L’Europe est en danger : nous devons opérer dans un environnement stratégique de plus en plus compétitif. L’objectif de la Boussole stratégique est de dresser un bilan des menaces et des défis auxquels nous sommes confrontés et de proposer des orientations opérationnelles pour permettre à l’Union européenne de devenir un fournisseur de sécurité pour ses citoyens, en protégeant ses valeurs et ses intérêts.
La Boussole stratégique est une proposition politique visant à prévenir le principal risque auquel l’UE est confrontée : celui d’un « rétrécissement stratégique », qui la verrait affirmer des principes en étant rarement capable de peser. C’est pourquoi l’ambition élevée définie dans cette Boussole stratégique va de pair avec des moyens concrets pour faire de cette ambition une réalité.
Récemment, le débat sur la sécurité et la défense européennes a connu une accélération. Dans son discours sur l’état de l’Union, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a appelé l’UE à passer à la vitesse supérieure en matière de défense, en passant d’un « écosystème de défense » à une véritable « Union européenne de défense ». Peu après, le président du Conseil européen, Charles Michel, a déclaré que « 2022 sera l’année de la défense européenne », ajoutant qu’un rôle plus important de l’UE en matière de sécurité et de défense renforcerait également l’Alliance atlantique. Le même mois, le président Biden, dans une déclaration commune avec le président Macron, a salué « une défense européenne plus forte et plus compétente, qui contribue positivement à la sécurité transatlantique et mondiale et qui est complémentaire de l’OTAN ». Puis, en octobre, les dirigeants de l’UE ont discuté de l’impact des événements et décisions géopolitiques qui ont remis en question la capacité de l’Europe à défendre ses intérêts et sa vision. Ils ont convenu que l’Europe ne peut se permettre d’être un spectateur dans un monde hyperconcurrentiel.
Les citoyens européens sont également conscients de ce nouveau contexte. Selon de nombreux sondages, ils souhaitent que l’UE contribue de manière plus active à leur sécurité et à celle du monde. Ils veulent que l’UE les protège du monde dangereux dans lequel nous vivons. Ils comprennent que nous devons relier les efforts de défense des États membres, en évitant les doubles emplois et les lacunes dans nos capacités critiques, pour être plus efficaces dans la fourniture de cette protection. Et ils savent que notre sécurité commence loin de nos frontières. Nous devons donc projeter notre présence dans le monde, en promouvant la sécurité dans notre voisinage et avec nos partenaires.
Jusqu’ici, tout va bien.
Cependant, en termes pratiques, de grandes questions demeurent : agir comment exactement ? Pour faire face à quelles menaces et à quels défis ? Avec quels moyens ? Et avec quelles implications pour l’UE ? La réponse à ces questions est la raison d’être de la Boussole stratégique que les dirigeants de l’UE m’ont chargé de préparer en tant que Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité.
Au fil de ce travail, j’ai acquis une conviction : du fait de l’histoire et de la géographie, nous, Européens, ne voyons pas le monde de la même manière. C’est pourquoi nous ne partageons pas encore une culture stratégique commune. Nous devons prendre conscience qu’il y aura toujours un moment où chaque État membre aura besoin de l’UE, tout comme l’UE a besoin de chacun de ses États membres pour répondre collectivement à des menaces de nature changeante. La première étape était donc de procéder à une évaluation commune des menaces, que nous avons réalisée en novembre 2020 et qui a servi de base à la présente Boussole stratégique.
Un nouveau monde de menaces
Le point de départ de la Boussole stratégique est de reconnaître que l’Europe est en danger. Elle est confrontée à de nouvelles menaces qui ne sont pas seulement militaires ou territoriales. Nous assistons au retour des politiques de puissance et des conflits à somme nulle, la concurrence entre les États s’intensifiant. Dans le même temps, l’interdépendance devient de plus en plus conflictuelle et on assiste à une militarisation du soft power.
Ces dernières années, la distinction classique entre guerre et paix s’est estompée. Le monde est rempli de situations hybrides où nous sommes confrontés à des dynamiques intermédiaires de compétition, d’intimidation et de coercition. En effet, les outils du pouvoir ne sont pas seulement les soldats, les chars et les avions, mais aussi la désinformation, les cyberattaques, l’instrumentalisation des migrants, la privatisation des armées et le contrôle politique des technologies sensibles ou des terres rares. Nous devons être conscients que la défense de l’Europe nécessitera un nouveau concept global de sécurité et que les technologies émergentes auront un impact profond sur les guerres futures et la défense européenne.
La scène géopolitique devient également plus complexe. De plus en plus d’États se comportent comme des partenaires sur certaines questions et comme des concurrents ou des rivaux sur d’autres. Les relations internationales sont de plus en plus organisées sur une base transactionnelle. Pour l’UE, qui reste l’espace le plus ouvert du monde et qui a dans son voisinage régional de nombreuses zones de conflit, c’est un véritable défi. D’autant plus qu’il existe également des dynamiques inquiétantes telles que l’effondrement des États, le recul des libertés démocratiques, les violations du droit international et humanitaire, ainsi que les attaques contre les « biens communs mondiaux » : le cyberespace, la haute mer et l’espace
De l’ambition et des résultats extra-atmosphérique.
Les Européens continueront de privilégier le dialogue à la confrontation, la diplomatie à la force, le multilatéralisme à l’unilatéralisme. Mais il est clair que si vous voulez que le dialogue, la diplomatie et le multilatéralisme réussissent, vous devez y mettre de la puissance. C’est là tout l’intérêt d’apprendre le « langage de la puissance ».
