Les quatre défis stratégiques de l’UE

Retrait américain de l’accord signé avec l’Iran en 2015, crise en Ukraine, gesticulations inquiétantes de la Russie aux marges des pays baltes, embrasement de l’axe Libye-Irak- Syrie, avec ses conséquences redoutables en Europe en termes de contagion terroriste ou d’afflux de réfugiés, instabilité permanente au Sahel, confrontation possible, y compris militaire, entre un axe Israël/Arabie Saoudite/ États-Unis et un axe Iran/Syrie/Russie, le tout sur fond de menaces cyber, de montée des autoritarismes en Europe et d’imprévisibilité maximale de la diplomatie américaine : rarement l’équation stratégique de l’Union européenne (UE) aura été aussi complexe, aussi instable, aussi inquiétante. Il n’est donc pas surprenant que les questions de sécurité, aussi bien à l’intérieur qu’autour de l’UE, arrivent en tête des préoccupations des citoyens comme des chefs d’État. Nicole Gnesotto, professeure au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), analyse pour Notre Europe-Institut Jacques Delors, dont elle est vice-présidente, les défis géopolitiques de l’Union européenne.

Pierre Mendès France et Konrad Adenauer le 23 octobre 1954, création de l’UEO
AFP

Depuis 2016, sous l’impulsion supplémentaire du choc du Brexit, la défense européenne est devenue un thème à la mode et une priorité politique de l’UE. De nombreuses initiatives, naguère impossibles, sont en cours de réalisation, souvent sous l’impulsion de la France : l’introduction d’une dose de flexibilité en matière de défense (coopération structurée permanente) en est la plus sérieuse illustration. Première historique, la Commission a même débloqué une enveloppe de plusieurs milliards d’euros pour booster l’industrie européenne de l’armement, par le biais d’un fonds européen de défense qui pourrait atteindre 20 milliards d’euros lors du prochain budget pluriannuel européen. Au sommet franco-allemand de Meseberg, le 19 juin 2018, les deux pays ont également proposé la création d’un Conseil de sécurité de l’UE.
Ces initiatives sont importantes. Elles se concentrent toutefois sur les aspects techniques (financiers, institutionnels, capacitaires, industriels...) de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), sans amorcer le débat sur les finalités, les objectifs, les principes mêmes de cette politique. Or ce débat hautement politique nous paraît essentiel pour construire dans la durée, et faire passer l’Union dans le camp des acteurs stratégiques crédibles. Au moins quatre défis attendent en effet un éclairage européen, le plus consensuel possible : les défis de l’autonomie de décision, de l’anticipation des crises, de l’influence politique et de la cohérence de nos intérêts avec les principes démocratiques.

1 ▪ Le défi de l’autonomie : l’Europe ou l’OTAN, quelle conjugaison ?

La dialectique entre autonomie européenne et solidarité atlantique est familière aux Français depuis les choix effectués par le général de Gaulle au début des années 1960 : le retrait progressif de la France du commandement militaire intégrée de l’OTAN s’est accompagné de la construction des moyens de l’indépendance militaire française, y compris nucléaire, mais simultanément la France est restée signataire du Traité de l’Atlantique Nord et elle a tenu à démontrer, quand il le fallait, une solidarité sans faille avec les États-Unis, lors de la crise de Cuba par exemple ou de la première guerre du Golfe en 1991.
En 2018, fidèle à cette dialectique, la France d’Emmanuel Macron continue de vouloir conjuguer l’autonomie nationale et la solidarité européenne. L’argument majeur du général de Gaulle pour justifier l’indépendance française était à l’époque que la France ne voulait pas être entraînée (par les États-Unis) dans une guerre qui ne serait pas la sienne. Soixante ans plus tard, le même argument reste valable, mais à l’envers : la France laisse entendre qu’elle ne veut pas être seule à faire des guerres (Sahel) qui ne sont pas seulement les siennes mais qui profitent à la sécurité de tous les Européens.
Cette dialectique est en revanche moins naturelle pour les Européens, habitués depuis des décennies au monopole du cadre atlantique pour l’analyse, la décision, et l’action stratégiques. Le consensus qui s’est progressivement manifesté sur la création d’une politique européenne de sécurité et de défense, à partir de 1999,n’a jamais remis en cause la préséance de l’OTAN : le traité sur l’Union européenne est très clair à cet égard en affirmant que « l’OTAN reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ».

