Syrie : en finir avec une guerre sans fin

Dans une "note" de l’Institut Montaigne intitulée "Syrie : en finir avec une guerre sans fin", Michel Duclos, ambassadeur de France à Damas de 2006 à 2009, propose une analyse détaillée et informée du développement de la guerre civile depuis 2011. Fin connaisseur des intrigues du régime Assad, des subtilités de la politique régionale et des grands équilibres stratégiques — il a également été en poste à Moscou et à Bruxelles comme représentant de la France au COPS (Comité politique et de sécurité de l’UE) —, il propose in fine une politique pour la France et l’Europe.
Nous publions ci-dessous le texte principal de cette note. Les intertitres sont de la rédaction de Boulevard-exterieur. L’intégralité de la note se trouve sur le site de l’Institut Montaigne : http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/syrie-en-finir-avec-une-guerre-sans-fin

Des enfants en Syrie
Amer Almohibany/AFP

En mars 2011, des incidents dans la petite ville de Deraa, non loin de la frontière
avec la Jordanie, allumaient la mèche de vastes manifestations dans un certain
nombre de villes de Syrie. Dans ce pays comme ailleurs au Proche-Orient, un sourd
mécontentement couvait du fait de la paupérisation de certaines couches de la
population, du contraste de plus en plus visible avec l’enrichissement par la corruption de quelques proches de la famille présidentielle (l’omniprésent cousin Rami Makhlouf), de l’arrivée d’une jeunesse nombreuse sans emploi bien que souvent éduquée, et de décennies d’oppression.
La terrible répression que choisit aussitôt le régime de Bachar el-Assad, ainsi que le
contexte du « printemps arabe », allaient conduire à une révolte, d’abord pacifique, puis à une révolution et enfin à une guerre civile à connotations confessionnelles.
Un conflit régional par procuration, avec une dimension Est-Ouest à partir de l’intervention militaire russe (septembre 2015), se greffa très vite sur la guerre civile. Parallèlement, l’émergence des centrales terroristes, et notamment de l’organisation État islamique (EI), à cheval entre l’Irak et la Syrie, imposait assez vite un conflit à côté du conflit, bien que lié au conflit central entre le régime et l’opposition. De surcroît, l’irrédentisme kurde au nord-est et l’inquiétude israélienne devant l’intervention du Hezbollah ajoutaient d’autres fronts à cet enchevêtrement de conflits.
Un peu plus de six ans plus tard, sur une population de 22 millions de Syriens,
400 000 ont trouvé une mort souvent atroce, plus de 6 millions sont déplacés dans
leur propre pays et plus de 5 millions ont dû fuir à l’étranger. Un million de Syriens
survivent dans des zones assiégées et au moins 13,5 millions ont désespérément
besoin d’assistance humanitaire. Si la tragédie syrienne dévore d’abord ses propres
enfants, les ondes de choc qu’elle provoque ont un effet déstabilisant sur toute la
région et atteignent l’Europe, frappée par le terrorisme et affaiblie par la crise des
réfugiés.
Cependant en février-mars 2017, l’impression prévalait que l’on arrivait peut-être à un début de sortie de crise. Les Russes, perçus depuis la chute des quartiers est d’Alep comme les maîtres du terrain face à une opposition non-djihadiste laminée, donnaient le sentiment de vouloir un accord politique, malgré des alliés régionaux (régime syrien et Iran) rétifs.

Une fenêtre d’opportunité

La chute de Raqqa, capitale syrienne de l’EI, était programmée par les
États-Unis et leurs alliés de la coalition anti-EI. L’administration Trump, fraîchement installée, semblait disposée à s’entendre avec Moscou. L’attaque chimique
du 4 avril et surtout la frappe punitive américaine du 6 avril pourraient remettre en question ces différentes hypothèses. Mais l’interrogation de fond reste pertinente : n’y-a-t-il pas, dans les circonstances actuelles, une fenêtre d’opportunité permettant de faire avancer un règlement politique de la tragédie syrienne ?
Cette note tente d’apporter quelques éléments de réponse en esquissant une lecture du conflit six ans après son déclenchement (I), avant de rappeler la nature du régime syrien (II), d’évaluer les données de la situation actuelle (III) et de formuler, à destination principalement des Européens et de la France, des propositions d’action (IV).

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Plusieurs lectures de la crise s’opposent.
Pour le régime et ses soutiens, rien n’a jamais changé. Le gouvernement légitime fait face à une insurrection islamiste radicale (dite takfiri) soutenue, ou même initiée depuis l’étranger. Il s’agit donc d’un complot. Selon cette lecture, le reste du monde doit comprendre qu’il n’y a pas d’alternative au pouvoir « laïc » du régime d’Assad, seul rempart contre l’islamisme et son dérivé djihadiste.

La propagande est d’autant plus efficace lorsqu’elle repose sur des éléments de vérité et qu’elle parle à un imaginaire profond. En l’occurrence, l’influence salafiste avait incontestablement imprégné certaines couches de la population au cours des dernières années. En outre, le régime d’Assad s’est assuré de la réalisation de sa prophétie en libérant de la prison de Sednaya un stock de militants djihadistes (Zahran Alloush, Ahmed Issa, Hassan Aboud par exemple, ainsi que de nombreux cadres de l’EI et du Front al-Nosra). Les libérations les plus significatives ont lieu de juin à octobre 2011.

Le « récit » asséné par le régime fait de surcroît écho à des hantises profondément ancrées chez les minorités de la mosaïque confessionnelle syrienne (druzes, chrétiens et bien sûr alaouites) auxquelles il faut ajouter un partie des sunnites (la bourgeoisie urbaine) acquise au régime par intérêt, mais aussi par peur de l’islamisme. Les alaouites ne constituent que 10 % de la population (contre 72 % de sunnites arabes, le reste étant constitué des autres minorités) mais on peut penser que le régime dispose d’un socle de soutien chez les minoritaires et les sunnites loyalistes, qui pouvait être estimé à 30 % au début de la révolte. En outre, l’adhésion des hiérarchies chrétiennes au récit du régime a bien sûr un impact important sur la perception du conflit en Occident.

La "révolution" vue par l’opposition "modérée"

Au récit du « complot », l’opposition dite « modérée », c’est-à-dire nationaliste, a tenté d’opposer celui de la « révolution ».
Les observateurs ont été impressionnés par la volonté de dépasser les clivages confessionnels qui a marqué les premières manifestations, autant d’ailleurs que par le courage qu’il fallait aux manifestants pour affronter un régime dont la férocité faisait régner la terreur dans le pays depuis tant d’années. Cet esprit « révolutionnaire » s’est ensuite manifesté dans les zones libérées de la tutelle du pouvoir, par le fonctionnement de conseils locaux de gouvernement faisant souvent preuve d’un remarquable sens des responsabilités.

Ce courant d’inspiration essentiellement civique a subi une marginalisation au fur et à mesure que le régime (dès les premiers mois, avec l’aide dans le domaine cybernétique de la Russie et de l’Iran ?) éliminait les jeunes activistes urbains, férus de réseaux sociaux, qui constituaient l’âme de l’opposition pacifiste initiale.
Simultanément, la militarisation puis la « radicalisation » des rebelles chassaient des zones non contrôlées par le régime les classes moyennes ou éduquées, ainsi que les journalistes occidentaux. On peut dire que la plus grave défaite de l’opposition s’est produite dans cette « bataille des récits ».

Une exigence occidentale : le départ d’Assad

Les gouvernements occidentaux les plus engagés (américain, français, britannique notamment) n’ont pas réellement pris parti dans ce conflit des interprétations. Ils ont abordé la question sous un autre angle : l’exigence d’un retrait du chef du régime, Bachar el-Assad, conformément à la position qu’ils avaient adoptée précédemment pour Ben Ali ou Moubarak puis en raison du rôle d’Assad dans la montée des extrêmes dans le conflit.

Pour autant, ces gouvernements ne se sont jamais vraiment donné les moyens de rendre cette exigence opérationnelle, par réticence au recours à la force mais aussi en raison d’un doute sous-jacent. Au fond, les Occidentaux demandaient le départ d’Assad sans être complètement convaincus que sa lecture du régime fût complètement fausse et la lecture de l’opposition nationaliste complètement crédible. Inversement, le régime de Damas et ses soutiens ne se sont pas contentés de promouvoir leur « récit » : ils ont mis en œuvre avec opiniâtreté une stratégie militaire de triangulation efficace en donnant la priorité à la destruction de l’opposition nationaliste tout en instrumentalisant la montée en puissance du djihadisme.

Asymétrie des soutiens extérieurs et dynamiques internes

Une sorte d’illusion rétrospective pourrait laisser penser que la défaite de l’insurrection était inscrite dans la démographie « ottomane » de la Syrie (très différente de la situation d’États-nations que sont la Tunisie, le Maroc ou, très largement, l’Égypte).

D’un côté, le socle solide mentionné précédemment (considérablement rétréci aujourd’hui : les grands bourgeois sunnites de Damas restent loyaux par défaut, et pas au point de ne pas soustraire leurs fils à la conscription ; les jeunes alaouites se dérobent également de plus en plus ; une grande partie de la population en « zone régime » est probablement moins « loyale » que « soumise » à celui-ci) ; d’un autre côté, un monde sunnite fragmenté entre villes et campagnes, Alep et Damas, religieux et laïcs, tribus, bédouins ou encore élites occidentalisées, trop divisés pour former une véritable « assabiya » (une communauté soudée) et jusqu’ici incapable de produire un leadership politique reconnu.

Nonobstant cette « base sociale », il a fallu au régime d’Assad l’intervention du Hezbollah et de l’Iran (dès 2011-2012) pour « tenir » jusqu’à l’intervention russe. La vraie leçon du conflit syrien réside dans l’influence majeure des interventions extérieures sur les dynamiques internes.

