Si les médias occidentaux font une large place à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et aux réactions tant en Europe qu’en Amérique du nord et à sa condamnation quasi-unanime, la couverture médiatique dans les pays du Sud est beaucoup plus discrète et révèle des sentiments mitigés. En Asie, au Moyen Orient, en Afrique, voire en l’Amérique latine, les commentaires officiels comme ceux de la presse se partagent entre embarras, inquiétude en raison de l’impact de cette situation de guerre sur leur économie, et regain de critiques envers l’Occident.
I / Un embarras non dissimulé
Cet embarras nait le plus souvent du refus de ces pays de faire un choix clair entre leurs relations avec l’Europe, et surtout les États-Unis, et la Russie avec laquelle beaucoup ont d’excellentes relations politiques.
Ceci est en particulier le cas en Asie, notamment dans les anciennes républiques soviétiques du Caucase ou de l’Asie centrale, dont les liens restent forts politiquement et économiquement avec la Russie, même si elles se sont ouvertes à la présence occidentale. L’Inde, qui a une longue tradition de relations étroites avec l’URSS puis la Russie, se trouve dans une position comparable à un moment où elle diversifie ses relations avec les Etats-Unis et la France. Le partenariat stratégique qui la lie à Moscou a encore été confirmé lors de la visite de Vladimir Poutine en décembre 2021 avec un renforcement de leur coopération dans les domaines militaires et spatiaux. Le Japon a montré également des signes évidents d’embarras, malgré sa relation privilégiée avec les Etats-Unis, mais ne veut pas altérer ses relations avec la Russie voisine. Quant à la Chine, même si elle a évité de qualifier d’invasion la guerre en Ukraine et dénonce le « comportement irresponsable » de l‘OTAN, elle rappelle son attachement à la souveraineté des Etats et ne veut pas multiplier les occasions de contentieux avec les Etats-Unis à un moment où ses rapports avec Washington traversent une phase délicate.
Au Moyen-Orient et dans les pays arabes, l’embarras prévaut y compris chez les plus proches alliés de la Russie que sont Israël, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte. En Israël, la guerre en Ukraine pose un problème de politique intérieure à son gouvernement qui ne dispose que d’une voix de majorité avec une communauté russe et ukrainienne importante et divisée. Par ailleurs Israël a besoin de la neutralité, voire de la complaisance russe, pour attaquer de façon systématique des cibles iraniennes sur le territoire syrien. Enfin, on soulignera que, malgré ses liens privilégiés avec les Etats-Unis, ses relations avec la Russie sont excellentes, à l’image des rapports personnels spécialement amicaux de Benjamin Netanyahou comme de Naftali Bennett avec Vladimir Poutine. Quant aux oligarques, dont certains ont la nationalité israélienne, ils sont accueillis avec bienveillance.
L’Arabie saoudite a noué avec la Russie des liens d’autant plus forts que Mohamed ben Salman est ostracisé par le président Biden et que les contentieux avec les Etats-Unis se sont multipliés. On se rappellera l’accolade chaleureuse de Poutine avec « MBS » lors du sommet du G 20 en Argentine en novembre 2020 alors que les autres membres du sommet se détournaient de lui après l’affaire Khashoggi. Quant aux Emirats arabes unis, si leurs relations avec Washington se sont dégradées après le départ de Donald Trump, ils veulent éviter que le tropisme des hommes d’affaires russes pour Dubaï et autres paradis émiratis soit affecté par la guerre en Ukraine. L’Iran est également partagé car il a pu craindre que la question de l’Ukraine ne perturbe la bonne conclusion de l’accord nucléaire en cours de négociation. Si la Turquie, membre de l’OTAN condamne l’invasion et fournit des drones à l’Ukraine, elle veut éviter de se brouiller avec la Russie, et reste ambiguë sur la mise en œuvre des sanctions.
La Russie recueille ainsi les fruits de son retour en force au Moyen-Orient, y compris avec des pays qui n’appartenaient pas à la sphère d’influence de l’URSS.
