Turquie : économie, S-400, AKP, la fin des illusions

Où va la Turquie ? Question désormais convenue tout comme la réponse apportée habituellement, laquelle souligne en général les ambivalences fondamentales du pays. Pourtant, en cette mi-2019, la question reprend de sa pertinence.
Deux spécialistes analysent pour Boulevard Extérieur comment s’est construit le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie : Alain Bockel, professeur agrégé de droit public, ancien diplomate et Ariane Bonzon, journaliste, dernier livre : « Turquie, l’heure de vérité », Empreintes, Temps présent, 2019.

Véhicules militaires et éléments de S-400 déchargés d’un avion russe à Murted, aéroport militaire d’Ankara le 12 juillet 2019
Turkish Defence Ministry with AP, Pool

A la suite des victoires répétées du parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur devenu islamo-nationaliste), une nouvelle gouvernance s’était progressivement instaurée, caractérisée par un Président autocrate, un système politique présidentialiste, une population majoritairement acquise, dans un contexte géopolitique incertain. Poser la question « Où va la Turquie ? » c’est désormais se demander si ces quatre traits correspondent toujours à la réalité.

L’homme, l’autocrate

Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis seize années. Lorsque son parti, l’AKP, gagne les élections législatives de novembre 2002, l’instabilité gouvernementale caractérise cette démocratie parlementaire sous tutelle militaire. C’est à l’issue d’un long combat que le Président réussit à s’imposer ; combat contre l’Armée dominante en s’appuyant sur une certaine gauche, les libéraux et l’Union européenne, combat contre la caste bureaucratique kémaliste en s’appuyant sur le solide réseau güléniste qui s’était implanté dans l’appareil étatique, combat ensuite contre ces alliés gülénistes pour réussir enfin, à la faveur du Coup d’Etat manqué de juillet 2016, à réduire toute opposition par une répression impitoyable au long de deux années d’Etat d’urgence avant d’imposer un régime résolument autocratique contre la classe politique réticente.
Le projet de l’homme fort de Turquie ne s’est dessiné que progressivement. Membre du parti islamiste, il comprit après l’intervention militaire qui conduisit, en 1997, à la démission du premier ministre Erbakan, son mentor, qu’il convenait d’avancer prudemment. D’où l’image d’un libéral pro-européen qu’il arbora dans un premier temps, puis celle d’un partisan d’un Etat fort et stable, avant de préciser au rythme de discours successifs le type de société qu’il entendait instaurer, que l’on pourrait esquisser par quelques formules : ancrer une identité nationale islamique forte dans un récit national mettant l’accent sur la grandeur passée de l’empire ottoman. Celle-ci justifiant l’ambition d’imposer son pays comme le leader du monde arabo-musulman, de dénoncer le complot maléfique du monde occidental, aussi bien américain qu’européen, acharné à s’opposer à son pays pour imposer une domination de type impérialiste, et d’instaurer enfin un pouvoir fort et stable appuyé sur une population convaincue. Le « coup » de juillet 2016 fut, à cet égard, largement instrumentalisé pour illustrer à la fois le « complot » occidental et la présence des ennemis de l’intérieur. La Turquie se range ainsi dans cette catégorie de régimes dits de « Démocratie illibérale », qui se veulent une démocratie car leurs dirigeants procèdent de l’élection populaire, mais estiment que tous les moyens peuvent être employés pour réaliser leurs desseins et que le scrutin remporté vaut chèque en blanc. Un discours résolument populiste et souvent caricatural appuie la mise en œuvre de ce projet.

