelle donne géopolitique
Avant novembre 2020, Moscou avait deux Etats loyaux à sa frontière caucasienne. Après avoir acté la défaite arménienne, la Fédération de Russie a perdu de facto ses deux alliés privilégiés dans le Caucase. L’Arménie enclavée, se trouve trop dépendante pour être un véritable allié, elle est un vassal. Et l’Azerbaïdjan a clairement basculé vers la Turquie dans un jeu de puissance en Méditerranée orientale. ILpèse beaucoup plus lourd grâce à son industrie pétrolière, ses ports, son commerce, et son appartenance à la grande région turcophone. C’est ainsi que la dynastie des Aliev, policière, répressive et corrompue, tient bon.
La Russie et l’Arménie sont liées par un accord de défense bilatérale, et par l’organisation du traité de sécurité collective (OTSC), formalisée en 2002. Certains observateurs russes ou arméniens font une lecture légaliste de la « retenue russe » dans cette guerre de 44 jours, probablement pour ne pas assumer la dure réalité. Ils font valoir que l’accord multilatéral prévoit la défense d’un Etat allié si cet Etat est attaqué par une force adverse. Or, la république auto-proclamée du Haut Karabakh n’a jamais été reconnue formellement par Erevan. Ainsi, le territoire de l’Etat arménien stricto sensu n’a pas été attaqué, ce qui ne déclenchait pas la mise en œuvre du traité et l’envoi de troupes de Russie ou d’autres Etats membres de l’OTSC (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et Biélorussie) [10] .. Cette « protection légaliste » brandie comme bouclier contre une obligation de porter secours aux Arméniens pourrait expliquer le manque d’empressement de Moscou à rechercher une solution au sein du Groupe de Minsk.
Le chercheur moscovite Alexandre Iskandarian résume bien le contresens fait par les tenants d’une analyse en « victoire de l’un, défaite de l’autre ». L’objectif initial du Kremlin n’était pas de déployer des troupes de maintien de la paix en territoire azerbaidjanais pour assurer le respect d’un cessez le feu décidé et formulé par les Azeris et Turcs [11]. Mais c’est la mission qui lui revient, pour cinq ans renouvelables.
Pendant les trois dernières décennies, le sort du Haut-Karabakh, et la confrontation entre Bakou et Erevan, dépendaient du bon vouloir de Moscou. Aujourd’hui, cette période est révolue. La Russie a désormais une marge de manœuvre étroite dans le Caucase. Elle réaffirme sa « neutralité » dans le conflit et ne veut donner aucun gage ni à l’un ni à l’autre Etat, par crainte de dévaloriser une relation économique et stratégique forte avec Bakou. Elle n’a pas soutenu son allié faible, l’Arménie, et n’a pas empêché son allié fort, l’Azerbaïdjan. Elle ne pouvait pas non plus désavouer l’engagement de la puissante Turquie derrière l’Azerbaïdjan et contre l’Arménie. Elle s’est ligotée dans une position de non-action. Seul le rôle de médiateur dans un conflit insoluble lui est revenu, faute d’autre volontaire pour endosser cette responsabilité ingrate.
Le Kremlin doit prendre en compte les intérêts d’une Turquie puissante et sans scrupules. La capacité d’Erdogan à intervenir est une mauvaise nouvelle pour les nations du Caucase et, au-delà, pour toute la région, la Russie, et les pays européens. La Turquie, membre de l’OTAN, a clairement décidé de faire cavalier seul et de se détourner de l’Union Européenne ainsi que des principes, méthodes et missions de l’Alliance Atlantique. Elle mène ses propres opérations en Syrie et Libye. Avec la guerre du Haut-Karabakh, elle a gagné en influence dans le Caucase méridional et au Moyen Orient. Elle s’emploie à renforcer sa position en Géorgie, à laquelle elle fournit des armes. Pour Moscou, la Turquie et l’Iran sont deux redoutables « amis », et alliés ad hoc, de plus en plus difficiles à gérer.
Le mythe de la Russie protectrice des chrétiens d’Orient, tout comme le mythe de Poutine garant de la sécurité du Caucase, contre l’Islam, le terrorisme et les ambitions grand-turques, sont bien morts. L’armée russe n’avait-elle pas attaqué la Géorgie, peuplée très majoritairement de chrétiens (Abkhazes et Ossètes inclus), en août 2008 ?
Décidément, Vladimir Poutine et son armée ne cherchent pas à regagner un pré carré, ou reconquérir l’empire du passé, mais à figer les anciennes républiques soviétiques dans un état de souveraineté faible et de dépendance économique. A part pour l’Arménie, cette tactique du « spoiler » échoue. L’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, bientôt la Biélorussie, avancent dans leur rapprochement avec l’Union européenne et s’éloignent de la sphère russe, en dépit des territoires gelés et des menaces de représailles.
Le Kremlin reste prisonnier d’une conception dépassée de la domination et de l’influence. Il se positionne, au mieux, en puissance régionale, en concurrence avec d’autres puissances régionales. Il tente de défendre ses acquis par des formes variées d’ingérence : désinformation, subversion, réseaux politiques et d’affaires, monopole énergétique, et intervention militaire dans le cas de l’Ukraine. Contrôler un autre Etat implique de gouverner la population de cet Etat. C’est un défi impossible pour une Russie en déclin démographique, économique et politique, qui n’en a plus ni les moyens, ni la volonté.