On retrouve le même malaise en Afrique dans des pays pourtant proches comme le Sénégal, par ailleurs président actuel de l’Union africaine, mais aussi largement en Afrique australe dont les opinions publiques sont hostiles à l’Occident malgré des relations officielles amicales avec les pays européens, notamment à travers les accords ACP, ou avec les Etats-Unis. Il est vrai que la présence russe et chinoise est de plus en plus prégnante et que les campagnes de désinformation sont de plus actives. Certains pays d’Amérique latine, qui se sont rapprochés de la Russie, notamment sur le plan commercial mais qui ne veulent pas mécontenter leur grand voisin du nord, sont dans la même situation.
Cet embarras s’est manifesté tout d’abord dans les positions officielles prises par les pays du Sud qui évitent dans de nombreux cas de condamner formellement l’invasion russe. Il existe également au niveau des Nations unies. On rappellera qu’au Conseil de sécurité, lors du vote de la résolution condamnant l’agression russe, trois pays se sont abstenus : la Chine, l’Inde et les Emirats arabes unis. Ce dernier vote a pu étonner compte tenu de leurs liens avec les Etats-Unis et Israël, mais en tant que porte-parole des pays arabes, ils ont ajusté leur vote après concertation. La carte des abstentions lors du vote de l’assemblée générale est également révélatrice. 17 pays africains sur 35 se sont abstenus. En Asie la plupart des pays d’Asie centrale, l’Inde et la Chine se sont abstenus ou n’ont pas participé au vote. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, on constate le même phénomène. De fermes démarches diplomatiques effectuées par les ambassadeurs européens ou américains ont évité que le nombre d’abstentions soit trop élevé.
Cet embarras se manifeste également sur l’adoption des sanctions à l’égard de la Russie. La plupart des pays non-européens sont en position d’attentisme et en retrait. Certains n’ont pris jusqu’à maintenant aucune sanction. D’autres, comme l’Inde, négocient des contrats d’approvisionnement pétrolier avec la Russie. Certains pays ne cachent pas qu’ils ne comptent pas respecter les sanctions sévères prise par les États-Unis et l’Union européenne, qu’ils considèrent comme illégales au regard du droit international. Le problème est de savoir s’ils vont persévérer au cas où Washington ferait valoir le caractère extra territorial des sanctions prises. Il se pose pour les pays du Golfe, notamment Dubaï, qui apparaissent comme une zone de repli voire de contournement pour les banquiers et hommes d’affaires russes. On notera la mise en garde très ferme des Etats-Unis à l’égard de la Chine, à la suite de la conversation téléphonique du 18 mars entre Joe Biden et Xi Jinping, qui pourrait approvisionner la Russie en armement, en téléphones portables, en pièces détachées pour ses avions et acheter du pétrole.
Une autre façon de se tirer d’embarras est de proposer sa médiation, comme l’ont fait la Turquie et Israël avec des chances de succès bien évidemment limités.
II / De fortes inquiétudes en raison de l’impact économique.
La guerre en Ukraine a déjà et aura des conséquences économiques et financières majeures sur l’ensemble du monde, au Nord comme au Sud : hausse du prix des hydrocarbures et des matières premières, bouleversement des marchés financiers, perturbations des échanges internationaux, récession économique, attentisme en matière d’investissements, pressions inflationnistes, impact sur les finances publiques. Cependant de nombreux pays du Sud, certains déjà fragiles, sont et seront plus fortement affectés.
L’inquiétude des autorités chinoises est évidente. L’instabilité engendrée par cette guerre et son impact sur la croissance mondiale, après le choc subi par le pays à l’occasion de la pandémie, pourrait fortement bouleverser une économie axée sur l’exportation et ceci d’autant plus qu’elle serait soumise à des sanctions au cas où elle tenterait de ne pas les respecter. Les risques d’une guerre commerciale avec les Etats-Unis sont ainsi aggravés.