Un système politique de type présidentialiste

Lorsqu’il parvient au pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan n’est que premier ministre d’un régime parlementaire ponctué de coups d’Etat militaires ; son maintien dépend de la confiance de l’Assemblée nationale, et le pouvoir exécutif est chapeauté par un chef de l’Etat disposant de prérogatives non négligeables et appartenant au camp politique opposé. Il lui faut quinze années pour imposer à ses adversaires politiques, mais aussi à ses partisans réticents, le régime actuel, issu d’une réforme constitutionnelle approuvée (de justesse avec 51,5 % des suffrages) par le référendum d’avril 2017. Cette réforme lui accorde ce qu’il recherchait : le pouvoir et la durée.
Le pouvoir, car avec la suppression du premier ministre et du gouvernement le président de la République élu au suffrage universel est seul titulaire d’un pouvoir exécutif étendu ; la constitution l’autorise désormais à cumuler cette qualité avec la présidence de son parti AKP, et lui donne indirectement autorité sur le pouvoir législatif (il peut en outre dissoudre l’Assemblée nationale) et sur le pouvoir judiciaire (en nommant la majorité des membres de la Cour constitutionnelle et 6 membres sur 13 du Conseil supérieur de la magistrature). Il s’agit là d’un régime présidentiel déséquilibré en faveur de l’exécutif, que l’on peut qualifier de « présidentialiste », qui permet en fait au chef de l’Etat de gouverner à sa guise. La seule limite réside dans la possibilité pour l’Assemblée nationale de mettre fin au mandat du Président ; mais pour ce faire deux procédures assez complexes sont prévues, qui supposent qu’une majorité des 3/5 des députés soit décidée à s’y engager.
Le pouvoir donc, et la durée aussi, car élu pour cinq ans en juillet 2018, il peut solliciter un second mandat et même, grâce à une subtile manipulation, obtenir un troisième mandat .
Approuvé par le référendum d’avril 2017 ce nouveau régime est mis en place à l’issue des élections anticipées de juin 2018, qui ont investi Recep Tayyip Erdoğan pour un mandat de cinq années et accordé à la coalition qui le soutient une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Pour cela l’AKP, dirigé par le Chef de l’Etat, qui n’a obtenu que 42,5 % des suffrages a dû s’allier avec le MHP, un parti nationaliste d’extrême-droite.
Cette configuration permet au Président de mener la politique personnelle qu’il entend, mais aussi d’imposer des mesures répressives extrêmes contre toutes les oppositions, sans grand souci du respect de l’Etat de droit. Et il ne s’en priva pas, car l’on compte plus de 150 000 licenciements d’agents publics (magistrats, universitaires, policiers militaires et autres), et 50000 arrestations, opérées durant l’état d’urgence déclaré par le chef de l’Etat à la suite de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, et maintenu durant deux années.

Une population acquise

Jusqu‘en 2002 les électeurs se répartissaient de façon variable entre les différents partis au gré des élections, conduisant à des coalitions gouvernementales diverses. Changement à partir de cette date : l’instabilité gouvernementale et une grave crise économique permettent au parti AKP de l’emporter lors des législatives de novembre 2002 et d’obtenir à lui seul la majorité absolue à l’Assemblée nationale grâce à un système électoral, imposant aux partis d’atteindre un seuil national de 10 % de suffrages pour avoir accès au Parlement, système qui avantage les grands partis. Le rétablissement de l’équilibre économique et la reprise de l’expansion résultent d’un plan de réformes d’ailleurs mis en place par la majorité précédente : une habile politique de distribution d’avantages sociaux et un discours usant largement de la rhétorique populiste séduisent alors la masse conservatrice et religieuse d’Anatolie, mais aussi les classes moyennes émergentes citadines, ce qui permet à l’AKP de recueillir entre 40 et 50 % des suffrages à chacun des scrutins nationaux jusqu’en 2018.
Même si des manipulations sont avérées, ce ne sont pas des scores de 80 à 90 % comme en Egypte ou en Russie. Les derniers scrutins nationaux de 2017/2018 confirment malgré une légère baisse, la domination de l’AKP : Le « oui » ne fut majoritaire que de justesse lors du référendum constitutionnel d’avril 2017, Erdoğan est réélu Président au premier tour avec plus de 52 % des voix en juin 2018 mais son parti perd la majorité absolue à l’assemblée malgré un score de plus de 42 % des suffrages.
Car outre le parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste et nationaliste de centre-gauche) qui maintient un score de 22,5 %, plusieurs petits partis franchissent la barre des 10 % : le Parti d’action nationaliste (MHP, d’extrême-droite, qui soutiendra l’AKP), le parti démocratique des peuples (HDP, parti pro-autonomiste kurde ouvert à la gauche urbaine) qui entra au Parlement à partir de 2015 et le Bon parti (IYI, issu d’une scission du MHP). Malgré cela, le Président Erdoğan qui, craignant un retournement de la conjoncture économique, avait décidé l’avancement des élections prévues pour novembre 2019, étrenne le nouveau régime politique lui accordant pratiquement tous les pouvoirs.