Ce constat se vérifie d’abord dans l’impact que les interventions du Hezbollah, de l’Iran et de la Russie ont eu sur l’évolution générale du ou des conflits en Syrie.

L’entrée en scène du Hezbollah et des Russes

La bataille de Qousseir en mai 2013 constitue un point d’inflexion majeur, marquant l’entrée en scène officielle du Hezbollah. À partir de cette date, le discours djihadiste, jusque-là marginal dans la rébellion, commence à trouver un écho. Les financements du Golfe vont désormais faire gonfler les groupes islamistes au détriment de l’Armée syrienne libre (ASL).

Par ailleurs, lorsque l’armée syrienne s’effondre (300 000 hommes au début, 20 000 vraiment en état de se battre aujourd’hui selon certaines sources russes), le Hezbollah et l’Iran organisent, arment et entraînent les milices syriennes (Forces de Défense Nationale et autres) et étrangères (outre le Hezbollah, Irakiens, Pakistanais, Afghans, Libanais, Iraniens, etc.). On estime aujourd’hui entre 50 000 à 70 000 le nombre de miliciens opérant aux côtés du régime, entraînant une atomisation presque symétrique à celle de la rébellion.

Les Russes, installés dans leur base navale de Tartous et aérienne de Hmeimim, fournissent une couverture aérienne cruciale pour compenser les déficiences des troupes au sol du régime. On fait état périodiquement de tensions qui existent certainement entre les différents acteurs de la coalition russo-irano-régime. L’unité de vue a été maintenue jusqu’ici sur la priorité des cibles : frapper la rébellion nationaliste plutôt que les centrales djihadistes en partant de l’idée que l’on ne peut pas (thèse de Bachar el-Assad) ou que l’on ne peut que difficilement (thèse russe) différencier les groupes rebelles selon leurs affiliations supposées.
Ainsi, l’attaque des quartiers est d’Alep était présentée par le régime et ses alliés comme justifiée par la présence de forces djihadistes (beaucoup moins nombreuses selon les Nations Unies que les groupes nationalistes) coopérant étroitement avec les factions rebelles soutenues par la Turquie ou d’autres acteurs régionaux.

Les inhibitions d’Obama

Si le soutien de l’Iran et de la Russie au régime a été constant et s’inscrit dans une stratégie claire, l’appui des États-Unis et de leurs alliés à l’opposition a été beaucoup plus aléatoire.

L’épisode des frappes avortées d’août 2013 (renonciation de Barack Obama à sanctionner par des frappes sur le régime l’attaque chimique de celui-ci contre la Ghouta), facteur important de la montée de l’islamisme dans la rébellion après l’intervention du Hezbollah à al-Qousseir, est emblématique de l’inhibition du président Obama devant tout recours à la force sur le théâtre syrien.
Cette inhibition s’inscrivait dans un mouvement de fond : celui d’une volonté de l’opinion américaine d’en finir avec les aventures extérieures. Se sont ajoutés à cela des facteurs plus conjoncturels tels que la désillusion après l’intervention en Libye – longue, coûteuse, hasardeuse et aux résultats contestés – et plus encore, comme l’a ensuite reconnu John Kerry, la volonté de Barack Obama de ne pas compromettre la perspective d’un accord sur le nucléaire en prenant le risque d’affronter l’Iran sur un plan régional.

Il demeure que la question du recours à la force dans le cas syrien n’a jamais été posée par l’administration Obama dans des termes conformes aux réalités de la situation. Le Président lui-même s’arrogeait le mérite d’avoir repoussé l’option d’une intervention lourde, comparable à celle menée en Irak ou même en Libye, alors que celle-ci en effet ne pouvait être recommandée, et n’a été recommandée, par aucun stratège.
L’option de frappes ciblées ou d’actions secrètes, qui auraient pu viser à « modifier les calculs » d’Assad et de son entourage, n’a jamais été vraiment examinée par la Maison blanche, parce que comportant des risques d’escalade, alors qu’Israël les pratiquaient de manière presque routinière (par la suite, la frappe américaine du 6 avril 2017 n’a déclenché aucune apocalypse). Il restait donc l’option d’armer l’opposition. C’est ce qui a été fait, mais là aussi de manière retenue, en privilégiant le souci, légitime bien sûr, que des armements sophistiqués ne tombent dans les mains de rebelles anti-occidentaux et ne se retournent contre leurs fournisseurs.

Des occasions manquées

Il serait hasardeux de se lancer dans la recherche de « ce qui serait passé si », car le « contrefactuel » est impossible à prouver. En revanche les choix de prudence ayant été retenus peuvent être évalués :

  • en refusant de transférer à certains groupes armés rebelles des systèmes anti-aériens ou d’établir des « zones de sécurité » comme le demandaient les Turcs, les États-Unis et leurs alliés ont permis au régime, dès l’été 2012, de compenser ses pertes de territoires par la domination de l’espace aérien. Les « zones libérées » devenaient donc des zones de bombardements meurtriers et démoralisants pour la population. Cela a beaucoup contribué à casser l’essor d’une gouvernance de type civique et à assurer la montée des islamistes.
  • en renonçant à toute attaque ciblée contre le régime, fût-ce sous forme de « frappes ambiguës » (non revendiquées), les États-Unis et leurs alliés ont retiré toute crédibilité à leur injonction d’un départ de Bachar el-Assad. En 2015, alors que la situation était critique, certains hauts officiers alaouites confiaient à des interlocuteurs : « Pourquoi lâcherions-nous Assad alors qu’Obama ne fait rien contre lui ? ».
  • enfin, en pratiquant une grande retenue dans l’approvisionnement des groupes armés rebelles, les Occidentaux – et en fait les Américains – se sont privés d’exercer un leadership sur l’organisation de la rébellion. Ils ont souvent laissé leurs alliés régionaux (Turquie, Arabie saoudite et Qatar) prendre la main, ce qui a contribué à la fragmentation et la radicalisation de la rébellion. Le test a été la renonciation à organiser un commandement unifié de l’Armée syrienne libre.

Ainsi, ce n’est pas l’intervention ou la non-intervention des États-Unis et de leurs alliés qui a posé problème, mais le mauvais « calibrage » des actions menées. Les Occidentaux ont non seulement « perdu la guerre de l’ombre » mais les choix qu’ils ont fait ont affaibli l’aile nationaliste de la rébellion, très majoritaire au départ, au profit des éléments islamistes radicaux.

La preuve par la diplomatie

Les Russes, suivis par les Chinois (parfois sans enthousiasme), ont toujours maintenu leur soutien à leur protégé de Damas dans les différentes enceintes multilatérales.

La Russie en est à son huitième veto sur des résolutions du Conseil de sécurité. Lors des deux premières résolutions (2011 et 2012), les textes avaient été agréés à New-York entre les représentants des Cinq membres permanents (P5), comme c’est l’habitude, donc avec l’accord de l’ambassadeur russe et de fortes concessions occidentales. C’est une instruction de dernière minute venue de Moscou (du Kremlin) qui a imposé le veto, correspondant donc à une ligne d’obstruction fixée au plus haut niveau.

La divergence de vues entre les Occidentaux, leurs alliés régionaux et la Russie a paru surmontable à plusieurs reprises, sans pour autant qu’un compromis s’en suive :
Le 30 juin 2012, alors que Kofi Annan était envoyé spécial des Nations Unies et de la Ligue arabe pour la Syrie, était agréé le « communiqué de Genève ». Des divergences d’interprétation sur la mise à l’écart d’Assad ont aussitôt divisé Russes et Occidentaux.
En novembre 2015, dans la foulée de l’intervention russe et dans un format incluant cette fois (à la différence de Genève) l’Iran, une « feuille de route » était adoptée à Vienne, consacrée ensuite en décembre par la résolution 2254 du Conseil de sécurité. Ces textes prévoient la mise en place d’un cessez-le-feu, un calendrier de transition et la rédaction d’une nouvelle constitution. Cela n’a entraîné aucune exibilité de la part du régime dans les réunions sporadiques de Genève (II, III, IV).
En février 2016 (par une résolution du Conseil de sécurité) puis en septembre 2016 (accord russo-américain), des accords de cessez-le-feu sont conclus. Dans les deux cas, une baisse des violences intervient, toutefois pour une période limitée dans le second cas, le régime, soutenu par la Russie, n’entendant pas restreindre son droit à frapper les « terroristes », formule par laquelle il entend tous les opposants.

Du côté occidental, on observe une érosion progressive des positions dans les discussions multilatérales :
Le communiqué de Genève de juin 2012 pose le principe d’un « organe de transition » se substituant au gouvernement syrien actuel. Dans la résolution 2254 de décembre 2015 il n’est plus question que de « gouvernance neutre », évacuant de facto l’exigence d’un organe de transition sans Assad.
Au cours de l’année 2016, dans un contexte de « lâchage » de l’opposition et de focalisation sur le combat contre l’EI, l’objectif de la diplomatie américaine se limite de plus en plus à l’obtention d’un arrêt des hostilités. John Kerry ne cesse à ce sujet de relancer Sergueï Lavrov, sans parvenir à surmonter la divergence sur la liste des groupes armés à inclure dans un cessez-le-feu (Russes et régime voulant garder le droit de frapper les groupes soutenus par les Occidentaux). L’idée de transition passe en réalité au second plan.

Dans le même temps, l’émergence d’une force politique d’opposition crédible n’a jamais constitué une priorité pour les gouvernements occidentaux et leurs alliés, alors que la Russie s’appliquait avec constance à entretenir les divisions de cette opposition.