En rédigeant cette Boussole stratégique, j’ai été guidé par la conviction que nous devons être ambitieux, car la dégradation rapide de notre environnement stratégique nous oblige à agir. Mais nous devons également être axés sur les résultats et éviter la tendance européenne habituelle à privilégier les discussions conceptuelles ou institutionnelles, éludant ainsi la tâche plus difficile qui consiste à renforcer notre capacité d’action. Il est souvent plus facile de parler – et de formuler nos désaccords – en termes abstraits, que d’agir et de se mettre d’accord sur la manière de faire les choses en termes concrets.
Nous ne pouvons plus nous permettre cette attitude. Pour prévenir le risque de « rétrécissement stratégique », la Boussole stratégique propose des moyens permettant à l’UE de relever les défis auxquels elle est confrontée. Cela suppose une volonté politique, sans laquelle rien n’est possible, et une efficacité opérationnelle, sans laquelle tout est inutile. Ensemble, ces deux ingrédients renforceront notre crédibilité, sans laquelle nos ambitions se heurteront à la réalité.
L’UE doit utiliser toute la gamme des politiques et des instruments, en recherchant en même temps la légitimité, la flexibilité et la volonté de participation, conformément aux dispositions du traité. L’UE doit être en mesure de mener des opérations en toutes circonstances, y compris celles impliquant le recours à la force, comme le prévoient les traités. Pour garantir les intérêts européens, nous devons le faire de manière pragmatique et flexible, en fonction du contexte de la crise, de l’urgence, de la volonté et de la capacité des États membres à agir.
Dans tout cela, nous devons comprendre que dans le monde d’aujourd’hui, comme dans celui de demain, les réponses purement militaires resteront insuffisantes ou inadéquates. Les événements récents, en Afghanistan et ailleurs, ont montré les limites évidentes de l’utilité de la force et la nécessité absolue de règlements politiques pris en charge localement.
Les instruments politiques
Nous ne partons pas de rien. Je rappelle que ces dernières années, l’UE s’est dotée d’un certain nombre d’instruments pour introduire plus de cohérence dans le domaine de la sécurité et de la défense. En 2017, elle a lancé l’examen annuel coordonné de la défense (CARD) pour rationaliser les dépenses militaires dans l’UE, ainsi que la coopération structurée permanente (PESCO) pour accroître les capacités et l’interopérabilité des forces armées européennes. S’appuyant sur des efforts antérieurs, elle a créé en janvier 2021 le Fonds européen de défense (FED), afin de promouvoir la collaboration industrielle en matière de défense. Ces efforts renforcent notre capacité opérationnelle L’UE a actuellement 18 missions et opérations civiles et militaires déployées dans le monde. Avec le pacte en matière de PSDC civile (2018), nous nous sommes engagés à renforcer nos missions civiles – et nous sommes sur la bonne voie.
L’exercice de la Boussole stratégique s’appuie sur l’ensemble de ces instruments. Il ne s’agit ni d’une boule de cristal pour prédire l’avenir, ni d’une « solution miracle » qui permettrait à l’Europe de développer une politique de défense commune du jour au lendemain. Il s’agit d’un guide pour la préparation, la décision et l’action. Sur la base des orientations définies par les dirigeants de l’UE, la Boussole stratégique propose des idées concrètes dans les quatre axes de travail suivants :
- Agir plus rapidement et de manière plus décisive face aux crises ;
- Assurer la sécurité de nos citoyens face à des menaces qui évoluent rapidement
- Investir dans les capacités et les technologies dont nous avons besoin ; et
- Nous associer à d’autres pour atteindre des objectifs communs.
Pourquoi maintenant ?
Ce n’est évidemment pas la première fois que l’UE décrit son environnement stratégique et la manière dont elle entend y répondre. En effet, l’histoire de l’intégration européenne regorge de plans et d’initiatives visant à renforcer les liens de sécurité et de défense entre nous pour développer notre capacité à agir ensemble. La plupart de ces projets et initiatives ont été abandonnés. Et si nous avons fait des progrès ces dernières années, nous devons reconnaître que toutes nos intentions déclarées ne se sont pas concrétisées.
La nécessité d’agir est donc plus urgente et plus impérieuse. Toutes les menaces auxquelles nous sommes confrontés s’intensifient et la capacité des différents États membres à y faire face est insuffisante et en déclin.
En 2017 déjà, Angela Merkel a déclaré que « nous, Européens, devrions prendre notre destin en main ». À mon avis, tout ce qui s’est passé depuis n’a fait que renforcer cette conclusion : nous, Européens, devons investir dans notre capacité à penser, à décider et à agir en termes stratégiques – avec nos partenaires et par nous-mêmes si nécessaire.
En rédigeant cette Boussole stratégique, mon travail a consisté à tracer une voie, à préciser le pourquoi, le quoi et le comment. La Boussole stratégique offre donc un éventail de propositions, petites et grandes, couvrant tout le spectre.
Comme toujours, les résultats ne dépendent pas des documents stratégiques mais des actions. Celles-ci appartiennent aux États membres : ils détiennent les compétences, les prérogatives et les atouts. Bien que l’UE ne soit pas une alliance militaire, elle doit œuvrer à une défense commune, comme le prévoit le traité de Lisbonne.
Les décisions des États membres détermineront si les bouleversements géopolitiques de ces derniers mois et l’avènement d’un nouveau débat sur la défense européenne constituent un énième appel au réveil destiné à rester lettre morte. Ou si 2022 marque un nouveau départ, lorsque nous déciderons enfin de faire face à nos responsabilités en matière de sécurité, devant nos citoyens et le reste du monde. Je suis convaincu que nous ne pouvons pas nous permettre de traiter notre sécurité comme un business as usual, en répétant les mêmes slogans et en nous en tenant à la même mentalité. Le coût de la passivité et de l’inaction est réel et le moment est venu de prendre des mesures décisives.