Un contexte géopolitique ambigu

La situation géographique de la Turquie offre à sa diplomatie trois champs de déploiement : le monde occidental avec la puissance économique et militaire américaine et le marché de l’Union européenne, la Russie et les vastes espaces eurasiatiques, où se trouvent les racines supposées, et enfin le Moyen-Orient et le monde musulman, terres de l’empire ottoman. Le pays n’a jamais vraiment choisi, tiraillé entre des intérêts contradictoires, et menant une politique changeante et fortement pragmatique. De ce fait, le soutien international dont il pourrait bénéficier reste très aléatoire.
L’enracinement pro-occidental est de tradition depuis la seconde guerre mondiale : alliée fidèle de l’OTAN dont elle constitue le verrou oriental, la Turquie s’est très tôt engagée dans la construction européenne et occidentale, tout en conservant une identité nationale forte et autoritaire qui la maintint longtemps en marge de ce mouvement.
Le tournant de 2002 accentue l’engagement européen amorcé depuis quelques années ; la crise économique obligeait, aussi bien que le combat intérieur qui s’engageait contre la tutelle militaire. Des réformes importantes sont adoptées ; mais le pays, musulman, qui conservait ses réflexes nationalistes et autoritaires n’est pas accueilli à bras ouverts. Les militaires renvoyés dans leurs casernes et l’expansion économique revenue grâce aux capitaux occidentaux permettent aux autorités turques déçues de se détourner du monde occidental, souvent dénoncé comme le bouc émissaire des difficultés rencontrées.
C’est alors la tentation régionale qui domine, appuyée par l’invocation de la grandeur ottomane passée. La Turquie se rêverait nouveau leader régional, dominant le monde musulman, pouvant rivaliser avec les grands de ce monde. Ce rêve se brise sur le dossier syrien et les réticences des principaux pays arabes, mais aussi du fait du problème kurde que le gouvernement turc ne prend jamais les moyens politiques de résoudre vraiment. Les multiples adversaires sont qualifiés de terroristes ou d’ennemis, et réprimés en conséquence, surtout depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016, qui a vu, par ailleurs, la Turquie se tourner vers Moscou, pourtant l’adversaire objectif de Recep Tayyip Erdoğan dans l’aventure syrienne, contraignant ce dernier à procéder à un virage à 180 degrés. Or la Turquie demeure un « partenaire stratégique » pour l’Occident, aussi bien comme verrou contre le danger migratoire que comme gendarme, qui ne fut, pour le moins, pas toujours très vigilant, contre l’Etat Islamique.
Bref, au total, une diplomatie fluctuante, hésitant entre des engagements et des tentations contradictoires.

Et maintenant ?