C’est finalement sans les Américains (ni les Arabes, ni naturellement les Européens), et sans représentants de l’instance politique de l’opposition mandatée pour négocier (le Haut Comité des négociations) que les Russes finissent par conclure une trêve sur Alep avec l’aide des Turcs, fin décembre 2016, avant de tenter, dans plusieurs réunions à Astana, d’élargir cette trêve à l’ensemble du pays, sous les auspices de la Turquie, de l’Iran et d’eux-mêmes. Les Russes lancent à cette occasion l’idée d’un processus constitutionnel pouvant potentiellement se substituer au processus de transition.

Le régime de Damas, acteur central

Quelle que soit l’importance des facteurs extérieurs dans le développement de la crise syrienne, l’acteur central du conflit syrien reste le régime de Damas, dirigé par Bachar el-Assad.
Parfois qualifié de « baathiste » ou encore « d’alaouite », l’image du régime syrien à l’extérieur a toujours comporté une forte ambivalence.
D’un côté, il inspire une crainte très forte, dans la mesure où on le sait prêt à tout, y compris à s’en prendre par les moyens les plus violents (attentats, assassinats) aux intérêts des pays qui contrecarrent ses visées. La France et les États-Unis se souviennent notamment des attentats de Beyrouth contre les forces françaises et américaines de 1983, précédés de l’assassinat de l’ambassadeur Delamare en 1981 et de l’attentat de la rue des Rosiers en 1982.

De l’autre, il bénéficiait de l’aura de régime « laïc », réputé capable de coopérer de manière pragmatique (mais en réalité très ponctuelle) sur le démantèlement de filières terroristes avec les services occidentaux. La stabilité de son régime, appuyée sur l’armée, un parti unique de type soviétique classique et des services de sécurité de même nature que ceux des « dictatures amies » de l’Orient arabe, a longtemps inspiré, et inspire encore dans certains milieux, ce qu’il faut bien appeler un préjugé favorable. Sur le plan diplomatique, les innombrables tractations entre Washington et Assad père sur le processus de paix au Proche-Orient, ainsi que la mainmise de Damas sur le Liban voisin, avaient consacré le rôle supposé « incontournable » de la Syrie des Assad dans les équilibres régionaux.

Une aura flatteuse peu conforme à la réalité

La réalité démentait certes très largement cette aura flatteuse.
Comme cela avait été le cas dès le début, mais plus encore depuis quelques années, le régime syrien jouait délibérément des clivages confessionnels pour asseoir sa légitimité interne. Ce n’est pas par hasard que les révolutionnaires des premiers mois de 2011 insistaient sur le caractère national et non confessionnel de leurs revendications. Comme d’autres dictatures dites « laïques », le pouvoir du régime d’Assad reposait dans une large mesure sur un pacte avec l’islamisme grandissant dans la société, islamisme exclu du pouvoir politique mais laissé plus ou moins libre de contrôler de larges secteurs de la population en échange de sa loyauté.

Dans la Syrie des années 2005-2010, le parti Baath ne jouait plus qu’un rôle de façade, l’armée paraissait retirée dans ses casernes, le pouvoir était concentré dans le clan familial, s’appuyant en réalité sur les Moukhabarat (les 17 services dits de « renseignements ») et les milieux affairistes. La vérité du régime syrien n’était pas dans les apparences de l’État officiel mais dans la réalité d’un réseau familial et clanique, gangrenant les institutions, mobilisant le ressentiment historique de la communauté alaouite pour noyauter l’ensemble du système. Dirigé par la famille Assad, ce réseau exerce son pouvoir par la peur. Il pratique une prédation systématique, mais en sachant partager une partie des fruits de la mise en coupe réglée de l’économie avec les grands commerçants sunnites.

S’il fallait apporter une confirmation à ce constat d’un régime avant tout répressif et centré sur un clan, on la trouverait dans la manière dont il a réagi à la révolte de 2011. Les réflexes de la répression à tout-va ont joué d’emblée. De même, l’infiltration de la rébellion par des éléments djihadistes pour s’assurer de sa radicalisation, appartient au répertoire classique depuis les événements du début des années 1980. Le recours à des parrains étrangers – iraniens et russes – fait également partie des constantes du régime, qui n’a jamais été suffisamment assuré de sa légitimité interne pour se passer de tuteurs extérieurs.

Un "logiciel bloqué"

Peut-on discerner une « stratégie de contre-insurrection » dans la réaction du régime à la crise ? Cela est certes possible mais ce qui frappe le plus est le mode de fonctionnement du régime, qui correspond à celui d’un « logiciel bloqué ». Il n’y a pas eu un changement de nature mais un changement de dimension dans le recours à la violence.
Pour ceux qui ont fréquenté les arcanes du régime, une clef d’explication tient au rapport du groupe alaouite au pouvoir (à ne pas confondre avec l’ensemble de la communauté alaouite) avec le reste de la population, caractérisé par la perception d’un rejet irrémédiable par la majorité sunnite.
Dans l’imaginaire de ce groupe, il était fatal que les sunnites cherchent à se venger un jour du massacre de Hama (1982) et c’est donc la suite de cet événement qui se joue dans la confrontation à mort entre les minorités et la majorité sunnite.

Un Président imperturbable à la manœuvre

Comment un « autoritaire » apparemment moderniste bascule-t-il dans la catégorie des criminels de masse ?

Aux États-Unis et en Europe, le caractère « occidentalisé » et « réformiste » du « jeune président » a été beaucoup exagéré.
En réalité, Bachar el-Assad est d’abord le produit du système – et de l’éducation – de son père. Son passage à Londres, pour parfaire ses études d’ophtalmologie, a été de courte durée et son « occidentalisation » est en réalité superficielle. Appelé en 1994 à remplacer son frère aîné comme dauphin du régime, il se voit confier par son père des missions « formatrices », dont la tutelle du Liban – qui n’était pas précisément un « job » éthéré. En arrivant au pouvoir, Bachar el-Assad n’est pas un novice mais bien un « initié ».

En 2011, l’Occident le perçoit encore comme un « réformiste ». En fait, il a ouvert l’économie pour le plus grand profit de la classe affairiste proche de sa famille, à certains échanges avec l’extérieur (banques, commerce, etc.), mais onze ans après son arrivée au pouvoir il s’est bien gardé de mettre en œuvre la moindre réforme de fond sur le plan politique ou même dans les structures sociales du pays. Il répète à ses visiteurs étrangers qu’à titre personnel, il serait partisan de telles réformes mais que « son peuple n’y est pas prêt ». Au début de l’année 2011, il confie à ses intimes : « Mon père avait raison : les 30 000 morts de Hama nous ont assuré trente ans de stabilité ».

C’est sans doute ce sentiment d’une nécessité presque professionnelle de noyer la révolte dans le sang pour prévenir son essor qui a été déterminant chez Bachar el-Assad. L’homme n’est pas Amin Dada, mais un chef de clan implacable qui applique méthodiquement le manuel du parfait dictateur en vigueur dans la famille.

On a cherché des ressorts psychologiques au cas Assad. Certains le considèrent comme un homme faible, hésitant, contesté au sein de sa propre famille, et finalement écrasé par l’ombre de son père, dont il se croit obligé d’imiter la dureté impitoyable.

Tenir plus longtemps que les autres

Ses confidents décrivent cependant un homme sûr de lui, ne doutant pas de sa supériorité personnelle sur son entourage ou les chefs du régime, et finalement confiant dans sa bonne étoile. Non sans raison sur ce dernier point : dans les premières années de sa présidence, il achève en douceur l’épuration de la vieille garde que son père avait commencée pour lui. Il pense en 2003, comme de nombreuses personnes à Damas, que l’invasion américaine de l’Irak est un prélude à une déstabilisation de son régime par l’administration Bush. Il prend alors le sentier de la guerre (secrète) en envoyant en Irak tous les candidats au djihad que ses services recrutent ou qui s’adressent à eux. C’est d’ailleurs sans doute par ce choix résolu qu’il acquiert le respect des chefs sécuritaires de son régime.

Il traverse ensuite une autre épreuve dont d’autres ne se seraient pas relevés : la crise ouverte par l’assassinat du premier ministre libanais, Rafic Hariri. Il fait le dos rond en escomptant que Georges W. Bush, Jacques Chirac ou Kofi Annan sortiront de la scène avant lui. Probablement a-t-il pensé, dans la guerre civile actuelle, que les Obama, Hollande, Cameron et d’autres dureraient moins longtemps que lui. C’est une des leçons de son père : ce qui compte, c’est de tenir plus longtemps que les autres.

Subordination à l’Iran ?

Sur un point au moins, le coefficient personnel de Bachar el-Assad a, de l’avis de ses compatriotes, infléchi la politique syrienne.
Contrairement aux usages de la région, il est arrivé que Bachar el-Assad ait des propos insultants à l’égard de ses homologues arabes. De plus, il s’est lié sur un plan personnel au chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à une époque où celui-ci jouissait d’un très grand prestige, lui assurant un accès au palais à Damas, chose inimaginable lors du règne de son père.

S’agissant de l’Iran, là où Assad père avait mis en place une alliance stratégique entre égaux, fondée sur des intérêts d’États, Assad fils est perçu par ses compatriotes comme ayant progressivement versé dans une relation privilégiée sur tous les plans, en profondeur, qui s’est muée en une véritable subordination.
La communauté alaouite n’a pas, contrairement à ce que l’on croit souvent, d’affinités particulières avec l’Iran. Ce qui explique pourquoi la « carte Assad » est si importante pour Téhéran.

La crainte du "regime change"

Dans ces conditions, les principales capitales occidentales (Washington, Londres et Paris en particulier) ont-elles eu raison de demander assez tôt dans la crise le départ de Bachar el-Assad ?