Prééminence de l’OTAN

C’est cette prééminence de l’OTAN qui a motivé, à partir de 2003, les vetos britanniques sur un développement trop ambitieux de la PSDC. C’est elle qui a motivé pendant des décennies les oppositions de l’OTAN aux velléités d’autonomie politique des Européens. Récemment d’ailleurs, contre toute attente, la bureaucratie américaine a réitéré la doctrine officielle initiée dès 1999 par Madeleine Albright : pas de duplication avec les moyens de l’OTAN, pas de découplage avec les États-Unis, pas de discrimination envers les pays non membres de l’UE. Autrement dit : oui aux efforts budgétaires et capacitaires des Européens de l’UE (on leur demande de consacrer 2% de leur PIB à la défense), non à une autonomie de décision politique de l’UE au sein de l’OTAN (le fameux caucus européen, toujours tabou). Hors de l’OTAN, les Européens sont libres de décider comme ils l’entendent, du moins en théorie. Car la crainte d’une crise avec l’OTAN, en cas de réelle différenciation politique entre l’Europe et les États-Unis, anesthésie nombre d’Européens.
Et pourtant, depuis 2016, le concept d’« autonomie stratégique » est devenu l’un des mantras des textes officiels de l’UE sur la politique de sécurité et de défense commune. Il fait partie des objectifs assignés à la création du Fonds européen de défense proposé par la Commission pour renforcer la base industrielle de l’Europe. On le retrouve dans tous les textes importants du Conseil européen sur la politique de sécurité et de défense. Les Européens auraient-ils trouvé la formule magique pour conjuguer émancipation politique et alliance atlantique ? Pas si sûr.

La réponse à Donald Trump

D’une part, les Européens sont coincés entre deux irrationnels stratégiques. La politique de Donald Trump, inquiétante, imprévisible, incontrôlable, les amène à davantage d’ambition stratégique et de recherche de contre-assurances collectives. Après le retrait de l’Unesco initié sous Barak Obama, le président Trump dénonce en effet le multilatéralisme sous toutes ses formes : retrait de la COP21 sur le climat, critique de l’OMC avec blocage sur la nomination des juges de l’instance, sortie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, retrait du Traité de 2015 sur le nucléaire avec l’Iran. Ira-t-il jusqu’à remettre en cause l’OTAN ?
Ces inquiétudes amènent les Européens à renforcer considérablement leurs efforts en vue de la consolidation de leur politique de défense commune. Mais inversement, les manœuvres d’intimidation de la Russie, inquiétante, brutale, freinent considérablement ces velléités d’autonomie : après l’annexion de la Crimée, après la déstabilisation de l’Ukraine par le Donbass, les Européens se sentent encore plus dépendants de la protection américaine et donc de l’OTAN. Au final, c’est le piétinement qui l’emporte.
D’autre part, les Européens se sont longtemps concentrés sur la question de l’autonomie des moyens militaires, structures de commandement, capacités stratégiques etc. (essentielle certes mais que l’on peut résoudre parce que technique et budgétaire), alors que la véritable difficulté concerne l’autonomie de décision. L’Union européenne est-elle prête, par exemple, à se désolidariser jusqu’au bout des États-Unis après que Donald Trump a dénoncé l’accord sur l’Iran ? Est-elle disposée à s’opposer à l’axe Israël/ États-Unis/Arabie saoudite qui, contre l’Iran, prétend défendre les intérêts occidentaux dans la zone du Moyen-Orient, y compris peut-être par la guerre ? L’UE a-t-elle intérêt à conforter le climat de guerre froide qui redevient le leitmotiv des experts, ou doit-elle inventer une pensée stratégique propre, plus complexe, plus adaptée à la confusion de la mondialisation ?
Il faudrait pour cela construire une politique étrangère commune, avant toute politique de défense, basée sur une autonomie des moyens d’information et d’analyse (renseignement mis en commun, observation spatiale, Galileo) et une analyse commune des menaces et des intérêts de sécurité propres à l’Europe. Le Service européen d’action extérieure (SEAE) devrait en être la source, or ce n’est pas le cas. Il est probable qu’à une immense majorité des cas, la vision stratégique de l’UE soit identique à celle de l’Alliance atlantique, et c’est tant mieux. Mais cette familiarité atlantique ne dispense pas l’Europe de construire sa propre vision du monde. C’est dans le 1% des cas où nos intérêts divergeraient vraiment que se mesurera l’autonomie réelle de l’Union européenne.

2 - Le défi de l’anticipation : prévenir au lieu de seulement gérer les crises ?

