C’est une surprise pour les uns, non pour les autres. L’éclat provoqué au Landtag (Diète régionale) de Thuringe à Erfurt, mercredi 5 février, par l’élection du chef du minuscule parti libéral FDP (5 sièges sur 90) à la tête d’un nouveau gouvernement régional après les élections du 27 octobre a été bien préparé par l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le parti d’extrême droite, qui s’est manifesté comme le maître du jeu. Maître d’un jeu indigne, irrespectueux des valeurs démocratiques, même si, formellement, les règles parlementaires ont été observées.
Bodo Ramelow, le ministre-président sortant du parti „Die Linke“ (La Gauche, héritière du parti communiste SED de l’époque de la RDA), voulait reconduire sa coalition avec le SPD et les Verts, minoritaire depuis les élections avec 42 voix seulement. Pourtant, il avait de bonnes raisons de croire que ses 42 voix (il en avait même obtenu 44 au deuxième tour) lui suffiraient largement, par rapport aux 22 voix de l’AfD, pour être dûment réélu chef du gouvernement. La CDU et le FDP s’étaient abstenus aux deux premiers tours, où la majorité absolue des voix au parlement régional (46) était nécessaire pour être élu chef du gouvernement. Il a donc tenté sa chance au troisième tour quand il suffit d’obtenir plus de voix que l’adversaire, l’adversaire étant le candidat de l’AfD.
Le coup de l’extrême-droite
Sauf qu’il ne s’attendait pas au jeu préparé par l’AfD. Celle-ci avait réussi à inciter le chef du groupe des libéraux, Thomas Kemmerich, à se porter candidat. Celui-ci se disait prêt à présenter une „alternative bourgeoise“ aux „deux extrêmes“, celui de droite (AfD) et celui de gauche (Die Linke). Or, l’AfD, tout en maintenant son propre candidat, avait décidé de ne pas voter pour lui, mais pour Thomas Kemmerich, comme le faisaient maintenant, au lieu de s’abstenir, le FDP et la CDU. Le candidat de l’AfD a obtenu exactement zéro voix. Thomas Kemmerich a aussitôt accepté ce vote et prêté serment.
Etait-ce un vote démocratique ? Sur la forme, certainement. De fait, l’AfD a réussi un joli coup - une sorte de coopération avec la CDU et le FDP, la „majorité bourgeoise“ dont elle rêve, mais que les deux partis ont toujours refusée catégoriquement. Les représentants de l’AfD ont affiché fièrement leur satisfaction devant les caméras de la télévision alors que leur succès reposait sur une tricherie – le maintien d’une candidature vide se moquant des habitudes d’honnêteté dignes d’un parlement. On se demande comment les „professionnels“ expérimentés de la CDU et du FDP ont pu se laisser faire.
Car les chefs de ces deux partis avaient discuté de la possibilité d’une telle manoeuvre par l’AfD - au niveau régional, mais aussi au niveau national. Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), cheffe de la CDU, avait averti Christian Lindner, chef du FDP. Ce serait ultra dangereux si Thomas Kemmerich se portait candidat, lui aurait-elle dit. Conséquences ? Aucune. La CDU en Thuringe a voté contre l’avis et la demande explicite de la direction nationale du parti, a-t-elle déclaré à Strasbourg alors qu’elle participait à la réunion de l’Assemblée parlementaire franco-allemande. Plusieurs députés CDU ont affirmé plus tard que cette demande ne leur avait même pas été communiquée par le chef du groupe CDU au Parlement de Thuringe, Mike Mohring, démissionnaire désormais.
La volte-face des libéraux
Réactions à ce coup ? Les chefs du FDP ont adressé leurs félicitations au nouveau ministre-président mais d’autres représentants du parti ont tout de suite déclaré qu’on ne se fait pas élire par des fascistes et que Thomas. Kemmerich n’aurait jamais dû accepter ce vote. Résultat : le président du FDP, Christian Lindner, a aussitôt révisé sa position, s’est rendu à Erfurt et a obtenu du nouveau chef du gouvernement qu’il annonce sa démission.
Du côté de la CDU, la situation est plus compliquée. La chancelière Angela Merkel, qui s’est tenue à l’écart des affaires du parti depuis qu‘elle a quitté sa présidence, déclare, depuis l’Afrique du Sud où elle est en visite d’Etat, que cette élection est tout à fait inacceptable et qu’elle doit être revue. AKK, toujours la cheffe du parti, se rend à Erfurt pour discuter pendant cinq heures avec le groupe parlementaire CDU et pour tenter de convaincre ses amis de se prononcer pour la solution qu’elle avait elle-même proposée et défendue en public – de nouvelles élections pour sortir de l’impasse. Elle n’y parvient pas. Au contraire, un bon nombre des députés CDU du Landtag défendent leurs positions. Ils veulent à tout prix empêcher un gouvernement de gauche.