Sur le plan analytique, cela ne fait aucun doute : lorsque l’on connaît la véritable nature de ce régime, il n’est pas possible de croire en sa capacité de s’amender ou de le considérer comme un partenaire, tant sa connivence avec le terrorisme est profonde, et sa duplicité insondable. Il est peu réaliste d’imaginer qu’il puisse vraiment un jour reprendre la main, et diriger à nouveau ce pays, ou même le tronçon de pays qui lui resterait, comme si rien ne s’était passé.

Sur le plan de la tactique diplomatique, l’insistance mise sur l’exigence du départ d’Assad s’est révélée contre-productive. Cette insistance a été perçue à Delhi, Brasilia, et dans beaucoup d’autres capitales de pays émergents comme relevant du syndrome occidental du « regime change ». Or, celui-ci a encore plus mauvaise presse depuis l’affaire libyenne et Vladimir Poutine excelle à en entretenir la légende noire.

Aussi, les raisons qui rendent une éviction d’Assad nécessaire – et de ses principaux affidés, car l’un n’irait pas sans les autres – font de celle-ci une opération particulièrement ardue, voire impossible selon beaucoup d’analystes.

Des difficultés ou des objections à un scénario de type Ben Ali ou Moubarak, ou encore de type Saleh, selon le précédent yéménite qui a servi de référence à la médiation de la Ligue arabe au début de la crise (départ du Président dans le cadre d’une transition négociée sous supervision internationale) sont souvent évoquées. Elles sont de valeur inégale. Il y a d’abord cette idée, répandue en particulier dans les services de renseignements de la plupart des pays, selon laquelle le clan Assad est la clef de voûte du système syrien. La suppression de ce clan entraînerait l’écroulement du régime.

On peut toutefois se demander dans quelle mesure cette analyse est encore pertinente six ans après le début de la guerre en Syrie. Si Assad garde encore le pouvoir de nomination des grands officiers, ce n’est plus en vertu de ces liens de clientèle tissés de longue date par son père mais bien plutôt en tant que fondé de pouvoir des vrais maîtres du pays, iraniens et russes. Ces derniers font officieusement passer le mot qu’« ils n’ont pas trouvé de remplaçant », mais on soupçonne qu’en fait, dans l’état actuel de déstructuration du régime, tout autre fondé de pouvoir ferait l’affaire.

Une variante de la thèse de la « clef de voûte » veut que le maintien du régime est indispensable pour sauvegarder « les institutions de l’État ». Cette idée trouve un écho particulier aux États-Unis, où les responsables ont à l’esprit l’erreur que fut le démantèlement du parti Bath en Irak (sans voir d’ailleurs que le Bath syrien ne jouait nullement le même rôle que son homologue irakien).

En réalité, si l’on entend par institutions de l’État, l’armée, les administrations et les services publics, ces structures ont fait preuve d’une résilience plutôt inattendue, non pas du fait du régime, mais bien malgré le comportement destructeur de celui-ci. On peut douter par exemple que la continuité du service public de la santé puisse vraiment être confiée à un pouvoir qui fait systématiquement bombarder les hôpitaux du pays, ou l’économie à un régime qui a conduit à l’amputation de la moitié du PIB.

Un successeur issu du régime ?

Cependant, la question qui a le plus hanté les décideurs est ailleurs : quelle serait la formule de rechange à Assad ? Qui pourrait le remplacer ?
L’absence de réponse évidente à cette question a largement contribué à l’inhibition de l’administration Obama, mais on doit aussi s’interroger sur la manière dont elle était formulée dans les chancelleries.
Le « remplacement d’Assad » posait un problème insurmontable si on voulait lui substituer un pur démocrate. Cependant, le problème devient plus simple s’il s’agit de trouver comme successeur une personnalité issue du régime, garant de la continuité de celui-ci mais plus ouvert à la négociation. Jusqu’à l’intervention russe, c’est d’un coup interne au régime, du fait de pressions suffisamment fortes des Occidentaux et de leurs alliés, qu’aurait pu venir une éviction d’Assad.
Depuis septembre 2015, son sort est surtout entre les mains des Russes. Certes, ce sont les Iraniens qui contrôlent la situation à Damas, mais ils n’auraient guère d’options devant une évolution du régime qui les confronterait à un fait accompli.

Le fait est que si Assad n’est pas poussé à partir par la contrainte ou sur la suggestion de ses parrains, la seule option ouverte est un départ négocié. Le régime et son chef doivent consentir à discuter des modalités de leur disparition On doute qu’une telle éventualité puisse être compatible avec leur mentalité. Lorsqu’en juillet 2012, certains dirigeants du régime, dont Assef Chawkat, le beau-frère du Président, ont paru enclins à envisager un dialogue avec des puissances extérieures, un attentat opportun au cœur de Damas a mis fin à leur carrière (et à leur vie).

Pour contourner la difficulté, il est tentant d’explorer les propositions que laissent entendre les officiels russes ou iraniens : diluer le problème par un changement de constitution qui réduirait les pouvoirs du Président (en prenant exemple sur le modèle libanais) ou soumettrait la prolongation du pouvoir d’Assad à de nouvelles élections (avec droit ou non de se représenter). On se trouve alors devant une aporie : l’expérience (celle récente du Yémen par exemple) montre que dans ce type de régime, ce ne sont pas les attributs constitutionnels qui comptent mais la réalité des rapports de force cimentés par les liens d’allégeance claniques et familiaux.

Plus de six ans après le début du conflit, la question d’Assad reste donc à la fois fondamentale et irrésolue, moins en raison de la personnalité du dictateur syrien que de la matrice sécuritaro-mafieuse, crispée sur son pouvoir (« Assad ou nous brûlons le pays »), qu’il incarne.

Après la chute d’Alep : le scénario d’une paix russe

La chute des quartiers est d’Alep en décembre 2016, après une longue bataille commencée à l’été, a été marquée par un assaut particulièrement inhumain des forces alliées au régime, en contradiction avec toutes les règles du droit de la guerre et du droit humanitaire.

Sur le plan du rapport de force, sa signification est triple. En premier lieu, elle a illustré un alignement des intérêts et des objectifs de la Russie et de la Turquie, ou potentiellement de l’Iran. Après la tentative de coup d’État du 15 juillet, Ankara a procédé à une réévaluation de ses priorités. La Turquie a diminué son appui aux groupes rebelles qui tenaient Alep-Est. Son armée, avec un feu vert de Moscou, est entrée en Syrie, sous la bannière de l’opération « bouclier de l’Euphrate », afin d’éviter que les Kurdes syriens du PYD (branche syrienne du PKK) effectuent la jonction entre leurs cantons de l’est de la Syrie et celui d’Afrin. Le départ d’Assad est devenu pour Ankara moins prioritaire. Une alliance, au moins circonstancielle, a été scellée avec la Russie.

En deuxième lieu, la perte d’Alep-Est a consacré un affaiblissement considérable de la rébellion nationaliste. Les unités que l’on regroupe sous l’étiquette d’ASL ne contrôlent plus que des poches du territoire. A Idlib et ailleurs, elles doivent partager le terrain avec les groupes extrémistes et djihadistes. Dans le pourtour de Damas ou d’Homs, le régime et ses soutiens peuvent espérer achever de « nettoyer » les zones qui leur échappent encore. En un mot : le régime n’est pas loin d’avoir gagné.

En troisième lieu, la victoire d’Alep, c’est-à-dire au fond le succès de l’option militaire appliquée par le régime, l’Iran et la Russie, depuis le début du conflit, offrait à la diplomatie russe une opportunité de faire progresser un règlement politique conforme à ses vues.

Après la chute d’Alep, la Russie disposait en effet de nombreux atouts pour obtenir un accord politique consacrant un rapport de force favorable au régime.

Grâce à son rapprochement avec la Turquie et à un appui sans doute peu enthousiaste de l’Iran, elle a pu parrainer à Astana des discussions avec des groupes armés rebelles officiellement en vue de conforter et d’étendre le cessez-le- feu d’abord mis en œuvre à Alep. Cela lui permettait à la fois de faciliter la reprise de contrôle de la « Syrie utile » par le régime et de diviser encore un peu plus l’opposition. La diplomatie russe en a également profité pour tenter de relancer le processus politique sur la base d’un projet de constitution syrienne qui pouvait conduire à une « re-légitimisation » du régime.

Dès lors que la Turquie acceptait plus ou moins ce schéma, ce qui n’a jamais été tout à fait le cas d’ailleurs, la Russie pouvait espérer que les autres puissances sunnites, les pays du Golfe en particulier, finiraient par se rallier. L’Amérique, sous l’administration Obama finissante puis sous une administration Trump réputée encline à s’entendre avec Moscou, détournait les yeux. Vladimir Poutine disposait d’ailleurs d’une carte vis-à-vis de Washington qui était de faire miroiter une coopération dans la bataille contre l’EI (Raqqa en particulier), seule véritable priorité des Américains en Syrie.
Au demeurant, la chute de Raqqa, programmée par la coalition anti-EI, pouvait constituer une bonne affaire pour le régime syrien : dans la mesure où les États-Unis et leurs alliés s’appuyaient sur les Kurdes pour prendre Raqqa, il y avait de bonnes raisons de penser que la gouvernance de la ville libérée ferait une place au régime, comme cela avait été le cas par exemple à Manbij.

Les limites de la "paix russe"

La tentative de « paix russe » a toutefois trouvé au bout de deux ou trois mois ses limites, en raison principalement de la réticence de ses alliés locaux à jouer le jeu.

