Un an après la mort du roi Abdallah et la montée sur le trône d’Arabie saoudite de son demi-frère, Salman, la cour bruisse de rumeurs de putsch voire de coup d’Etat. Il s’agit au moins d’une révolution de palais que contestent en termes feutrés comme il se doit, mais publiquement, les élites et des membres de la famille royale. Le recours au tweet est la nouvelle façon de s’exprimer. En moins de 140 signes, on peut affirmer : « pas d’allégeance à ceux qui brisent les règles ».
De frère en frère
Le mécontentement est provoqué par l’affirmation de plus en plus visible du pouvoir du vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman, fils préféré du roi parce qu’il est, dit-on, l’enfant de la femme préférée du souverain. Dans la ligne d’accession au trône, Mohammed Ben Salman, dit « MBS » dans les milieux diplomatiques, n’est pas à la première place pour succéder à son père, âgé de 80 ans, qui serait par ailleurs atteint de la maladie d’Alzheimer.
Chez les Saoud, la succession est horizontale. Le pouvoir passe de frère en frère. Avant de mourir en 1953, le roi Ibn Séoud, qui a reconstitué l’Arabie saoudite moderne en 1932, a demandé à ses fils – ils étaient plusieurs dizaines – de gouverner collectivement pour empêcher les rivalités qui avaient entraîné la disparition du royaume au début du XIXème siècle.
En 2006, le roi Abdallah a créé un conseil d’allégeance dans le but de consolider la collégialité du système mais en fait c’est le clan le plus fort qui l’a emporté. A sa mort, Salman s’est senti assez puissant pour écarter les gens nommés par Abdallah et pour nommer son fils, âgé seulement de trente ans, ministre de la défense et vice-prince héritier. Le prince héritier en titre est son cousin, Mohammend Ben Naïef.
L’Iran, ennemi principal
A cette occasion le roi a réorganisé la structure du pouvoir, traditionnellement éparpillé en fiefs dévolus à chaque membre de la famille royale. Il a créé un conseil économique présidé par son fils et un conseil de sécurité présidé par Mohammed Ben Naïef. Mais chacun de ces conseils possède des prérogatives qui empiètent sur le domaine de l’autre, si bien que la rivalité entre les deux Mohammed est en quelque sorte institutionnalisée.
Toutefois, le fils du roi qui a hérité de son père le ministère de la défense parait le plus puissant des deux. Les grands dossiers qui accaparent l’attention actuellement à Riyad, à savoir la guerre au Yémen et la réforme économique, relèvent de Mohammed Ben Salman. On dit même, bien qu’il s’en défende, qu’il serait à l’origine de la guerre dans le pays voisin, qui témoigne d’un activisme militaire à l’extérieur des frontières, inédit dans l’histoire saoudienne (mises à part quelques opérations de police dans les émirats voisins). Son objectif serait d’empêcher la création d’une sorte de Hezbollah yéménite, inféodé à l’Iran, plus que jamais l’ennemi principal depuis la signature de l’accord nucléaire du 14 juillet entre Téhéran et le groupe dit « P+5 » (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne).
Sans expérience, ne parlant pas l’anglais, « MBS » est dépeint par ses critiques comme impulsif, voire aventuriste, réfractaire aux règles du consensus. Mais il a un accès direct à son père le roi, ce qui lui donne la possibilité de s’infiltrer dans les domaines du ressort de son rival et d’en éliminer les gens qui ne lui plaisent pas. A la place du système collégial associant la famille élargie se mettrait ainsi en place un gouvernement resserré, une monarchie autoritaire où la succession pourrait changer d’horizontale à verticale, au profit de Mohammed Ben Salman.
Vers une économie de marché ?
D’autant plus que celui-ci ne néglige pas son autre fonction d’économiste en chef. Dans un récent entretien avec l’hebdomadaire britannique The Economist, il se présente comme une sorte de « Thatcher saoudien », décidé à réformer profondément l’Etat-providence fondé sur la rente énergétique et à libéraliser une économie noyautée par les clans. Introduction de la TVA, privatisation de nombreuses activités et entreprises publiques, y compris une partie de l’Aramco, le bras pétrolier de l’Arabie saoudite, réduction des subventions aux consommateurs, investissements privés dans la diversification… La liste est longue des projets évoqués par le jeune prince. Il y a cependant un long chemin d’un entretien avec des journalistes britanniques à la mise en œuvre d’une « révolution thatchérienne », voire d’une simple économie de marché, au pays de l’or noir.
Mais les Saoudiens ont-ils vraiment le choix ? Ils se disent persuadés que les prix du pétrole vont remonter alors qu’ils sont en grande partie responsables de leur chute. Le ralentissement de la croissance mondiale et le retour sur le marché des Iraniens ne plaident pas dans ce sens. L’Arabie saoudite a actuellement un déficit budgétaire supérieur à 80 milliards de dollars, soit 15% du PIB. Malgré des réserves s’élevant à quelque 650 milliards, elle doit penser à l’après-pétrole. Elle s’y prépare, sans doute plus lentement que les émirats du Golfe qui ont pris de l’avance dans le développement des activités de service.
Les réformes économiques – si elles ont lieu – risquent d’avoir des conséquences politiques et sociales que craint un pouvoir foncièrement conservateur. Les membres de la famille régnante ne se partagent pas en conservateurs et libéraux, explique Stéphane Lacroix, chercheur au CERI. Elle donne successivement des gages aux uns et aux autres, aux libéraux et aux conservateurs, et cherche à maintenir un équilibre pour convaincre chaque groupe qu’elle le protège contre les autres. Sous l’œil des oulémas qui veillent sur le respect des préceptes du wahhabisme mais laissent la politique aux princes.