Malgré l’apparition de l’arme nucléaire, la guerre n’a pas disparu après 1945 : les guerres d’Indochine puis du Vietnam, les guerres israélo-arabes, la guerre de Corée, la guerre d’Algérie, la guerre soviétique en Afghanistan, la guerre Iran-Irak, sont quelques exemples marquants de la guerre froide. Rétrospectivement, l’Europe ne paraît avoir été épargnée que par la suraccumulation d’armements de part et d’autre du « rideau de fer », qui rendait « la paix impossible, la guerre improbable » (Raymond Aron).
Depuis la chute du mur de Berlin, la guerre ne s’est pas faite moins fréquente malgré la promesse de « fin de l’Histoire » : les deux guerres contre l’Irak, les guerres de Yougoslavie, la guerre de Tchétchénie, les guerres de l’OTAN au Kosovo, en Afghanistan ou en Libye, la guerre de Géorgie, la guerre du Yemen (depuis 2014), la guerre du Haut Karabakh (2020), sans parler de nombreuses guerres civiles internes aux Etats.
La guerre d’Ukraine, démarrée par une agression directe de la Russie le 24 février 2022, alors que Moscou avait privilégié une forme indirecte de conflit en 2014, renoue, par ses implications systémiques pour la stabilité internationale, avec les plus durs conflits de la guerre froide. Mais jusqu’où les hostilités vont-elles se poursuivre ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer trois types de guerres.
Les guerres de soumission
Lorsque le conflit a une nature idéologique, ou lorsqu’il a pour enjeu la domination du système international, la guerre ne peut viser qu’à la soumission de l’adversaire, à sa destruction ou à un « changement de régime » qui est censé rompre l’antagonisme idéologique. C’est la guerre de Sparte contre Athènes décrite par Thucydide, ou de Rome contre Carthage. Ce sont les guerres religieuses menées par les musulmans ou par les chrétiens. La motivation idéologique était présente dans les guerres de la Révolution et de l’Empire comme durant la Seconde guerre mondiale, présentée comme un combat de la liberté contre la barbarie : il était inenvisageable pour les alliés de reconstruire un ordre international sans avoir obtenu la capitulation de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon. Elle a été présente aussi dans les interventions des États-Unis en Afghanistan ou en Irak, destinées à renverser le régime des Talibans et celui de Saddam Hussein (dans ce dernier cas, ce ne fut pas un objectif de la guerre de 1990-1991, mais il est devenu implicite dans la poursuite ultérieure des frappes anglo-américaines contre l’Irak, et explicite dans l’invasion de 2003).
La guerre d’Ukraine s’apparente à une guerre de soumission, car elle est le couronnement paroxystique d’une divergence idéologique croissante entre l’Occident libéral et la Russie poutinienne. La Russie était dans une logique de soumission en prétendant remplacer le gouvernement de Kiev par un régime pro-russe. Les Occidentaux sont dans une logique de soumission quand Joe Biden traite Vladimir Poutine de « tueur » et de « boucher » et souhaite explicitement qu’il quitte le pouvoir, ou quand son secrétaire à la Défense parle « d’affaiblir la Russie au point qu’elle ne puisse plus recommencer », ou quand de hauts diplomates américains parlent d’infliger une « défaite stratégique » ou un « échec stratégique » à la Russie, ou quand les responsables polonais considèrent que parler à Poutine, c’est comme parler à Hitler.
À l’âge nucléaire, la guerre de soumission est en grande partie vidée de sa substance. Malgré les rivalités idéologiques, il est inenvisageable de mener une conflagration à grande échelle entre les puissances dotées d’armes nucléaires. Les conflits ne peuvent être que limités, localisés, indirects. C’est ce qui s’est passé durant la guerre froide, où les superpuissances ont évité de s’affronter directement.