En premier lieu, ni le régime ni les Iraniens n’ont respecté le cessez-le-feu convenu à Astana, ce qui plaçait les groupes armés qui avaient accepté de discuter dans une position difficile et affaiblissaient beaucoup l’offre russe de règlement politique. Dans la Ghouta et ailleurs, les forces pro-régime ont été au demeurant soutenues par des bombardements russes. À Genève, sous les auspices des Nations Unies, les représentants du régime se montraient aussi intransigeants que d’habitude. Le régime a cru ensuite se permettre « le crime de trop », si l’on peut dire, avec l’attaque chimique contre Khan Cheikhoun (le 4 avril 2017), qui paraît avoir commencé à dessiller les yeux de la nouvelle administration américaine sur la nature du régime syrien (et également sur la connivence de la Russie avec ce régime).

À la mi-juin, au moment de la finalisation de cette note, le régime consacre ses forces à bombarder la ville de Deera dans le sud, tandis que les milices pro-iraniennes ont entrepris de prendre le contrôle du « désert » entre la frontière jordano-syrienne et l’Euphrate, en vue d’établir une jonction avec les milices de la « mobilisation populaire irakienne » présentes dans la région de Deir ez-Zor.
Sur le plan diplomatique, les différentes échéances du processus d’Astana sont reportées ou bien se révèlent stériles. Enfin, le régime – dit « laïc » – de Bachar el-Assad prend prétexte du ramadan pour remettre à plus tard un nouveau rendez-vous à Genève dans le cadre de la médiation onusienne.

Sur un plan structurel, une « paix russe » se heurte à un obstacle majeur : l’Iran. Pour les puissances sunnites, l’opposition syrienne et maintenant l’administration américaine, toute concession concernant le maintien d’Assad, au moins pour un certain temps, implique au minimum un retrait du Hezbollah et des milices chiites. Ou bien, pour couronner sa victoire militaire par un accord politique, et asseoir son autorité dans la région, la Russie « perd l’Iran » (ou affronte celui-ci), mais sa présence en Syrie ne peut à ce stade se passer des milices qui assurent tant bien que mal le maintien en place du régime d’Assad ; ou bien la Russie est prête à se séparer de l’Iran pour substituer au triangle Moscou-Ankara-Téhéran un triangle Moscou-Ankara-Washington, mais elle entre sur le terrain dans une phase de très fortes turbulences, pour un résultat incertain.

Assad lui-même ne manque pas d’exploiter la répugnance de Moscou pour tout « regime change » et surtout de jouer ses parrains les uns contre les autres.

Après Kahn Cheikhoun : un scénario de pilotage russo-américain ?

La frappe américaine du 6 avril en réponse à l’attaque chimique contre Khan Cheikhoun ne constitue en aucune manière une stratégie ou une « doctrine ».

Elle détermine cependant quelques éléments pour la politique américaine : il est plus difficile maintenant pour Washington de considérer Assad comme un partenaire contre le terrorisme, comme l’administration Trump paraissait encline à le faire au départ. De manière significative, ses principaux porte-paroles de politique étrangère, le secrétaire d’Etat Rex Tillerson et la représentante à l’ONU Nikki Haley, ont changé radicalement de langage à ce sujet. De même, l’idée de laisser le régime s’installer à Raqqa une fois la ville libérée de l’EI ne va plus de soi.

Une autre attaque américaine est intervenue contre des forces du régime (milices appuyées par l’Iran) le 18 mai dans le sud-est de la Syrie à al-Tanf, suivie d’autres incidents du même type dont un engagement aérien américain contre un drone iranien. La question qui se pose à présent est de savoir si ces interventions résultent exclusivement de considérations locales (protéger des forces amies sur le théâtre des opérations) ou s’il s’agit pour le commandement américain, de manière plus stratégique, de mettre un terme au mouvement des forces pro-iraniennes vers l’Euphrate en vue d’établir, sous couvert de lutter contre l’EI, le « corridor » entre Téhéran et la Méditerranée que souhaitent les gardiens de la Révolution.

Dans le même temps, la frappe américaine du 6 avril a réouvert le dialogue russo-américain sur le dossier syrien.

Bien entendu, les frappes du 6 avril n’ont pas provoqué l’escalade que l’administration Obama annonçait comme inéluctable dans ce type de situation. Les Russes, avec les Turcs et les Iraniens, ont à Astana habilement « reformaté » leurs propositions pour tenir compte des idées américaines de « zones de sécurité différenciée ». Ils avancent à présent la proposition de quatre « zones de désescalade » dont les « garants », selon la localisation de chacune de ces zones, seraient la Russie, l’Iran ou la Turquie.
Ni la rébellion syrienne, ni les États-Unis n’ont souscrit à cette proposition. Cependant la violence dans les zones considérées a diminué et les discussions se poursuivent. Les Américains ont marqué un intérêt pour une « zone » dont ils seraient les « garants » dans le sud, aux abords du Golan (à conditions que les Iraniens et leurs milices affiliées en soient éloignés).

Le problème fondamental du régime d’Assad, comme ce dernier l’avait lui-même avoué en 2014, tient à son manque de troupes régulières, qui n’est que partiellement compensé par la prolifération des milices. Tout progrès dans la pacification de la « Syrie utile » lui permet donc d’ouvrir d’autres fronts, y compris contre l’EI, ou de se lancer dans une « course » de vitesse avec la coalition anti-EI pour la reprise de Deir ez-Zor.
Dans ce « retournement contre l’EI », qui serait une véritable nouveauté, le régime peut compter pour cela sur le Hezbollah, mais également sur des formations miliciennes syriennes très aguerries, comme la « brigade du Tigre ». On a vu que cette « course de vitesse » venait de commencer, avec de surcroît la perspective d’une jonction de forces pro-régimes avec les milices chiites venues d’Irak.

Le dilemme de Washington

C’est un des éléments de ce que l’on pourrait appeler le « dilemme américain ». Les États-Unis sont en effet confrontés au problème suivant : ou bien Washington limite son ambition de reprendre Raqqa à l’EI (comme c’était le cas de l’administration Obama) mais cela conduit à laisser le régime et ses alliés – dans les conditions actuelles de faiblesse de l’opposition nationaliste – parachever sa reconquête de la « Syrie utile » et prendre le contrôle d’une grande partie des zones actuellement occupées par l’EI ; ou bien la nouvelle administration américaine considère que cela n’est pas admissible – notamment en raison du bénéfice qu’en tirerait l’Iran – et il lui faut donc concevoir et mettre en œuvre une stratégie pour l’ensemble de l’est de la Syrie, nécessairement compliquée et coûteuse.

Autrement dit, du point de vue américain le choix est œuvrer au bénéfice de l’Iran ou s’engager beaucoup plus avant. Il n’est pas certain, cependant, compte tenu des faiblesses de l’actuel processus de décision à Washington, que les décideurs américains perçoivent les enjeux de manière aussi claire.

Partition du territoire et guerre sans fin ?

La possibilité d’une « paix russe » – une victoire sans appel du régime d’Assad habillée par un accord international – paraît aujourd’hui s’éloigner, même si elle ne saurait être tenue pour définitivement exclue. Nous sommes à présent dans un second scénario, ou une seconde phase post-chute d’Alep, qui se caractérise par l’amorce d’un pilotage russo-américain du conflit. Cette phase paraît cependant très aléatoire au regard des lourdes hypothèques qui pèsent actuellement, pour d’autres raisons, sur la relation russo-américaine.

Par ailleurs, les objectifs et les intérêts de la Russie et des États-Unis divergent largement à ce stade, du fait notamment de la présence iranienne. Le pilotage russo-américain pourrait au mieux – s’il y avait in fine une certaine entente entre Moscou et Washington pour limiter les dégâts – déboucher sur une « fausse paix » qui verrait un dépeçage du pays par zones d’influence. Il existerait alors plusieurs régions : un « sunnistan » au nord-est, sous perfusion américano-arabe, la « Syrie utile » (l’axe Damas-Homs-Alep et la côte) sous contrôle d’un condominium Assad-Russie-Iran-Hezbollah, un mini-Kurdistan (le « Rojava ») aux alliances précaires, ainsi que des enclaves au nord d’obédience turque et peut-être au sud sous influence israélo-jordanienne.

La partition de facto de la Syrie sera vraisemblablement un « moment incontournable » de toute sortie de crise. Il serait cependant dangereux d’y voir une solution ou même une formule durable. En effet, contrairement à ce que l’on croit, la « Syrie utile » peut difficilement se passer du phosphate voire du pétrole qui se situent à l’est. Inversement, les grands réseaux de services, des céréales, publics, de transports, de commerce sont centralisés à Damas. D’autre part, chaque zone a toute chance de constituer une base arrière pour des attaques sur les autres parties du pays, entretenant l’état de guerre civile. Enfin, ni les Syriens ni aucun pays de la région ne veulent d’une Syrie divisée.

Une « fausse paix » ou la « solution par défaut » de la partition du pays a donc en pratique toutes les chances de se révéler un paravent pour un scénario de guerre sans fin. Le niveau de violence pourrait alors être moindre, mais la poursuite de la guerre de tous contre tous, particulièrement favorable aux terroristes, serait certaine.

Cette évolution est d’autant plus imaginable que quatre développements paraissent inéluctables ou très probables.

La poursuite de la dérive du régime : les Russes peuvent s’efforcer d’encadrer le plus possible le phénomène des milices (par exemple, par la constitution de grands corps rattachés à l’armée officielle), mais le régime aura désormais du mal à se priver de l’économie de guerre nécessaire à l’entretien de la clientèle de miliciens et d’entrepreneurs de trafics en tout genre qui constituent aujourd’hui sa base réelle. Un arrêt des combats le confronterait au mécontentement de la population, y compris aux griefs de la communauté alaouite pleurant la mort d’une grande partie de sa jeunesse.
La résilience du terrorisme : la chute de Raqqa et éventuellement l’éviction de l’EI du reste de la vallée de l’Euphrate ne signifiera pas la disparition de tout militantisme des affidés du calife al-Baghdadi.