La hausse des prix des hydrocarbures, déjà amorcée avant la guerre en Ukraine, semble devoir se poursuivre. Pour l’instant, les pays membres de l’OPEP +, qui inclut la Russie, ne semblent pas disposés à augmenter leur production de pétrole. L’Arabie saoudite comme les EAU, qui disposent d’une marge de production importante, se sont refusés à répondre aux pressions américaines. Il est clair que la Russie comme d’autres pays s’opposeront, en toute hypothèse, à une augmentation de la production. Le retour sur le marché des hydrocarbures de l’Iran, si les négociations sur le nucléaire aboutissent finalement à un accord, pourrait changer la donne. Après une envolée du Brent jusqu‘à 130 $/baril, les cours sont revenus à un niveau plus faible, 113 $ le 22 mars. Mais certaines prévisions n’hésitent pas à annoncer des cours pouvant atteindre 200 $. Une évolution comparable sur le gaz déjà constatée peut s’aggraver si l’approvisionnement en gaz de l’Europe devait être interrompu soit du fait de l’Union européenne, soit du fait de la Russie.
Si les pays producteurs ne peuvent que s’en réjouir, les pays importateurs, notamment les plus importants d’entre eux comme l’Inde, le Pakistan et la Chine, ont de quoi s’en inquiéter, compte tenu des répercussions sur leur balance des paiements, sur les coûts de production et sur leurs finances publiques. Une réflexion comparable peut être faite au niveau des pays les plus pauvres d’Afrique ou d’Asie.
Le problème de la sécurité alimentaire se pose en des termes particulièrement préoccupants. Un récent rapport de la FAO prévoit que 8 à 13 millions de personnes pourraient souffrir de la faim. Le secrétaire général des Nations unies a évoqué pour sa part le risque d’un « ouragan de famines ». Un double risque apparaît : celui, déjà réel, d’une rupture des apprivoisements en provenance de la Russie et de l’Ukraine ; celui d’une hausse importante des prix des céréales déjà enregistrée, notamment du blé qui est passé de 800 $/ boisseau à 1400 $/ boisseau fin mars. En effet la Russie est le premier exportateur de blé avec 35 M/T et l’Ukraine le quatrième avec 24 M/T en 2021. A eux deux ils représentent le tiers des exportations de blé. Outre le risque déjà constaté d’un arrêt des exportations, on constate, sur une grande partie du territoire ukrainien, l’absence des semis de printemps en raison de la guerre. On rappellera par exemple que les pays arabes importent plus de la moitié de leur blé de ces deux fournisseurs avec des situations de dépendance très variables, le Liban étant dépendant à 96 %, le Soudan à 92 % et l’Egypte à 86 % en 2020. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’en Afrique du nord comme au Sahel les récoltes ont été affectées par une grande sécheresse. Le risque de famine existe bien dans certains pays avec des émeutes éventuelles de la faim pouvant déstabiliser des États fragiles. Dans le même temps le prix des engrais dont la Russie est un important producteur augmente.
Certes pour le pétrole comme pour le gaz, le blé ou les matières premières, dont les prix sont traditionnellement très volatiles, il est difficile d’en prévoir l’évolution des cours avec précision. Mais la tendance à la hausse ne peut que s’accentuer si la guerre devait durer.
III/ Des opinions entre indifférence et rejet de l’Occident
La forte émotion qui existe en Europe et dans une certaine mesure en Amérique du Nord, n’est guère partagée dans la plupart des pays du Sud. L’éloignement géographique peut expliquer cette prise de distance proche de l’indifférence mais également le sentiment que leurs pays ne se sentent pas directement concernés par ce conflit même s’ils doivent en subir les conséquences économiques. S’y ajoute également l’impression au niveau des gouvernements qu’ils n’ont pas les moyens de peser sur les événements et d’amener la Russie et l’Ukraine à la réconciliation. La seule exception serait la Chine dont les intérêts économiques et stratégiques sont contrariés par cette guerre et qui dispose de sérieux moyens de pression sur la Russie. Mais elle n’entend pas s’en désolidariser car elle est liée par une « amitié sans limite » confirmée encore le 4 février dernier à l’issue de la rencontre entre Vladimir Poutine et Xi Jinping à Pékin. Bien au contraire elle est sollicitée de lui apporter une aide économique et militaire. Quant aux autres médiateurs, qu’il s’agisse de la Turquie ou d’Israël, ils n’ont guère les moyens de leurs ambitions affichées.
