Vers l’échec programmé du « deal du siècle » ?

Washington a rendu public le plan de paix, baptisé le « deal du siècle », proposé par Donald Trump. L’ancien ambassadeur Denis Bauchard analyse pour Boulevard Extérieur le document américain. Il souligne que celui-ci fait droit à l’essentiel des revendications israéliennes. Seul élément nouveau : la reconnaissance d’un Etat palestinien mais dans des conditions telles qu’il est peu probable que celui-ci voie jamais le jour. Ce plan, estime l’ancien ambassadeur, risque donc de rester lettre morte. Il ne conduira ni à la négociation ni à la paix.

Plan de paix ?
Carte dans Le Monde et dessin de Plantu Cartooning for peace

« Le deal du siècle », que Jared Kushner était chargé de préparer, a été enfin publié le 28 janvier dernier à Washington par le président Trump. Intitulé «  Peace to prosperity : a vision to improve the lives of the palestinian and israeli people », ce document volumineux de 180 pages présente, dans deux parties séparées mais d’importance comparable, le cadre politique et le cadre économique de cette « vision ». La publication de ce plan annoncé depuis longtemps n’est donc pas une surprise. En revanche le calendrier choisi, en pleine période électorale israélienne, peut surprendre, même si le principal opposant à Benjamin Netanyahou, Benny Gantz, était également présent à la Maison Blanche.

Un document favorable à Israël

Une lecture de ses principales dispositions permet de s’en convaincre rapidement. Ce plan reflète en effet largement les vues israéliennes, telles qu’elles ont été exprimées à plusieurs reprises par le premier ministre, notamment à l’occasion de son discours en 2009 à l’université Bar–Ilan.
Il reprend tout d’abord les mesures déjà annoncées par le président américain, notamment la reconnaissance de Jérusalem comme « capitale unie et indivisible » d’Israël et de l’annexion du Golan. Ce plan avalise les promesses faites par le premier ministre israélien durant sa campagne électorale, et reprises par son rival, d’annexer les implantations en Cisjordanie et la zone C, définie par les accords d’Oslo, c’est-à-dire la vallée du Jourdain. Elle fait droit à l’essentiel des revendications israéliennes, notamment la reconnaissance d’Israël comme « Etat juif », l’abandon de la Ligne verte de 1967 comme référence et le refus opposé aux Palestiniens du droit au retour…Sur le plan économique, les 50 milliards de dollars annoncés précédemment à la conférence économique de Manama en juin 2019, sont confirmés, étant entendu qu’ils seraient financés essentiellement par les pays du Golfe et …l’Union européenne !
En revanche un élément significatif nouveau et, dans une certaine mesure, inattendu, est annoncé, celui de la reconnaissance d’un Etat palestinien. Mais les conditions mises à sa création, fixées à l‘avance et manifestement non négociables, sont telles que la probabilité qu’il voie le jour est faible voire nulle : droit d’Israël à intervenir militairement partout au nom de sa sécurité, contrôle de l’espace aérien, démilitarisation totale du nouvel Etat, reconnaissance d’Israël comme État juif, renonciation à toute revendication concernant les réfugiés palestiniens, accord préalable d’Israël à toute adhésion à une organisation internationale etc…De même, on ne s’attendait pas à un document allant ainsi dans les plus petits détails, fermant la porte à une véritable négociation.
Le fait que de telles dispositions aient été retenues n’étonne guère, ce plan ayant été préparé en étroite concertation voire en collaboration avec les autorités israéliennes et l’appui d’experts originaires de think tanks israéliens. On citera en particulier Dore Gold, ancien conseiller de Sharon puis de Nétanyahou et ancien directeur général du ministère des Affaires étrangères.
On peut s’interroger sur la validité au regard du droit international, voire le sérieux d’un tel plan qui, à l’instar de la Déclaration Balfour, conduit un Etat à donner à un autre Etat un territoire qui ne lui appartient pas. Les Etats-Unis, une fois de plus, font fi du droit international en reniant les résolutions du Conseil de sécurité qu’ils ont eux-mêmes votées et en reconnaissant la légitimité du fait accompli tel que l’acquisition de territoires par la force.
On peut également douter du sérieux de ce plan qui, s’il était appliqué, aboutirait à la création d’un Etat non viable, une sorte de bantoustan discontinu, mité par les colonies israéliennes et ne couvrant que 10 % environ du territoire de la Palestine historique. La carte joint au plan en témoigne. Aucun responsable palestinien ne prendra le risque de l’accepter.