Pendant des décennies, avant que le tabou d’une politique de défense commune de l’UE ne soit levé, les relations extérieures de la CEE, puis de l’UE, avaient pour objectif politique, quand elles en avaient un, la prévention des conflits. Par son exemplarité (réconciliation réussie de la France et de l’Allemagne), la construction européenne était déjà censée être en elle-même un modèle de réconciliation exportable. Par sa politique commerciale extérieure, elle renforçait l’intégration du tiers monde dans le commerce mondial, ce qui était considéré comme la meilleure politique de prévention possible.
Par ses politiques d’aide au développement, l’UE était surtout un acteur de premier plan pour le décollage économique des pays tiers, africains notamment, et comme chacun sait que la misère facilite la guerre, l’aide publique au développement (APD) et l’aide humanitaire dispensées par l’UE œuvraient quasi « naturellement » en faveur de la prévention des crises et de la stabilité internationale. Autrement dit, l’UE faisait depuis longtemps de la politique étrangère et de sécurité sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Il y avait même dans cette approche générale de la prévention une certaine méfiance, voire un certain mépris, pour l’autre volet de la question, la gestion des conflits, activités dites archaïques et laissées aux appareils militaires et diplomatiques des États.
Toutefois, la fin de la guerre froide met fin à cette bonne conscience culturelle. Sous l’égide de Javier Solana, c’est en décembre 2000 que la première conceptualisation sur la prévention des conflits est adoptée par l’UE. Le rapport Solana fait de la prévention « l’essence même de l’UE » et il propose d’élargir la définition traditionnelle de ce concept:la prévention devient une étape dans une politique globale et intégrée de l’UE, dans laquelle la gestion, militaire et civile des crises, et la reconstruction et la stabilisation après les conflits occupent une place tout aussi sinon plus importante. L’UE se dote alors de multiples instruments axés sur la prévention des conflits et la consolidation de l’état de droit : des instruments essentiellement financiers (fonds européen de développement, Instrument de stabilité, instrument pour la démocratie et les droits de l’Homme, parmi d’autres, le tout avoisinant plus de 75 milliards d’euros pour la période 2014- 2020).
Depuis le traité de Lisbonne, créant le SEAE (Service européen d’action extérieure), ce dernier comprend désormais plus de 6 000 fonctionnaires dont les analyses- pays sont censées apporter aux décideurs européens une capacité substantielle d’anticipation des crises. Un embryon de service de renseignement européen existe au Conseil (Intcent), un centre d’analyse des images satellitaires existe également à Torrejón (Espagne), un think-tank européen se trouve à Paris, bref toute une panoplie d’instruments devrait permettre à l’UE de renforcer considérablement sa capacité d’anticipation.

Des crises prévisibles mais non prévues

Or les résultats ne semblent pas si probants : en dépit d’une vaste réforme effectuée en 2000 pour associer une révision stratégique de la politique de développement et une rationalisation de sa gestion, l’UE est, comme chacun de ses États membres, toujours prise de vitesse par des crises prévisibles mais non prévues. Les raisons de cette impuissance sont multiples. La première, essentielle, est l’absence de vision géopolitique de la Commission, s’agissant en particulier des priorités de l’APD. Certes, il ne s’agit pas de réduire l’aide au développement à un simple instrument au service de la politique de sécurité et de défense. Mais ne pas s’interroger sur l’utilisation des millions, voire des milliards d’euros versés depuis des décennies à telle ou telle région toujours en conflit, à tel ou tel pays toujours instable (sait- on que le Kosovo est, par habitant, le pays le plus aidé du monde ?), ne pas attendre d’effets politiques en retour des enveloppes d’aide au développement au nom d’une philosophie des années 1970, insérer des conditionnalités politiques dans les accords de coopération et ne pas appliquer de sanctions quand ces conditionnalités sont foulées au pied par l’État récipiendaire, bref refuser de passer les critères, les mécanismes, le bilan de l’APD européenne au crible d’une analyse sérieuse, n’est pas la meilleure recette pour faire de la prévention.
La deuxième raison recoupe les batailles institutionnelles au sein de l’UE, entre le Conseil et la Commission. En dépit de la double casquette du Haut représentant de l’Union aux affaires étrangères, également vice-président de la Commission, les directions générales responsables de l’aide au développement restent farouchement autonomes, même si les priorités thématiques sont négociées avec les États. Troisièmement en fin,les divergences de vues entre les États membres sur le rôle et l’autonomie politique de l’Europe dans le monde, leur réticence à toute tentative d’intégration diplomatique, leur obsession quant à la souveraineté de chacun des États, tout cela contribue largement à l’incapacité de l’UE à anticiper les crises et donc à définir à leur égard des politiques de prévention efficaces.
Il n’est donc pas surprenant que la prévention des crises, jadis au cœur de la rhétorique européenne, ait été reléguée au second plan au bénéfice désormais de la gestion des crises. Il est vrai que tout changer au sein de l’UE – la culture « apolitique et a-stratégique » de la Commission, le politiquement correct sur l’aide au développement et les accords commerciaux, la rétention du renseignement diplomatique national – serait autrement plus difficile que de monter occasionnellement, à un coût raisonnable, quelques opérations extérieures de relativement faible intensité. La PSDC, autrement dit la gestion des crises des autres, s’est ainsi épanouie, en partie, sur la paresse diplomatique des Européens et la faillite des politiques de prévention. Or conjuguer l’une et l’autre, la prévention et la gestion des crises, dans une cohérence renouvelée entre les politiques d’aide au développement, les conditionnalités commerciales, le soutien à l’état de droit, et la capacité d’intervention militaire quand cela devient nécessaire, devrait être la priorité des politiques extérieures de l’UE.