Il est très probable en effet que l’EI se fonde dans le paysage et poursuive sous d’autres formes (regroupement dans les zones peu accessibles de la province al-Anbar, terrorisme urbain, poursuite des attentats à l’étranger) son action meurtrière. L’organisation ou ses semblables (al-Nosra/al-Qaïda) pourra recruter entre autres au sein de la masse de jeunes gens (peut-être un million de personnes) qui s’entassent dans les camps de réfugiés de la région sans perspective d’avenir.

La bombe à retardement de la province d’Idlib : dans le même ordre d’idée, la politique de pacification du régime et de ses alliés a abouti à concentrer dans la province d’Idlib à la fois le gros des forces du Front al-Nosra (al-Qaïda), devenu Fatah al-Cham, des groupes rebelles de diverses affiliations, et des populations réfugiées d’Alep et d’ailleurs vivant dans des conditions très difficiles. On estime à 2,5 millions de personnes la population se trouvant actuellement dans la province d’Idlib, régulièrement bombardée par les forces du régime et de ses parrains.

Dès maintenant, al-Nosra a montré sa capacité à monter des attentats dans la zone tenue par le régime. Cette filiale syrienne d’al-Qaïda a des racines profondes dans un terreau national syrien, à la différence de l’EI. Si par ailleurs, la Russie, l’Iran et Damas décidaient de lancer sur Idlib une attaque comparable à celle qui a entraîné la chute d’Alep-Est, se produirait une catastrophe humanitaire encore plus massive que celle d’Alep. Celle-ci serait aussi une catastrophe politique en rendant toute chance de réconciliation nationale encore plus illusoire que ce n’est le cas actuellement.
Les déplacements de populations et l’implantation iranienne : les Syriens, y compris ceux qui sont restés loyaux ou soumis au régime, lisent certains déplacements de populations, dans des secteurs stratégiques comme à Homs ou Zabadani, comme une forme d’épuration confessionnelle destinée à pérenniser l’implantation de l’Iran et de ses auxiliaires chiites.

Beaucoup d’autres indications vont dans le même sens comme le transfert de nombreux titres de propriété, la mainmise des Iraniens sur des secteurs entiers de l’économie syrienne, l’installation des miliciens chiites et de leurs familles dans certains quartiers auparavant sunnites à Homs, la mise en place, d’ailleurs avec difficulté, d’un « Hezbollah syrien » ou les déclarations d’Assad laissant entendre que le retour des Syriens qui ont quitté le pays ne sera pas bienvenu. De tels agissements ne peuvent qu’enflammer encore plus le ressentiment sunnite.

Le scénario de la guerre sans fin en Syrie pose en des termes redoutables le dilemme des Européens.
Il a pu être tentant pour les institutions de Bruxelles ou pour certains États membres d’accompagner par un effort financier la victoire apparente du régime d’Assad et de ses parrains dans l’espoir d’obtenir au moins une certaine stabilisation du pays. Dès lors que les données de la situation conduisent en réalité à une guerre sans fin, les Européens doivent pour atteindre leurs objectifs trouver autre chose que de consacrer des crédits à une reconstruction de la « Syrie utile » illusoire dans les circonstances actuelles.

Eléments pour une stratégie de sortie de crise

Seule une mobilisation de la communauté internationale, fondée sur des bases nouvelles, peut permettre de mettre un terme à la dynamique de la « guerre sans fin ». C’est en particulier un intérêt vital pour les pays de la région et pour les Européens, qui sont les premiers touchés par les ondes de chocs du « Tchernobyl géopolitique » que représente le conflit syrien.

Les circonstances offrent peut-être une fenêtre d’opportunité pour progresser vers une « vraie paix », notamment pour quatre raisons, qu’il faut cependant soigneusement peser :

La Russie pourrait avoir la préoccupation d’éviter un enlisement et de conforter les gains politiques importants dans la région que lui ont valu son engagement en Syrie. Il est vrai aussi qu’elle peut vivre avec une forme de « conflit gelé » (la « guerre sans fin » à un niveau de violence limitée), qui est son mode de sortie de crise habituel dans son environnement proche.

Le fait est que pour l’instant, la Russie continue à jouer la carte du soutien aux opérations offensives des alliés du régime et de l’Iran. Certains signes laissent cependant entrevoir une lassitude ou une irritation des officiels russes à l’égard du comportement du régime de Bachar el-Assad, dont ils sont mieux placés que quiconque pour percevoir les limites.

Une chance existe désormais d’un réengagement américain. Celui-ci résulterait à la fois d’une réticence moindre devant un recours sélectif à la force et à une préoccupation réelle à l’égard de l’expansionnisme iranien dans la région.

Nous sommes encore loin cependant d’un réengagement comportant une planification militaire à moyen terme et encadré par une stratégie politique définie.

L’équation régionale évolue. La crise ouverte entre ses partenaires du Conseil de Coopération des États du Golfe et le Qatar brouille pour l’instant le paysage diplomatique et risque d’augmenter la polarisation de la région. Cependant, un rééquilibrage de la position américaine entre les puissances sunnites et l’Iran peut, s’il est maîtrisé, offrir des opportunités.

L’Iran, mis en cause de manière hyperbolique par le nouveau président américain (comme ce fut le cas lors son récent discours à Riyad), ne paraît pas vouloir reculer, mais peut sans doute s’adapter à un contexte moins favorable. La réélection haut la main du Président Rohani constitue à cet égard un élément positif. Il reste aux partenaires de l’Iran à trouver la clef d’une inflexion de la politique régionale de Téhéran, qui jusqu’ici ne dépendait pas du président de la République islamique.

Enfin, si la priorité accordée par les États-Unis et leurs alliés au combat contre l’EI au cours des deux dernières années avait détourné l’attention de la question syrienne dans son ensemble, la perspective d’une « fin de partie » s’agissant de l’EI – ou du moins d’une « fin de partie » sous sa forme proto-étatique – devrait relancer l’intérêt pour un règlement de la crise syrienne.

C’est sans doute ce facteur qu’il convient de mettre en exergue dans la redéfinition des politiques des principaux acteurs et notamment des Européens. Le défi de demain sera en effet de gérer l’après EI en tant que proto-État. Cela signifiera priver le réseau terroriste qu’il continuera d’être, en compagnie d’al-Qaïda à Idlib et ailleurs en Syrie, d’un terreau favorable à son développement. Un règlement d’ensemble de la question syrienne, en vue d’une stabilisation réelle, devient donc plus nécessaire que jamais.

Quelle vision ?

Dans ce contexte, le moment approche où il sera utile de proposer une « vision » de ce que pourrait être un règlement du conflit syrien ou, pour parler dans un langage militaire, de ce que doit être un « end state ».

De manière extrêmement sommaire, les conditions du retour à terme – sans doute assez long, hélas ! – de la stabilité en Syrie seront a priori de cinq ordres :

  • Élimination du djihadisme (al-Qaïda, EI) d’un côté et de la matrice sécuritaro-mafieuse du régime de l’autre.
  • Retrait de toutes les milices étrangères et arrêt des soutiens extérieurs aux groupes armés s’opposant à une solution politique.

Ces deux premiers points relèvent principalement de la responsabilité des grandes puissances (P5 + Allemagne) en collaboration avec les Syriens et certaines puissances régionales.

  • Un certain consensus sur ce que serait le projet national d’une nouvelle Syrie (forme du gouvernement, degré de décentralisation, place de la religion, etc.) : un accord sur ce plan ne peut relever que des Syriens eux-mêmes, malgré la profondeur des lignes de fracture qui les divisent, y compris à l’intérieur des différentes structures de l’opposition politique qui se sont constituées au fil des années.
  • Une entente sur les garanties extérieures et sur l’équilibre des intérêts des puissances régionales dans le cadre d’un règlement final. Une telle entente doit impliquer les grandes puissances, les puissances régionales et bien entendu les Syriens.
  • L’intégrité territoriale et l’intangibilité des frontières.

Ces éléments, qui demanderaient certes à être approfondis et précisés, orientent, en termes de méthode, vers trois pistes de discussion, nécessitant des passerelles entre elles : dialogue inter-syrien, concertation entre grandes puissances, négociations entre puissances régionales. Seules les Nations Unies peuvent assurer les « passerelles » entre ces trois types de forum.

Quelle stratégie ?

Trois leçons principales se dégagent des analyses proposées dans cette note.

• Les Occidentaux et leurs alliés (le noyau dur des pays membres de la coalition anti-EI – États-Unis, Turquie, Arabie saoudite, France, Royaume-Uni – pourraient jouer un rôle moteur) doivent tenir les deux bouts de la chaîne, c’est-à-dire assumer, contrairement au Président Obama, la nécessité de l’application de la force tout en inscrivant leur agenda militaire dans une stratégie politique.
• Le dialogue russo-américain est un paramètre indispensable pour toute sortie de crise mais il a besoin d’être complété par d’autres canaux, impliquant notamment les puissances régionales et l’Europe.

• Les objectifs à atteindre par les Occidentaux et leurs alliés sont de deux ordres : aller au bout du combat contre l’EI et al-Qaïda et contraindre le régime d’Assad à entrer enfin dans une logique de transition.

Sur ce dernier point, la note a précédemment étudié la difficulté de l’exercice. Des progrès décisifs ne peuvent être obtenus que par des pressions accrues sur le régime, allant jusqu’à une forme d’asphyxie, et par une évolution de la position de la Russie, qui seule peut convaincre Assad de changer d’attitude.

Pour atteindre ces objectifs, on proposera ci-dessous six lignes d’action complémentaires, sans distinguer aspects militaires ou sécuritaires et aspects politiques ou diplomatiques, tant il est évident que l’approche doit être globale.