Voix discordantes en Israël

Dans l’ensemble, le plan a été plutôt été bien accueilli par la classe politique israélienne. Benny Gantz, soucieux d’éviter que son adversaire profite de ce « cadeau », essaie de l’empêcher de le mettre en œuvre avant l’échéance électorale du 2 mars prochain. Cependant, aussi favorable soit-il pour Israël, il reste des voix discordantes, notamment dans l’opinion publique, reflétées par la presse, et au sein des partis religieux qui voient d’un mauvais œil l’évocation d’un Etat possible et des échanges de territoires, en particulier celui du « triangle arabe » de Galilée. Quant à l’armée israélienne et aux services de renseignement, ils redoutent qu’une mise en œuvre trop précipitée des annexions annoncées ne pose des problèmes de sécurité, d’autant plus qu’ils craignent que la coopération avec les Palestiniens ne soit remise en cause, comme l’a annoncé Mahmoud Abbas. On perçoit la même inquiétude chez Dennis Ross, le négociateur américain du processus de paix sous les administrations Bush et Clinton, pourtant proche d’Israël.

Les pays arabes entre embarras et hostilité

Parmi les pays arabes, l’embarras est notable. Certes les pays du Golfe seraient favorables mais hésitent à le dire trop ostensiblement, car leur opinion publique reste sensible au sort des Palestiniens. En Arabie saoudite, il y a un décalage entre le message du roi Salman qui a téléphoné à Mahmoud Abbas en lui exprimant son soutien « inébranlable » à la cause palestinienne, et la position complaisante du prince héritier Mohamed et de son ministre des Affaires étrangères. On sent le même décalage au Qatar entre l’Emir qui s’abstient de tout jugement négatif et la chaîne al-Jazeera qui diffuse des commentaires très critiques. Le roi de Jordanie, qui craint toujours le vieux projet d’un transfert des Palestiniens de Cisjordanie sur son territoire, n’a pas caché ses réserves et a déclaré qu’il ne saurait approuver « des propositions qui seraient contraires à nos intérêts » et son ministre des Affaires étrangères a rappelé que « le statut final devrait se faire sur la base de l’initiative arabe et de la loi internationale ».
De nombreux pays parmi lesquels l’Irak, le Liban, la Syrie mais aussi l’Algérie et la Tunisie ont exprimé leur hostilité. En définitive la Ligue arabe a approuvé une déclaration plus critique qu’attendue : elle rejette « the US-Israeli deal of the century considering that it does not meet the minimum rights and aspiration of Palestinian people » en rappelant sa position traditionnelle. C’est à l’évidence un échec pour la diplomatie américaine même si les résolutions de la Ligue n’ont pas de force contraignante.
L’Iran pour sa part, par la voix du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a adopté un ton très dur : « Le Plan de paix de la honte imposé par l’Amérique aux palestiniens est la trahison du siècle et est voué à l‘échec ». Quant au Guide lui-même, il a utilisé le terme de « cauchemar » et a assuré dans un tweet, que « toutes les nations musulmanes vont se dresser pour ne pas permettre au soi-disant deal du siècle d’être mis en œuvre ». Il est clair que ce plan permet plus que jamais à l’Iran d’apparaître comme le champion de la cause palestinienne face aux pays arabes qui l’auraient trahie. Une approche comparable est prise par la Turquie, le président Erdogan reprenant le terme de « trahison » avec l’objectif de discréditer le leadership de l’Arabie saoudite sur le monde sunnite.