Les derniers événements survenus au début de cette année 2019 (crise économique, défaite électorale (du poulain) d’Erdoğan à Istanbul et livraison des missiles russes S-400) remettent-ils en cause ce tableau ?
Le cadre politique édifié sur mesure pour permettre au président turc de régner est-il assez solide pour lui assurer la durée, la population est-elle toujours aussi fidèlement soumise à « son guide », le contexte géopolitique est-il toujours aussi prêt à tolérer les atermoiements de la Turquie ?
La crise économique revenue avec la chute de la monnaie turque et l’entrée en récession risque d’avoir, comme en 2000, une influence importante, d’autant que l’arrivée des missiles russes S-400 en juillet va déclencher les sanctions américaines annoncées, redoutables dans ce marasme. La rhétorique populiste bien rodée du chef de l’Etat, qui ainsi rend l’Occident responsable des difficultés économiques, sera-t-elle suffisante pour maintenir le soutien populaire, base de la légitimité de ce dernier ? A cet égard, l’élection municipale de mars 2019 est un avertissement sévère. Certes, au plan national, l’AKP et son allié MHP conservent la majorité des suffrages (avec près de 44 % des voix), mais ils perdent le contrôle des principales métropoles du pays ; le « second tour » de l’élection du maire d’Istanbul, en juin, marque en particulier à la fois l’échec flagrant du chef de l’Etat qui s’était fortement engagé dans cette compétition, et la redécouverte par la population des vertus de l‘élection démocratique.
De ce fait, les schémas évoquant la durée du règne de Recep Tayyip Erdoğan sont remis en cause. A tout le moins, il est peu probable que celui-ci puisse continuer ainsi, sans modifier profondément son style de gouvernement, sa rhétorique et ses alliances. Il en est peut-être capable, mais il lui sera difficile de bénéficier de la poursuite du soutien populaire. La livraison des missiles russes S-400 va également l’obliger à choisir son camp.
Plus précisément plusieurs menaces le guettent. Un mouvement populaire d’une part ; à l’image de l’épisode de Gezi qui en 2013 enflamma fortement la population, et obligea le gouvernement à user de la violence pour en venir à bout. Un autre risque réside dans le jeu des institutions. Certes, aucune élection n’est prévue avant 2023 ; cependant il n’est pas exclu que le Président perde le soutien de la majorité parlementaire dont il jouit actuellement. Cette majorité se compose de 295 députés AKP et 48 MHP sur un total de 600 parlementaires. Le soutien du parti d’extrême droite, récemment encore opposé au Président, n’est pas assuré si ce dernier cherche à renforcer son appui populaire vers le centre, et ce parti a subi récemment une première scission avec la création du parti IYI l’an dernier. Mais surtout le parti AKP lui-même est ébranlé sous l’impulsion de l’ex-ministre de l’économie Ali Babacan qui pourrait être rejoint par l’ancien président Gül. Ce nouveau courant, qui devrait donner naissance à un parti dont l’orientation serait plus libérale et européenne, peut rassembler un nombre significatif de députés, et trouver un appui dans les classes moyennes montantes. Jusqu’ici semblant inféodée aux orientations répressives du pouvoir, la Cour constitutionnelle vient d’ailleurs, comme en écho, de rendre plusieurs arrêts d’orientation libérale, en faveur du respect de la liberté d’expression.

Certes, pour menacer le pouvoir en place, il faudrait que les opposants réunissent 360 parlementaires, alors qu’ils sont moins de 250 actuellement, et décident de « renouveler » les élections de l’Assemblée, ce qui par le jeu du nouveau principe de la simultanéité systématique des élections présidentielle et législative entraîne une nouvelle élection présidentielle, dont le résultat est aujourd’hui incertain. L’élection d’Istanbul a en effet témoigné que la Turquie n’avait pas rompu avec ses aspirations démocratiques
Mais il n’est pas exclu que le courant islamo-nationaliste que le chef de l’Etat incarne perdure, même dans l’hypothèse du retrait de ce dernier (auquel on attribue peut-être un peu trop vite parfois la seule responsabilité de la dérive autocratique du régime) et accentue le tournant vers Moscou. C’est là un troisième risque, qui se profile d’ailleurs derrière l’affaire des missiles S-400 : qui au cœur de l’Etat l’emportera du courant eurasiatique et du courant pro-occidental ?
Dès lors, libéral ou illibéral, l’avenir de la démocratie turque est loin d’être assuré.