1. Mener à bien l’offensive sur Raqqa et gérer ses conséquences. Nous devons constater que l’offensive contre Raqqa a été lancée sans plan arrêté sur la sécurisation et la gouvernance de la ville après le départ de l’EI.

Il est donc urgent aujourd’hui de définir un mode de gouvernance post-libération qui ne soit pas perçu par la population locale comme à la solde des Kurdes ou du régime. La tâche est d’autant plus difficile que la Turquie, choquée de la coopération de ses alliés de l’OTAN avec le PYD ne se montre pas coopérative.

Par ailleurs, la prise de Raqqa n’a de sens que si elle est suivie d’une libération de l’ensemble de la vallée de l’Euphrate (Deir ez-Zor notamment), pour laquelle les alliés locaux ne peuvent être kurdes. Dans l’ensemble de cette zone, une gouvernance faisant appel au « self governemnt » et fortement appuyée par la communauté internationale, pourrait servir de « laboratoire » à des formules reproductibles ailleurs. Les États-Unis et leurs alliés se retrouvent donc face à un défi militaire et politique de grande ampleur, tandis que le régime et ses soutiens ont un intérêt majeur à empêcher un scénario de ce type – ce qui crée un risque non négligeable de collision entre les forces des deux côtés.

2. Constituer une force de stabilisation issue de la rébellion arabe sunnite : c’est un ingrédient nécessaire à court terme pour assurer la sécurisation des zones libérées de l’EI. Toutefois, les échecs du passé (tels que les différents programmes de « train and equip ») en ce domaine ainsi que la fragmentation et la faiblesse actuelles de l’ASL détournent les autorités compétentes de la coalition d’aborder ce sujet avec la détermination nécessaire.

Un vivier de combattants arabes existe, évaluable à plusieurs dizaines de milliers de jeunes gens, notamment parmi ceux que le vent de la défaite a conduit à se retirer dans leur foyer ou à se rallier aux centrales djihadistes. Leur remobilisation sera un défi technique, logistique et peut-être plus encore politique, car les recrues potentielles sont dépourvues de motivation quand il ne s’agit pas de se battre contre le régime et que le commandement n’est pas syrien.
Une raison supplémentaire de relever ce défi réside dans la perspective de la stabilisation à long terme du pays, une fois un accord de paix obtenu : une force disciplinée, bien formée et équipée, issue de la rébellion, aurait vocation à rejoindre les rangs de l’armée officielle et à contribuer ainsi à l’exclusion des milices.

3. Insister sur la recherche d’un cessez-le-feu sur l’ensemble du territoire.

Sans suspension des hostilités, il y a peu de chance que les négociations sur la transition prennent un vrai essor. Le calme sur le terrain doit s’accompagner d’un accès massif de l’aide humanitaire et préparer la voie à des programmes de stabilisation. Il s’agit là du vrai antidote contre l’influence des djihadistes ainsi qu’un moyen de pression efficace à l’égard du régime.
Les discussions d’Astana ont montré leurs limites. Il convient dès lors d’avancer une nouvelle approche, fondée sur le processus d’Astana, mais élargissant le nombre de participants et étendant le cessez-le-feu au-delà des « zones » couvertes par ces négociations.
À cette fin, les États-Unis et leurs alliés pourraient reprendre la discussion avec la Russie en mettant sur la table l’offre de moyens techniques permettant une vérification (satellites, capteurs sur le terrain, etc.), voire un dispositif de sanction à l’égard de l’opposition et du régime en cas de rupture du cessez-le-feu.

Des discussions de ce type avec les Russes devraient inclure la « différenciation » entre groupes nationalistes et djihadistes, point particulièrement sensible sur lequel Russes et Américains ne sont pas encore parvenus à s’entendre. Une immobilisation au sol de l’aviation syrienne devrait être un point à l’ordre du jour des discussions avec les Russes pour tout accord sur un cessez-le-feu ou une coopération contre le terrorisme.

4. Crédibiliser la mise en place d’une assurance en matière de protection des populations.

Les frappes du 6 avril pourraient être utilisées comme un précédent à caractère dissuasif à l’égard des formes de violence les plus brutales contre la population.
L’annonce faite par le Président Macron, à l’occasion de sa rencontre avec Vladimir Poutine, de la volonté de la France de ne pas laisser passer un nouveau recours du régime à l’arme chimique va dans ce sens. Une attitude coordonnée entre pays volontaires pourrait être établie. Le périmètre des actions provoquant sanction de même que la nature de la sanction resteraient ambigus mais la « doctrine » qui serait mise au point devrait faire l’objet d’une communication aux autorités russes.

5. Intensifier le dialogue stratégique et politique avec la Russie.

Au moment où cette note est rédigée, l’impression prévaut qu’une sorte de « dialogue dissuasif » s’est mis en place entre Russes et Américains, allant un peu plus loin que l’accord de « déconfliction » conclu au lendemain de l’intervention russe.

Il serait souhaitable de faire évoluer ce dialogue dissuasif en un dialogue stratégique (élargi au « groupe cœur » de la coalition anti-EI). Ce dialogue pourrait porter sur les points évoqués ci-dessus (vallée de l’Euphrate, cessez-le-feu, protection des populations, force de stabilisation, etc.) et comporter une offre de coopération particulière sur la situation à Idlib. Pour l’instant, aucune stratégie pour intensifier l’offensive contre le Front al-Nosra et al-Qaïda dans la province d’Idlib n’a été mise en place. Il convient aussi d’aborder avec les Russes la question des milices étrangères. Un projet de résolution du Conseil de sécurité pourrait commencer à être discrètement examiné sur ce sujet en cercle très restreint.

Le dialogue avec la Russie doit aussi porter sur le processus de transition. Une grande partie des actions suggérées ici – exclusion du régime de la vallée de l’Euphrate, force de stabilisation, protection des populations civiles, cessez-le feu – revient à mettre en place une stratégie de facto d’asphyxie du régime.

Celle-ci n’est toutefois pas assimilable à une stratégie de déstabilisation ou de « changement de régime ». Les lignes rouges russes sont respectées. L’affaiblissement politique du régime qui en résulterait donnerait par contre plus de poids aux pressions de Moscou pour obtenir de lui un comportement moins destructeur sur le terrain et plus flexible dans les négociations.

6. Repenser le mécanisme de la transition. L’absence de progrès actuel de la médiation onusienne n’est certes pas due à tel ou tel défaut de ses modalités mais pour l’essentiel au refus du régime d’Assad d’entrer dans une négociation.
En arrière-plan, la discussion qui doit être menée avec les Russes devrait porter sur l’avenir de l’État syrien. L’élimination du régime devrait permettre la construction d’un État syrien fort dans lequel la Russie et les Européens auront un rôle déterminant à jouer.

Cela ne dispense pas les pays intéressés par le succès du processus onusien de réfléchir aux conditions les plus réalistes d’un processus de transition pour le jour où l’attitude de Damas aura évolué. En premier lieu, il n’y aura sans doute de transition à Damas que dans le cadre d’un processus par phases : une phase de « pré-transition » doit permettre de dégager les conditions, sécuritaires et constitutionnelles principalement, qui permettraient l’entrée dans la phase de transition proprement dite.
En deuxième lieu, le point dur, qui commande tous les autres et qui doit être résolu dans la phase de pré-transition, est celui d’arrangements de sécurité inter-syriens garantissant la protection des différentes communautés (et aussi la sécurité des personnalités faisant partie des autorités de transition), une fois l’accord de paix mis en place.
Enfin, comme toujours en diplomatie, la question des « formats » compte : les arrangements de sécurité ne peuvent être discutés qu’entre représentants compétents du régime et de l’opposition, mais d’autres sujets gagneraient à faire l’objet de débats impliquant la société civile syrienne, bien au-delà de ce qui est fait actuellement. De la même manière, il sera un jour nécessaire que le processus onusien mette en présence, outre les Syriens, les puissances régionales et les puissances extérieures qui se sont engagées.

Quel rôle pour l’Europe ?

L’Union européenne (UE), malgré les lignes de fractures réelles que l’on observe dans les positions des différents États membres, peut-elle jouer un rôle dans la résolution du conflit syrien ?
Personne ne conteste que l’Europe est un des contributeurs majeurs à l’aide aux réfugiés syriens. Entre 2011 et 2016, l’UE a dépensé près de 4 milliards d’euros pour la Syrie, essentiellement pour l’aide aux réfugiés (9,4 milliards si l’on agrège les contributions des États membres). Cet effort pourrait être poursuivi en 2017 à hauteur de 1,2 milliard d’euros.
Il est vrai cependant que les besoins sont gigantesques : selon un communiqué d’avril 2017 du Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés, 536 000 enfants syriens n’auraient pas accès à des structures scolaires dans les trois pays voisins (Turquie, Jordanie et Liban). Au Liban, une étude des Nations Unies estime que quatre familles syriennes sur cinq vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Là encore, la crise humanitaire rend possibles de lourdes conséquences géopolitiques.

En deuxième lieu, les Européens devraient être le fer de lance des actions internationales contre l’impunité. L’Assemblée générale des Nations Unies, prenant acte de la paralysie du Conseil de sécurité, a décidé de la mise en place d’un « mécanisme » de traitement judiciaire de tous les crimes commis en Syrie par le régime comme par les groupes rebelles. Le besoin de justice est intense dans la population syrienne et ce serait une erreur de croire qu’une sortie de crise, même si elle doit ménager les étapes propres à la justice « transitionnelle », peut être durable en acceptant une impunité des crimes les plus graves.