L’effacement de l’Europe

Quant à l’Europe, elle ne cache pas également son embarras. Il est vrai que, ainsi que l’a révélé le Figaro, le département d’Etat a diffusé aux chancelleries, notamment européennes, des « suggestions » d’éléments de langage, qui ont parfois été reprises très fidèlement. Certes cette pratique est fréquente, tout au moins oralement, mais elle intervient dans ce cas par écrit et en détail. Cet envoi a montré son efficacité et les réactions ont été dans l’ensemble plutôt complaisantes voire favorables. Cette attitude peut s’expliquer par le souci de ne pas déplaire au président Trump à un moment où les sources de contentieux se multiplient, d’éviter tout problème avec Israël qui tend à assimiler la moindre critique de sa politique à de l’antisémitisme et de l’antisionisme, et par une certaine lassitude face à la question palestinienne jugée sans espoir de règlement. Tous ces éléments concourent à un effacement de l’Europe face aux Etats-Unis, déjà constaté après la dénonciation de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.
On pourra cependant s’étonner de la position de la France qui, depuis le général De Gaulle, a joué un rôle important dans la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination et qui a contribué à faire de l’OLP un interlocuteur valable, malgré l’hostilité des Etats-Unis et d’Israël. Le communiqué publié le 29 janvier dernier qui « salue les efforts du président Trump…et étudiera avec attention le plan de paix qu’il a présenté » a pu être considéré comme un lâchage des Palestiniens, même si le caractère « nécessaire » de la solution des deux Etats et la « prise en compte des aspirations légitimes des Israéliens comme des Palestiniens » sont rappelés. Certains y verront l’influence de « l’Etat profond », hostile à l’approche traditionnellement équilibrée de la diplomatie française sur la question palestinienne.

Un avenir incertain

On peut craindre que certaines mesures soient prises de façon unilatérale par Israël, notamment l’annexion des colonies et de la vallée du Jourdain, qui peut avoir un caractère irréversible. Mais compte tenu de son rejet par l’Autorité palestinienne, ce plan restera largement lettre morte et ne conduira ni à une négociation, ni donc à une véritable paix. Certains pays dont ceux du Golfe seront tentés de normaliser leurs relations avec Israël comme ils le font de facto depuis quelques années, malgré l’hostilité de la majorité des pays arabes dont la plupart des opinions publiques se sentent encore solidaires des Palestiniens.
Cette initiative apparait comme un échec et signifie la fin d’un processus de paix déjà moribond et de la solution des deux Etats. En fait, il y a un décalage évident entre le discours sur la solution des deux Etats et la réalité sur le terrain. Mais le reconnaître conduirait notamment les pays européens devant un dilemme très difficile à trancher : soit demander l’égalité des droits pour les Palestiniens, y compris le droit de vote, alors qu’ils sont sous un régime d’occupation, ce qui menacerait le caractère juif de l’Etat d‘Israël ; soit se résigner à ce qu’Israël mette en place un régime discriminatoire, proche de l’apartheid.
Ainsi ce deal vient nourrir le rejet de l’Occident constaté dans les opinions publiques arabes, comme dans les pays musulmans, déjà alimenté par le reproche de double standard, dont les dernières manifestations sont le silence ou la discrétion de la plupart des pays occidentaux sur les discriminations dont souffrent les musulmans aussi bien en Birmanie qu’en Inde ou en Chine. Ce plan complaisant à l’égard d’Israël ne peut que renforcer « l’axe de résistance » mené par l’Iran et mettre l’Arabie saoudite en difficulté dans le monde musulman.

Un baril de poudre

D’une façon plus générale, cette nouvelle étape vient apporter dans cette région sensible qu’est le Moyen-Orient, un baril de poudre supplémentaire susceptible d’éclater à terme. On rappellera que sur le territoire de la Palestine historique dont la population est de 14 millions, cohabitent actuellement, à part sensiblement égale, juifs et arabes. Mais démographiquement, le dynamisme des seconds est nettement supérieur. Ce facteur démographique était déjà une préoccupation des pères fondateurs, notamment de Ben Gourion. On voit mal comment une majorité arabe de la population pourrait être de façon permanente privée de droits politiques. Certains mouvements en Israël voient l’expulsion des populations arabes comme l’unique solution. Ce plan ne fait qu’accroître le risque de futures violences dans une région déjà en proie au chaos.
Toutes ces considérations devraient conduire la France à prendre ses distances vis-à-vis d’un plan aussi manifestement biaisé en faveur d’Israël et à mettre en garde les autorités israéliennes contre la tentation de l’annexion de près de 40 % de la Cisjordanie qui rendrait impossible toute solution politique négociée.