Entre la Russie et l’Ukraine, la guerre aurait pu se solder par une soumission de l’Ukraine (comme le souhaitait Vladimir Poutine) et elle pourrait maintenant se solder par une défaite de la Russie, suivie d’un changement de régime à Moscou. Néanmoins, elle ne peut pas monter vers une confrontation directe (sauf à risquer l’escalade nucléaire) et les changements politiques ne pourront venir que de l’intérieur de la Russie. Si le sort des armes ne décide pas d’une victoire décisive ukrainienne ou russe, le conflit peut évoluer vers une impasse. C’est ce qui s’est produit dans la guerre de Corée, où après les flux et reflux de 1950-1951, le front s’est stabilisé jusqu’à l’armistice de 1953, qui n’a jamais été suivi d’une vraie paix. L’épuisement des parties peut y contribuer : la Russie affaiblie par les sanctions ; et l’Ukraine, malgré le soutien occidental, par le conflit qui se joue sur son territoire (20% du territoire ukrainien est occupé par la Russie, un tiers de la population ukrainienne est déplacée ou réfugiée, l’Ukraine devrait perdre 50% de son PIB contre 15% pour la Russie). Sans compter les conséquences planétaires du conflit, en termes d’inflation, de récession économique, de pénuries, d’insécurité alimentaire, etc. Néanmoins, même si le conflit armé devait s’arrêter par un armistice mal ficelé (un peu comme les accords de Minsk de 2014-2015, après le premier conflit ukrainien), il est peu probable qu’une véritable paix soit envisageable avec la Russie sans de profonds changements à Moscou.
Les guerres géopolitiques
Les guerres géopolitiques n’ont pas d’enjeux idéologiques mais des enjeux de territoires et de rivalités de puissance. C’est le modèle classique des guerres européennes du passé, y compris les « guerres en dentelle » du XVIIIe siècle. Les rois de France cherchaient à protéger, arrondir et fortifier leur royaume (le « pré carré »). Le roi de Prusse Frédéric II a ravi la Silésie à l’Autriche en 1740, conquête essentielle pour affirmer la Prusse comme grande puissance européenne. La France et l’Angleterre se sont combattues pour leurs colonies d’Amérique. Les guerres de la Russie contre l’Empire ottoman se rattachaient à cette logique, et ont conduit la France et l’Angleterre à mener la « guerre de Crimée » (1854-1856) pour stopper l’expansion russe. La Première guerre mondiale était aussi une guerre géopolitique : elle avait d’abord pour enjeu les rivalités de puissance et, malgré sa brutalité inédite, ne visait pas à détruire l’adversaire ou à changer son régime (même si cela en a été la conséquence en Russie, en Allemagne et en Autriche-Hongrie).
Les guerres géopolitiques n’ont en théorie plus cours aujourd’hui. Le droit international interdit le recours à la force et ordonne le respect des frontières. Mais Vladimir Poutine croit visiblement plus dans la tradition historique des guerres européennes que dans celle de la sécurité collective et de l’interdépendance économique. Les deux guerres que la Russie a menées contre ses voisins rétifs à sa domination ont eu ou ont des enjeux territoriaux limités : le contrôle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud dans le cas géorgien, le contrôle de la Crimée, du sud et de l’est de l’Ukraine dans le cas ukrainien. On peut aussi rattacher à cet exemple les guerres d’Israël, qui n’a jamais prétendu conquérir l’ensemble du monde arabe ou changer le régime des pays arabes (alors que les pays arabes ont prétendu au départ détruire l’Etat d’Israël), mais qui a utilisé la guerre pour renforcer sa sécurité et agrandir son territoire.
Les guerres géopolitiques sont plus faciles à arrêter que les guerres de soumission puisque, par définition, leurs objectifs sont limités et il est possible de les clôturer par des compromis territoriaux. La guerre de Géorgie (8-12 août 2008) a été très courte. La guerre du Haut Karabakh également (automne 2020). Les guerres de Yougoslavie (Croatie, Bosnie) ont été plus longues mais se sont aussi terminées par des arrangements territoriaux. La guerre Iran-Irak avait une dimension idéologique et religieuse (l’Etat laïc de Saddam Hussein contre l’Etat islamique de Khomeiny, l’influence de celui-ci sur les chiites d’Irak) mais s’inscrivait aussi dans la longue rivalité entre les Perses et les Arabes et a eu essentiellement pour enjeu le contrôle du Chatt-el-Arab, embouchure du Tigre et de l’Euphrate (conquis par Saddam Hussein mais rendu à l’Iran dans le contexte de la guerre du Koweït). La logique territoriale (la paix contre les territoires) a aussi permis de sortir peu à peu des guerres israélo-arabes.