3 ▪ Le défi de l’influence : gérer des crises ou peser dans la mondialisation ?

Les Européens ont accumulé quinze années d’interventions extérieures sous la bannière de l’UE, soit un peu moins d’une trentaine d’opérations civiles et militaires. Certaines ont vraiment changé la donne : ainsi de la lutte contre la piraterie au large de la Somalie, l’opération Atalante, qui a presque totalement supprimé la menace et rétabli une certaine liberté de circulation maritime. Autre exemple : la protection des camps de réfugiés issus de la guerre civile au Darfour, en 2007, qui a mobilisé plus de 3 000 soldats. D’autres opérations sont moins spectaculaires mais néanmoins efficaces sur le terrain de la pacification des crises : en 2008, ce sont des observateurs civils de l’Union qui ont surveillé, avec l’OSCE, la mise en œuvre de l’accord de cessez-le feu entre la Russie et la Géorgie.
Tout cela est très utile, mais laisse planer une certaine insatisfaction. Ce bilan non négligeable en termes opérationnels, reste en effet très en deçà de l’influence politique durable. Or les citoyens européens, qui dans les sondages d’opinion revendiquent un rôle plus marqué de l’Europe sur la scène internationale sont en droit de demander des éclaircissements sur les politiques d’interventions extérieures de l’UE : on y va pour quoi faire ? Et avec quel résultat ?
Cette question recouvre d’abord celle de la sortie de crise. Les Européens savent intervenir pour alléger les violences et les souffrances des populations, ils ne règlent guère les crises sur le long terme. Pire : les crises s’atténuent souvent sous l’effet des interventions, puis recommencent dès que les forces extérieures repartent. Ce qui est vrai de l’UE l’est d’ailleurs de la plupart des opérations occidentales depuis la fin de la guerre froide.

L’Europe marginalisée

L’Afghanistan (où l’UE a néanmoins déployé pendant presque dix ans, jusqu’en 2016, une mission de police en appui de la mission militaire de l’OTAN), le conflit israélo-palestinien (où nous avons eu pas moins trois missions de formation de la police palestinienne et de contrôle des points de passage à Rafah), l’Irak, (pour laquelle l’UE a développé une mission extérieure de formation de la police irakienne), le Sahel (où une mission de l’UE intervient au Mali pour former les forces armées maliennes), la Syrie et la Libye (où l’UE en tant que telle est absente mais où plusieurs États membres sont impliqués militairement) : aucune de ces crises récentes n’a donné lieu à des initiatives diplomatiques d’envergure de la part de l’UE. Certaines négociations de paix sont même conduites sans la présence des Européens (Syrie notamment).
Certes, l’UE a pris le leadership dans la gestion diplomatique de deux crises majeures : l’Ukraine, avec les discussions dans le cadre du « format Normandie », et l’Iran, avec la conclusion heureuse de l’accord sur le nucléaire en juillet 2015. Mais à l’exception de ces deux crises, d’ailleurs non résolues, l’Union est rarement considérée comme autre chose qu’un bailleur de fonds, à égalité avec la Banque mondiale. Or faire courir des risques à des soldats européens, affecter des budgets conséquents aux opérations extérieures, sans vision stratégique de long terme pour la pacification de la région impliquée, au risque donc de devoir recommencer tous les dix ans, est non seulement inefficace mais absurde. C’est donc à l’émergence d’une véritable créativité diplomatique de l’UE, hors des sentiers battus occidentaux, que les Européens devraient s’atteler.