C’est alors que commence la phase 3 de ce drame politique. Le clivage au sein du parti en Thuringe persiste. Il y a toujours ceux qui veulent essayer de se mettre d’accord avec Die Linke et sa coalition sur un certain nombre de „projets“ politiques précis (une liste de 22 projets a été préparée) que la CDU pourrait approuver, sans faire partie de la coalition ni accepter formellement ce gouvernement. Et il y a ceux qui refusent toute coopération avec „les communistes“ et qui favorisent ouvertement cette „majorité bourgeoise“ dont parle l’AfD. Ceux-là se sentent plus proches de l’extrême droite que de la gauche, en ignorant les propos racistes et xénophobes d’un parti dont le chef de file en Thuringe, Björn Höcke, représente le courant le plus extrême.
Annegret Kramp-Karrenbauer dans une impasse
Les députés régionaux s’opposent au mot d’ordre de Berlin. Ils ne sont pas prêts à réviser leur décision. Dans les sondages, la CDU perd encore 10 points par rapport au mauvais résultat du mois d’octobre pour arriver à 12%, alors que Die Linke en gagne 8 pour atteindre 39%. Le FDP reste en dessous des 5% nécessaires pour entrer au Landtag. Une majorité serait assurée pour la coalition conduite par Die Linke. Pour AKK, demander de nouvelles élections dans ce contexte-là, c’était osé.
C’est là qu’elle a dû réaliser qu’elle se trouvait elle-même dans une impasse. Elle a dû constater que le vote de confiance qu’elle avait provoqué lors du dernier congrès de la CDU fin novembre à Leipzig ne valait rien et que les doutes sur sa capacité à diriger ce parti - et éventuellement le pays après le départ d’Angela Merkel— persistaient. Elle décide donc de se retirer. Elle annonce qu’elle ne sera pas candidate à la chancellerie en 2021 et qu’elle abandonne, par conséquent, la fonction de présidente du parti. L’échec d’AKK est aussi un échec d’Angela Merkel qui avait quitté la fonction de présidente du parti tout en restant à la tête du gouvernement. Il ne peut y avoir qu’une cheffe, pas deux.
Mais l’histoire n’est pas encore finie. Déjà, la feuille de route présentée par AKK pour organiser son remplacement (désignation d’un/e candidat/e à la chancellerie avec le parti frère bavarois CSU, puis élection de ce/tte candidat/e à la tête de la seule CDU au prochain congrès en décembre), est contestée par plusieurs „ barons“ de la CDU et de la CSU. Veut-on vraiment ouvrir un débat sur les candidats qui durerait des mois, demandent-ils ? Non, un congrès anticipé est maintenant proposé avant l’été. Encore une fois, il apparaît qu’AKK a mal jugé sa marge de manœuvre.
Mais même si la CDU parvient à désigner un candidat à la chancellerie et un nouveau président avant l’été, que ce soit Friedrich Merz ou Jens Spahn, qui étaient candidats il y a un an et demi, ou Armin Laschet, à qui on donne les meilleurs chances actuellement, est-ce que celui-ci n’a pas intérêt à éviter la situation d’AKK, c’est-à-dire d’être chef du parti à côté de la chancelière Angela Merkel ? Des voix s’élèvent pour demander la démission de la chancelière. Pour le SPD, ce serait la fin de la coalition, a déclaré son secrétaire général Lars Klingbeil. Un autre champ de bataille s’ouvre.
Dans la tradition de Joseph Goebbels
Ce qui s’est passé au Landtag à Erfurt le 5 février est beaucoup plus qu’une embardée accidentelle sur la voie menant à un nouveau gouvernement régional. L’extrême droite a apporté la preuve qu’elle se moque des règles parlementaires. Ce serait dans la tradition de Joseph Goebbels, que le président des services de renseignements intérieures (Bundesverfassungsschutz) a cité récemment, sans parler de l’AfD explicitement. Le propagandiste en chef des nazis disait en 1928, quand le parti nazi entrait au Reichtstag : „Nous entrons au Reichstag pour nous servir dans l‘arsenal de la démocratie de ses propres armes.“ La CDU et le FDP se sont fait piéger, mais ils ont montré en même temps qu’ils hésitent à garder leur distance avec l’extrême droite.
Il est apparu aussi que les problèmes de la CDU, premier parti politique d’Allemagne, persistent : son absence d’orientation et de direction, et surtout la faiblesse de son positionnement par rapport à l’AfD dont elle veut récupérer l’électorat conservateur, sans se mettre d’accord sur la façon d’y parvenir, les uns appelant à se rapprocher d’elle, les autres à lui faire barrage. Les incertitudes allemandes vont continuer – pendant encore un certain temps.