Les guerres de libération
Les guerres de libération sont l’inverse des guerres de soumission. Elles expriment l’aspiration d’une population, d’un peuple, à se soustraire à une domination étrangère. Il s’agit classiquement de la décolonisation, qui a commencé avec l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (1776) et s’est poursuivie jusqu’aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Il s’agit aussi de l’application du « principe des nationalités », comme on disait au XIXe siècle, qui a permis à des peuples d’accéder à la condition d’États, dans les Balkans et en Europe orientale notamment.
Les guerres de libération nationale ont une légitimité, contrairement aux guerres de domination ou aux guerres géopolitiques. Elles sont encadrées par le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », consacré par la Charte des Nations Unies. Des résolutions de l’ONU ont reconnu la légitimité du recours à la force dans l’exercice du droit à la décolonisation. Cependant, le droit international est aussi protecteur du respect des frontières existantes. Il n’interdit pas les déclarations d’indépendance, mais il n’a jamais consacré un droit à la sécession qui serait profondément déstabilisateur pour l’ordre territorial existant.
La guerre du Koweït (1990-1991) a été une guerre de libération après l’invasion de l’émirat par l’Irak. La guerre du Kosovo a été une guerre de libération, permettant à la population albanophone (majoritaire au Kosovo) d’échapper à l’oppression serbe. Les guerres d’Israël et de Yougoslavie ont eu une dimension libératrice pour les peuples qui se battaient pour leur indépendance, leur liberté et leur sécurité. Si l’exploitation des minorités par un pouvoir autoritaire et expansionniste (Allemagne de Hitler, Serbie de Milosevic, Russie de Poutine) dénature la légitimité « libératrice » de ces conflits, il faut se demander si la guerre en Ukraine, dès lors qu’elle n’a plus pour enjeu le contrôle de la totalité de l’Ukraine mais celui des territoires russes ou russophones, ne glisse pas vers ce type de guerre : les populations des territoires russophones d’Ukraine préfèrent-elles vivre sous la férule d’un État russe qui les a conquis avec brutalité, ou au sein d’un État ukrainien que la guerre aura rendu plus nationaliste ?
La guerre de libération n’est pas une guerre sans fin. Elle se termine par une indépendance ou par un changement de frontières ou par des expulsions de populations. La Turquie de Mustapha Kemal s’était rebellée contre le traité de Sèvres, avait fini par reconquérir toute la péninsule anatolienne, et avait expulsé les populations grecques (premier grand « nettoyage ethnique » de la période contemporaine). Dans la décolonisation, l’indépendance finit en général par s’imposer comme un fait accompli. Dans les querelles territoriales, il faudrait appliquer le principe de consultation et de consentement des populations mais on est souvent davantage dans une logique de rapports de force et de guerres géopolitiques, ce qui fait que le Kosovo a cessé d’être serbe, que la Bosnie a été partagée, et que la Croatie a recouvré la totalité de son territoire.
Les guerres sont rarement chimiquement pures, elles peuvent combiner de façon variable les trois motivations. Il n’en va pas différemment pour la guerre en Ukraine. Si l’on privilégie une lecture idéologique, alors le conflit d’aujourd’hui est le prélude d’une bataille mondiale pour les valeurs entre le bloc occidental d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre, qui s’annonce comme une longue bataille, pourrait s’étendre à d’autres conflits (demain Taiwan ?) et ne pourrait s’achever que par la démocratisation de l’une comme de l’autre. Si l’on privilégie une lecture géopolitique, voire une lecture nationaliste, alors la question d’un arrêt de la guerre et de possibles compromis peut devenir beaucoup plus pertinente.