La décision américaine de sortir de l’accord nucléaire avec l’Iran doit être replacée dans un contexte plus large. Dès le 21 mai 2017 lors de son séjour à Ryad où il a participé au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’ensemble de pays musulmans, à l’exception de l’Iran et de la Syrie, organisé par les autorités saoudiennes, Trump avait dénoncé le rôle de l‘Iran dans le soutien et le financement du terrorisme et appelait ouvertement au regime change. Depuis lors, sous le parrainage de son gendre Jared Kushner, une coalition contre–nature réunissant les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite s’est mise en place avec un ennemi commun, l’Iran, auquel de multiples griefs sont reprochés. En effet, les trois pays lui font un procès en développant les mêmes thèmes, dont certains sont manifestement infondés.
Trois griefs contre Téhéran
L’Iran, malgré l’accord de 2015, qualifié par Trump de « pire accord » jamais signé par les Etats-Unis, ferait peser sur Israël et l’Arabie saoudite une « menace existentielle » et plus généralement affecterait la sécurité de l’ensemble du monde. Or cet accord a eu pour effet immédiat de geler efficacement le programme d’enrichissement iranien et l’on sait que l’Iran ne dispose d’aucune arme nucléaire. Deuxième grief : l’Iran serait à l’origine du terrorisme auquel est confronté le monde, alors que ce terrorisme est essentiellement sunnite avec Al-Qaïda et Daech. Enfin les trois pays dénoncent les visées hégémoniques iraniennes dans le Moyen-Orient arabe en oubliant de rappeler que l’extension de cette influence est due essentiellement aux effets pervers de l’intervention américaine en Irak en 2003 et à l’aventurisme de la politique saoudienne.
Le Moyen-Orient est un champ de bataille où s’affrontent par procuration, mais de plus en plus directement, l’Iran et les pays membres de cette coalition. Tel est le cas au Yémen, en Syrie et au Liban. Au Yémen, les Saoudiens en difficulté ont le soutien des Etats-Unis sous différentes formes : coopération dans le domaine du renseignement, formation et encadrement par des conseillers mais avec la présence également d’officiers américains dans la war room qui dirige les opérations. L’apport d’Israël est plus discret mais néanmoins efficace, notamment dans le domaine du renseignement. En Syrie, les Saoudiens poursuivent, sans succès, leur soutien aux groupes salafistes qu’ils patronnent. Les Etats-Unis restent présents dans la vallée de l’Euphrate, notamment pour contrer l‘influence iranienne. Au Liban, l’Arabie saoudite, Israël, et Etats-Unis apportent un soutien politique et financier à la coalition menée par Saad Hariri. En Iran même, l’action indirecte est multiforme à travers le soutien politique et financier aux minorités kurdes et beloutches ou à des mouvements d’opposition, même les plus suspects comme les Moudjahidine du peuple, mais aussi par des opérations de cyberguerre voire des actions clandestines.
Les lignes rouges de B. Netanyahou
Tout laisse penser que ces actions vont s’amplifier d’autant plus que le rétablissement et le renforcement annoncés des sanctions visent clairement à provoquer le mécontentement de la population iranienne à l’égard du régime. Mais l’expérience a montré que la technique des sanctions a souvent l’effet inverse, celui de mobiliser la population autour du pouvoir qui en profite pour imputer les difficultés économiques dans leur totalité à leurs initiateurs étrangers.
La coalition va-t-elle aller jusqu’à des interventions directes ? La multiplication depuis plusieurs semaines des affrontements entre Israël et l’Iran en Syrie peut le laisser craindre, même si, pour l’instant, l’Iran n’a guère réagi aux attaques israéliennes. En Israël, l’opinion est préparée à une véritable guerre avec l’Iran. B. Netanyahou, en complet accord avec Tsahal, a fixé clairement les lignes rouges : il juge inacceptable la présence de la force Al-Qods et l’installation de bases iraniennes en Syrie, même loin de sa frontière. Mais il y a d’autres fronts possibles, notamment le Sud Liban, qui, pour le moment, reste calme.
Il est clair qu’Israël attend son heure pour régler ses comptes avec le Hezbollah, après la guerre des 33 jours qui n’a pas été conclusive. Israël va-t-il attaquer le territoire iranien lui-même, par exemple des installations pétrolières ou des sites nucléaires, comme l’a laissé entendre B. Netanyahou ? Ceci est sans doute plus problématique, compte tenu de la distance, qui nécessiterait une opération de grande ampleur aux résultats incertains.