Dans certains pays, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, cette indifférence se teinte d’un rejet de l’Occident. Comme le fait observer un intellectuel camerounais, Paul Simon Handy dans une interview publiée par Le Monde le 13 février, « il s’agit moins d’une adhésion à la politique russe que d’un rejet, sur fond d’anti-impérialisme, de l’Europe et l’Occident ». Le souvenir de la guerre en Libye et de l’opération Barkhane, instrumentalisée par la désinformation russe et, dans une moindre mesure, chinoise, a eu des effets évidents notamment dans les pays francophones. La façon dont l’Europe discrimine les réfugiés venant d’Ukraine, dont certains sont Africains, aliment cette réaction.
Au Moyen-Orient les sentiments hostiles à l’Occident qui, jusqu’au début des années 2000 visaient essentiellement les Etats-Unis, se sont étendus aux Européens à la suite des interventions en Irak et en Libye. Les médias arabes ne manquent pas de faire la comparaison entre l’absence de réaction en Occident, les « crimes de guerre » commis par les armées israéliennes à Gaza, européennes en Libye, ou américaines en Irak voire au Vietnam alors que ceux de la Russie sont dénoncés largement. De même le syndrome du « deux poids deux mesures » s’exprime également vis à vis de la question palestinienne et une comparaison faite entre l’accueil des réfugiés syriens, irakiens ou africains qui fuient les guerres et celui des réfugiés ukrainiens. Marwan Bishara, intellectuel et journaliste arabe israélien, dans une interview à al-Jazeera va même plus loin et n’hésite pas à écrire le 15 mars : « en vérité le « Nord civilisé » a été pendant longtemps spécialement violent, à l’intérieur comme à l’extérieur ; le plus « civilisé » a été le plus violent, alors que la violence est à l’opposé d’une conduite civilisée ».
De façon plus étonnante, cette campagne anti-occidentale semble se développer chez les alliés les plus proches des Etats-Unis. On peut lire dans le grand quotidien saoudien Okaz le 14 mars : « Biden est aujourd’hui incapable de vaincre son ennemi juré et il est désormais seul, sans alliés et sans partenaires susceptibles de le sauver ! Il a sali sa réputation à jamais ». Le 17 mars, un autre éditorialiste invitait les pays arabes « pour préserver leur sécurité, leur stabilité et leur bien-être, à adopter des politiques équilibrées bien pensées ». Il recommandait en particulier « de se méfier et d’éviter de tomber dans les crocs du piège de la stratégie américaine dont l’objectif est de démolir ses adversaires …et de ne pas faire trop confiance aux marchés mondiaux et aux lois et règlements occidentaux ». La politique des sanctions, qui pourrait viser des pays arabes, est mise en cause.
Certes il ne faut pas surestimer la portée de cette indifférence ou même des sentiments de rejet de l’Occident qui s’est d’ailleurs développé depuis plusieurs années. Il n’empêche que cet état d’esprit montre clairement que beaucoup de pays du Sud ne veulent pas se fâcher avec la Russie et qu’ils considèrent que la guerre en Ukraine est un conflit entre pays européens avec l’appui de l’Amérique, dont ils doivent subir toutes les conséquences fâcheuses. Une analyse euro-centrée de la guerre en Ukraine doit être complétée par la prise en compte d’une évolution préoccupante d’une autre partie du monde.