Un nouvel ordre mondial ?

La question concerne ensuite la nature de l’ordre international que l’Union souhaite conforter par ses interventions extérieures. Quel système de sécurité correspond le plus aux valeurs et aux intérêts des Européens ? Faut-il viser avant tout la défense des intérêts et du leadership de l’Occident, face aux « Autres » ? Faut-il mouler d’ailleurs les intérêts stratégiques européens sur ceux de l’Amérique, sans revendiquer une spécificité particulière ? Faut-il à l’inverse chercher à construire une gouvernance mondiale qui intègre les différents pôles de puissance, y compris le nôtre, dans un ensemble de règles et d’institutions collectives ? En d’autres termes, l’objectif doit-il être de conforter une suprématie occidentale défaillante, de défendre une identité européenne propre, ou au contraire de construire un nouvel ordre mondial plus métissé, en partageant avec d’autres les éléments de la puissance économique et politique ? L’Ouest d’abord, Nous aussi, ou Tous ensemble ? Ce débat est capital, or il n’existe pas.
Le troisième volet de la question concerne le rôle de l’UE dans la mondialisation. L’idée même que l’Europe pourrait avoir un rôle politique en tant qu’UE, un peu comme les États-Unis ou la Chine, ne paraît pas évidente pour tous. Pourtant, si les Européens ne sont pas présents à la table des négociations sur la future donne internationale, qui défendra leur modèle, leur identité, leurs intérêts ? Les citoyens ont en effet le droit d’espérer que l’Europe aura son mot à dire dans l’édification des règles de demain : pas seulement dans la solution diplomatique des crises qui les affectent en premier lieu (en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique), mais également sur les grands défis du futur que sont l’intelligence artificielle,la cybersécurité, les révolutions génétiques, la gouvernance mondiale etc., comme ils ont su l’être à propos du réchauffement climatique. Dans cette perspective, la PSDC devient une étape et une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, pour ne pas disparaître politiquement de la carte du monde qui compte.

4▪ Le défi de la démocratie et de la cohérence : les intérêts ou les valeurs ?

Vieux dilemme s’il en est, la conjugaison harmonieuse entre les intérêts de sécurité et le respect des valeurs démocratiques ne va pas de soi. Pour les démocraties occidentales, les valeurs sont théoriquement la variable ultime qui relativise la défense pure et dure des intérêts de puissance, privilégiés à l’inverse par les régimes non démocratiques. Or, à l’heure de la mondialisation, l’écart entre ces deux objectifs, les intérêts et les valeurs, semble de plus en plus béant.
C’est d’abord dans leur politique étrangère que les Européens se trouvent souvent empêtrés dans une confusion redoutable. En Égypte, en soutenant le coup d’État militaire du général Sissi, nous avons joué la stabilité des régimes et des alliances en place, au détriment du respect des règles électorales démocratiques. La lutte contre le terrorisme islamiste nous amène en effet souvent loin de nos principes. Nos relations d’amitié et de coopération avec l’Arabie saoudite, nos silences sur les exactions commises par ce régime au Yémen en sont un exemple parfait. À l’égard de la Libye en 2011, il n’est même pas facile d’identifier les valeurs ou les intérêts que nous défendions : or l’état de catastrophe absolue dans laquelle se trouve ce pays cinq ans après ne nous dispense pas d’aborder la question de nos responsabilités.