Un front commun au Conseil de sécurité ?
Face à cette nouvelle situation, quelle peut être la réponse de la communauté internationale et plus spécialement des autres parties à l’accord du 14 juillet 2015, c’est-à-dire la Russie, la Chine, la Grande Bretagne et la France auxquelles il convient d’ajouter l ’Allemagne ? La réalité est que la marge de manœuvre pour contrer la décision américaine et l’affrontement en cours est étroite. Une voie possible serait un front commun des quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité. Dans le contexte des tensions actuelles avec la Russie, que certains assimilent à une guerre froide, ceci supposerait une inflexion significative de notre politique.
Il resterait un front des « trois » – Grande Bretagne, France, Allemagne – mais le premier, qui n’a guère habitude de s’opposer vigoureusement aux Etats-Unis, est un maillon faible. Une position ferme de l’Union européenne, qui dépasserait les « regrets » initialement formulés, suppose une détermination politique forte. Peut-on envisager une telle mobilisation ? Le sommet tenu à Sofia le 17 mai a organisé une première riposte qui comporte plusieurs volets : revitalisation de la Blocking regulation de 1996 qui permet notamment de compenser financièrement les entreprises européennes d’éventuelles sanctions américaines ; soutien, qui reste à préciser, de la Banque européenne d’investissement pour aider les entreprises à développer leurs activités en Iran.
L’Union européenne divisée
Cependant, à ce stade, aucune action devant l’OMC ou d’éventuelles mesures de rétorsions contre des sociétés américaines ne sont envisagées. Cette riposte n’est pas à la hauteur du défi lancé par les Etats-Unis. Sur ce point, il est clair que les pays membres sont divisés, et la majorité ne soutiendra pas une position qui pourrait apparaître comme pouvant conduire à une confrontation avec Washington. Plusieurs pays membres, notamment de l’est de l’Europe, sont à cet égard des maillons faibles. En fait le contexte est beaucoup moins favorable à une position unie et ferme que lorsque l’Europe s’était opposée avec succès à la prétention du président Reagan d’empêcher en 1981 la construction du gazoduc euro-sibérien.
La marge de manœuvre vis-à-vis de l’Iran est également très étroite voire nulle. L’amélioration du texte actuel, en clair son durcissement ou son élargissement aux missiles balistiques, sont considérés comme non négociables par l’Iran. En outre, l’Europe a en face d‘elle un président Rohani affaibli par l’échec d’un accord dont la mise en œuvre était paralysée avant même sa dénonciation par le président Trump et par cette dénonciation elle-même qui permet aux opposants conservateurs de faire valoir que l’on ne peut faire confiance aux Etats-Unis.
Rétorsions américaines
Dans ces conditions, la poursuite de la mise en œuvre de l’accord sans les Etats-Unis est-elle crédible ? Elle le peut si les pays principalement concernés affichent leur détermination. Mais il existe un risque : celui de s’exposer aux rétorsions américaines. En effet les Etats-Unis ont développé depuis plusieurs décennies un arsenal de lois à portée extraterritoriale, notamment celles relatives aux sanctions économiques, que peu de pays sont prêts à enfreindre. Il est clair qu’après les lourdes sanctions imposées par la justice américaine à plusieurs sociétés européennes, dont BNP Paribas taxé d’une amende de près de 9 mds/$, celles-ci hésiteront à braver Washington, alors qu’elles ont des intérêts importants aux Etats-Unis. Dans sa déclaration évoquée précédemment, Mike Pompeo a explicitement émis des menaces de sanctions à l’égard des sociétés étrangères qui continueraient à avoir des relations avec l’Iran. Les décisions prises à Sofia n’apparaissent pas de nature à rassurer les chefs d’entreprises européens.
En l’absence de l’affirmation d’une forte détermination affirmée de la France et de l’Europe, l’accord sera difficile à sauver. Il s’agit d’un test de la capacité de l’Union européenne, et donc de la France, à faire prévaloir ses intérêts essentiels et à affirmer son indépendance vis à vis des Etats-Unis. Il reste également à gérer une situation explosive au Moyen-Orient. Certes l’Europe, la Russie, qui est manifestement dans l’embarras, et l’establishment militaire américain souhaitent éviter un nouvel embrasement. Mais l’expérience des interventions militaires passées prouve que les « miscalculations » sont fréquentes et sources de chaos et qu’au Moyen-Orient les acteurs locaux sont difficilement contrôlables.
(Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Boulevard Extérieur)