En troisième lieu, l’UE a sans doute une responsabilité particulière par rapport à la société syrienne dans son ensemble. La Syrie possède une élite nombreuse, très souvent formée en Europe, qu’il s’agisse de médecins, d’avocats, d’hommes d’affaires ou d’ingénieurs ; qui sont restés sur place (de moins en moins) ou ont rejoint la diaspora. Cette élite est diverse sur le plan confessionnel, le plus souvent modérée sur le plan politique mais, à l’image de la société syrienne, peu rompue à s’unir pour servir l’intérêt général. Les programmes de l’UE devraient notamment viser à cristalliser les bonnes volontés qui existent dans cette élite et à lui faire prendre conscience de ses responsabilités.

Enfin, la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ainsi que certains États membres ont l’ambition légitime de voir l’Europe jouer un rôle plus directement politique. Cette ambition peut se réaliser de deux manières.

L’UE peut utiliser le levier qu’est la contribution que les instances européennes pourraient apporter à l’éventuelle reconstruction de la Syrie. En réalité, tant qu’une véritable transition n’est pas établie à Damas, des crédits européens de stabilisation ou de reconstruction ne peuvent servir qu’à conforter le régime et à enrichir ses proches (déjà une partie considérable du budget de l’État syrien provient d’aides étrangères détournées, sans compter bien entendu la captation privée).

Il serait beaucoup plus opportun politiquement de programmer de tels crédits pour la gouvernance des zones libérées de l’EI par les forces de la coalition, sous réserve du respect de règles strictes de non-corruption.
Par ailleurs, il serait normal que l’UE utilise ses bonnes relations avec certains États de la région pour les amener à contribuer à un règlement politique. Le cas le plus évident, sinon le plus facile, est celui de l’Iran. Dans une situation prévisible de confrontation de plus en plus aiguë entre les États-Unis et l’Iran (sanctions aggravées par exemple, avec injonctions américaines à l’UE de suivre sa ligne), l’UE a intérêt à mieux comprendre les besoins de la République islamique mais aussi à la convaincre de faire évoluer son attitude quant aux milices chiites présentes Syrie, ainsi que sur la nécessité d’une transition à Damas.

Quel rôle pour la France ?

La politique menée par le président Hollande a été fortement contestée, au sein de la classe politique française, comme par de nombreux commentateurs.

Il lui est reproché d’avoir insisté de manière trop importante sur l’exigence du départ de Bachar el-Assad. Cette position aurait résultée d’un manque d’anticipation sur la « résilience du régime », nous aurait enfermés dans une « posture morale » et aurait conduit à la marginalisation de notre diplomatie. Cette marginalisation aurait été aggravée par une insuffisance de dialogue avec la Russie.

On peut estimer en effet que des maladresses de forme ou de fonds ont été commises. Le discours sur le « ni ni » (ni Assad, ni EI) ne passait pas auprès de la classe politique ; ou encore, les positions que nous avons défendues nous ont coupés d’une bonne partie de nos partenaires européens.
En revanche, on peut douter du fait qu’une plus grande prescience sur le destin du régime nous aurait conduits à une ligne différente vis-à-vis de celui-ci (sauf à considérer que la vocation de la France est de se ranger nécessairement du côté du plus fort ou du vainqueur probable). De même, à aucun moment la démonstration n’a été faite des avantages concrets que nous aurait rapportés une attitude plus souple à l’égard de Damas. Le postulat selon lequel il suffit de « parler à tous » pour exercer davantage d’influence relève de l’illusion.

Des leçons pour l’avenir

Le bilan de la politique menée de 2011 à 2017 n’est certes pas positif mais il appelle d’autres leçons pour l’avenir.

Les autorités françaises ont tiré avec lucidité les conséquences des deux dernières expériences (sous MM. Chirac et Sarkozy) de dialogue avec Assad, qui ont l’une et l’autre tourné à notre déconfiture. La diplomatie française ne s’est pas trompée sur le diagnostic, mais il est vrai qu’elle n’a pas trouvé les leviers lui permettant d’avoir un impact à la hauteur des enjeux.

Dans le dialogue avec Moscou, nous avions peu de chances de retenir l’attention de nos interlocuteurs, faute en particulier d’avoir « misé » sur le terrain face au régime. Ce qui est plus troublant, c’est que nous ne soyons pas parvenus, à l’époque de Barack Obama, à nous faire entendre de Washington. Certes sur la question des frappes d’août 2013, mais plus encore sur des options comme la réponse globalement négative aux préoccupations de la Turquie, la timidité concernant la politique régionale de l’Iran ou encore l’acceptation en septembre-octobre 2013 de la proposition russe sur le chimique sans garantie d’engagement d’un processus politique ou au moins d’une limitation des capacités de nuire du régime.

Compte tenu de ce constat, le président de la République est confronté à trois choix principaux :

• Un choix sur le degré de priorité à accorder à la question syrienne. On suggérera ici que le conflit syrien garde une importance absolument majeure, en raison de ses conséquences sur les intérêts de sécurité intérieure des pays européens, mais aussi en raison de sa portée géopolitique.

Vladimir Poutine avait raison contre Barack Obama en pensant que le jeu des influences au Proche-Orient reste un « marqueur » essentiel des rapports de puissance dans le monde. Or, la Syrie structure actuellement l’ensemble de la problématique du Proche-Orient.
En termes de valeurs, cela risque aussi malheureusement d’être le terrain sur lequel se définit le modèle des conflits du XXIe siècle. Enfin, avec Donald Trump, un risque d’escalade de la confrontation accompagne une chance possible de réorientation positive du jeu.

• Un choix sur les moyens. Si l’on veut peser sur les arrangements de sécurité à trouver ou sur les modes de gouvernance post-EI, sans doute faut-il accroître notre capacité d’expertise sur le terrain (renseignement, moyens techniques, contacts avec la société civile, forces spéciales, drones, etc.). Concernant les aspects militaires, un renforcement éventuel des moyens alloués doit s’inscrire dans le cadre d’une réévaluation d’ensemble de nos engagements extérieurs.

En termes d’organisation, une meilleure cohésion de nos actions diplomatiques, militaires et autres passe sans doute par un échelon de coordination et d’impulsion mieux identifié, capable en outre de dialoguer avec les principales capitales concernées.

• Un choix sur la stratégie. Les analyses et les propositions présentées par cette note amènent à penser que le président de la République et le gouvernement pourraient se fixer quatre objectifs majeurs :

– aider l’administration américaine à arrêter sa stratégie, notamment en ce qui concerne la suite du combat contre l’EI et le dialogue avec la Russie ;

– inciter Moscou, dans le nouveau contexte d’un réengagement américain, à pousser le régime d’Assad à entrer dans le jeu de la négociation en vue de la transition ;

– contribuer à une plus grande unité de vues et d’action entre Européens, et d’abord bien entendu entre Paris et Berlin ;

– tirer parti de notre capacité de médiation entre les pays de la région.

S’agissant de ces deux derniers points, une répartition des rôles entre Européens (UE et États membres, franco-allemand) et la recherche de synergies doivent être privilégiées par rapport à une volonté de « fusionner les politiques » qui risquerait de se révéler contre-productive. La question de la politique régionale iranienne, fondamentale comme on l’a vu pour tout règlement de la crise syrienne, peut appeler à un moment donné une initiative de quelques Européens et de l’UE comme cela a été le cas en 2003 sur le dossier nucléaire. La diplomatie française peut avoir un rôle de défricheur pour ce type d’initiatives.

Le même raisonnement peut être fait pour la Turquie, dont la dérive actuelle ne peut qu’inquiéter, mais qui reste un acteur essentiel de la stabilité régionale. Les dirigeants européens voient souvent les affaires de la Turquie à travers le seul prisme de la relation avec l’Europe. Un nouvel effort devrait être fait pour comprendre les préoccupations régionales d’Ankara. Les nouvelles autorités françaises pourraient sur ce dernier point définir une approche de la question kurde qui permette de traiter celle-ci sur le plus long terme et de manière plus globale qu’actuellement.

De manière plus générale, la France possède une expérience ancienne de la Syrie. Cette expérience devrait nous inciter à mettre particulièrement en garde contre l’illusion qu’une partition du pays pourrait être une solution durable. Comme nous l’avons démontré, une division en zones d’influence risque en réalité de conduire à une guerre sans fin, qui elle-même fournirait au terrorisme un véritable paradis.

Pour autant, il faut bien constater que la seule proposition sur la table sur le plan politique est celle de « zones de désescalade ». Bien que ce concept soit en fait largement synonyme de « zones d’influence », et bien que les discussions à son sujet battent déjà de l’aile, nous aurions peut-être intérêt tactiquement à la soutenir afin de le faire évoluer vers un cessez-le-feu général sous contrôle international. Il s’agirait en quelque sorte de passer d’Astana à un « Astana plus ».

Parallèlement, nous devrions insister avec nos partenaires européens, sur une dynamisation de la médiation onusienne – un « Genève plus plus » – seul à même d’assurer à l’avenir un retour à l’unité du pays. Nous devrions aussi, avec les autres grandes diplomaties européennes, rechercher les conditions d’un réalignement des pays de la région : la Syrie – il convient de le répéter – ne retrouvera son équilibre que lorsqu’elle sera soustraite au jeu des rivalités régionales. Cela ne sera possible que si les pays concernés estiment leurs intérêts stratégiques préservés.

Enfin, ni les Russes ni les Américains, ni aucune puissance régionale, n’avancent à ce stade un plan de paix cohérent pour la Syrie, impliquant bien entendu une transition réaliste. Il serait tentant d’en conclure qu’il appartient aux nouvelles autorités françaises d’articuler une « vision » du règlement de la crise. La prudence invite à prendre en considération au préalable tous les paramètres. Dans l’état actuel des choses, la configuration du triangle Russie-Iran-États-Unis continue de laisser peu de place à une percée vers un règlement. Le rôle de la France et des Européens est de poser dès à présent les jalons qui rendront possible une avancée décisive le jour où la véritable « fenêtre d’opportunité » pour la paix en Syrie apparaîtra enfin.