Le cas de la Turquie

Les apories sont encore plus flagrantes vis- à-vis de la Turquie. Comment concilier notre défense de l’état de droit et notre alliance avec la Turquie dans l’OTAN ? Comment concilier la dénonciation du régime ultra-autoritaire imposé par Erdoğan depuis 2016, avec la dépendance que nous avons instaurée à l’égard de ce pays dans le traitement de la question des réfugiés syriens ? Comment dénoncer les exactions menées par la Turquie à l’égard des Kurdes, sans faire semblant de soutenir leur cause jusqu’au bout, puisque chacun sait que l’Occident n’a pas et ne prendra vraisemblablement pas de position claire en faveur de l’indépendance d’un Kurdistan ? Plus généralement, dans nos interventions extérieures, comment être sûrs que nos alliés d’aujourd’hui, dans telle ou telle crise du monde arabo-musulman, ne seront pas nos ennemis de demain ?
Certes, il n’y a là rien de nouveau : les politiques étrangères des démocraties sont depuis longtemps condamnées à choisir, dans des crises de plus en plus complexes, la moins pire des solutions. Mais il se trouve que ces contradictions passent de plus en plus mal auprès des opinions publiques, y compris les nôtres, surtout quand aucune communication publique ne vient les éclairer, quand notre explication se résume à un silence gêné ou que notre rhétorique collective reste celle du bon droit et de l’exemplarité des démocraties. Au lieu de nier la complexité des crises et des réponses qu’elles appellent, au risque de conforter tous les discours sur l’hypocrisie des démocraties et la confusion des valeurs, la diplomatie européenne gagnerait grandement en crédibilité si elle acceptait de rendre compte, le plus honnêtement possible, de nos dilemmes et des choix difficiles finalement opérés.
Mais c’est depuis peu à l’intérieur même de l’Union européenne que le dilemme entre la défense des intérêts et/ou des valeurs vient se jouer. En réalité, que défend-on dans nos politiques de défense nationales, otaniennes, européennes ? Dans le préambule du Traité de l’OTAN, les États membres se disent « déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit ». L’article 2 du Traité de Lisbonne stipule pour sa part : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. » Autrement dit, peut-on vouloir une défense commune avec des régimes autoritaires (Turquie dans l’OTAN), ou des régimes qui contreviennent officiellement à ces valeurs démocratiques (Pologne, Hongrie, et d’autres) ? Les citoyens européens doivent-ils être prêts à mourir pour défendre le régime turc ou le pouvoir autoritaire et xénophobe actuellement en Pologne ? Certes, la réponse n’est pas aisée, mais à refuser de considérer ces questions dans leur complexité, à vouloir nier la confusion stratégique qui accompagne désormais l’ambiguïté des menaces, on court le risque de trahir ce que l’on est supposé défendre.

Conclusion

Sous les coups d’une mondialisation déstabilisante à bien des égards, les Européens ont d’ores et déjà pris conscience de certaines de leurs erreurs et de leurs illusions. L’erreur est celle de l’inaction. La politique d’abstinence stratégique, qui nous a permis de nous concentrer sur l’économie et nous a tellement enrichis pendant la guerre froide jusqu’au tournant de ce siècle, est devenue aujourd’hui le handicap stratégique majeur des Européens. Alors que nous n’avons jamais voulu gérer le Moyen-Orient, nous sommes en première ligne des effets en retour de ce conflit, comme nous le serions en cas de déstabilisation de l’Iran à la suite du retrait américain de l’Accord sur le nucléaire. Que sont en effet les réfugiés sinon les manifestations à l’intérieur de l’Europe de conflits extérieurs à l’Europe, dans lesquels pendant soixante ans nous avons laissé les autres intervenir. Autrement dit, l’inaction nous dessert : on ne peut donc qu’applaudir à la relance de la défense européenne, parce qu’elle témoigne d’une prise de conscience collective de l’impératif stratégique que les citoyens demandent aujourd’hui à l’UE de relever.
L’illusion est celle de l’exemplarité. Nous avons cru, par l’excellence de notre modèle européen, par notre politique « transformationiste », par l’élargissement, par le commerce, par notre réussite même, nous avons cru pouvoir modifier notre environnement stratégique proche. En réalité, c’est l’inverse qui s’est produit. Notre volonté de transformer l’extérieur s’est inversée, c’est l’extérieur qui nous déstabilise et nous transforme aujourd’hui de la plus mauvaise des façons. Pas seulement par le biais du terrorisme ou des mouvements de réfugiés, mais par une contagion politique insidieuse, une attraction redoutable pour l’autoritarisme populiste qui atteint une part importante des citoyens européens. C’est notre système démocratique lui-même qui se trouve en danger.
La conséquence de ce constat est simple : la défense européenne n’est pas seulement une affaire de menaces stratégiques, d’interventions extérieures, de capacités militaires, d’innovations technologiques et d’excellence industrielle. Parce que la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur les Européens est la remise en cause de la démocratie européenne elle-même, la politique de défense commune ne peut pas ignorer cette dimension politique : elle doit se mettre au service de la promotion et de la défense d’un modèle d’organisation, d’une identité dans le monde, d’une spécificité dans la conduite de la paix et de la guerre, qui pourront seuls nous assurer de compter encore dans la mondialisation de demain.

1. Article 42-7 du TUE : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres. Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. »

2. Daniel Debomy, « Allegro ma non troppo : les opinions publiques européennes à la fin 2017 », Décryptage, Institut Jacques Delors, mars 2018
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