Ensemble, les trois partis de cette „coalition de progrès“ n‘arrivent qu‘à 36%. Alors que le premier groupe d’opposition démocrate-chrétien (CDU et CSU) arrive à lui seul à 32% (+ 7%). Et la deuxième place revient déjà au parti de l’extrême droite AfD (Allianz für Deutschland – Alliance pour l’Allemagne) qui a plus que doublé son score depuis 2021 et se retrouve avec 22% (+ 12%). Cela fait déjà 54%, sans compter la petite opposition de gauche (5%). Le grand perdant, c’est le parti du chancelier, le SPD, qui n’obtiendrait plus que 15% (- 11%). Et le parti libéral du ministre des finances Christian LIndner, le FDP, touche désormais au seuil des 5% (- 6%) et risque sa présence au prochain Bundestag s’il n’arrive pas à renverser la tendance. Les Verts du vice chancelier Robert Habeck ne perdent que 1% par rapport à 2021, arrivant à 13%, mais ils perdent aussi, quand-même.
La déconfiture des partis de la coalition
Bref, ce gouvernement qui avait établi, après 16 ans de gouvernements Merkel un grand programme ambitieux pour une décennie au moins de transformation, se trouve déjà à bout de souffle. Et les partis qui le soutiennent restent bien en dessous de leurs ambitions respectives – le SPD retombé en troisième position, dépassé par l’extrême droite ; les Verts à égalité plus ou moins avec le SPD, mais loin de prendre la chancellerie, ce qui était leur ambition en 2021 ; le FDP tout près du précipice après avoir perdu toutes les élections régionales depuis 2021. Un vote des militants du parti sur la sortie du FDP de cette coalition „tricolore“ a échoué de peu – le résultat publié début janvier : 48% des votants auraient préféré que leur parti quitte ce gouvernement. Le soutien politique pour ce gouvernement et son chancelier est bien fragile.
Aussi, dans un classement fait par le magazine Der Spielgel des 20 personnalités politiques les plus importantes, le chancelier est en chute libre. Par rapport au mois de juin 2023, il perd 14% et arrive à la 14e place de cette liste de 20. 30% seulement des sondés souhaitent qu’il, joue un rôle important. Et pourtant, à la tête de cette liste se trouvent deux de ses „camarades“ de la social-démocratie, le président Frank-Walter Steinmeier, et, en deuxième place, Boris Pistorius, le ministre de la défense, dont 55% souhaitent qu’il joue un rôle important. Ici, les grands gagnants, ce sont Markus Söder, le ministre-président de la Bavière, chef de la CSU, et Sarah Wagenknecht, la dissidente du parti „La Gauche“ (ex-communiste) qui vient de quitter ce parti avec neuf autres députés et vient de créer, le 8 janvier, son propre parti, le „mouvement Sarah Wagenknecht“, qui va se présenter aux élections de cette année. Tous les deux, ils se présentent comme des rassembleurs de mécontents ; de ceux qui n’attendent plus rien des forces politiques établies à Berlin ; de ceux qui penchent vers l’extrême droite ? La faiblesse de cette coalition est aussi, peut-être avant tout, une faiblesse du chancelier et de son leadership.
En ce début de l’année 2024, la popularité des partis au pouvoir en Allemagne et du chancelier en particulier est au plus bas. Et le souci, voire la peur, de voir l’extrême droite en profiter et non pas la droite classique, ce souci se trouve déjà au cœur des débats politiques actuels outre-Rhin. Le risque est bien réel. Il se manifeste à trois niveaux.
La "coalition de progrès" du chancelier est menacée au Bundestag
D’abord et dans l’immédiat, il est le résultat du fait que la coalition peine à faire son travail, à „délivrer“. A la rentrée, au mois de septembre 2023, à mi-mandat du Bundestag actuel, on pouvait croire encore que les trois partenaires de la coalition avaient entendu la cloche d’alarme. Les scores dans les sondages avaient déjà commencé à baisser depuis le début de 2023. La mise en route d’une législation qui devait conduire à la transition écologique de l’économie allemande s’est avérée beaucoup plus compliquée mais aussi plus controversée que prévu par les partenaires. Et ceux-ci n’ont pas caché leurs controverses, ce qui a fini par créer des incertitudes, des inquiétudes et des doutes. Combien cela va-t-il coûter aux ménages, à l’industrie ? Les leaders des trois partis ont réagi en déclarant avoir compris qu’ils devaient travailler mieux, qu’il devait y avoir moins de bagarres entre eux en public. Ils ont promis de mieux faire leurs devoirs. Mais le narratif de base du chancelier, à savoir que tous les changements nécessaires seraient finalement supportables, car source d’un nouveau „miracle économique“, ce narratif n’a pas pris. Il ne prend toujours pas.
Aussi, la guerre de la Russie contre l’Ukraine, le renchérissement de l’énergie et l’inflation qui a suivi, surtout dans l’alimentation, n’ont pas vraiment facilité la tâche d’un gouvernement qui avait et qui a toujours l’ambition de préparer le pays et ses citoyens à une transition rapide vers une économie et aussi un mode de vie décarboné pour faire face aux défis globaux du changement climatique. Toujours est-il que plus d’un projet de loi en la matière, sur lequel la coalition s’était mis d’accord en conseil des ministres, a dû être révisé, retiré, reformulé avant d’être présenté au parlement, et voté souvent à la hâte ; l’accord des ministres n’avait pas tenu. Un arrêt de la Cour constitutionnelle à la mi-novembre a aggravé l’image d’un gouvernement qui ne sait pas faire. Les juges ont invalidé le budget de 2023, car il incluait, pour la transition de l‘économie, les montants d’un fonds spécial sur plusieurs années, qui avaient été votées pour un autre fonds, un fonds pour la reconstruction de l’économie après la pandémie et qui n’a pas été épuisé. La Cour a décidé que ce n’était pas acceptable : le gouvernement n’a pas le droit de changer l’attribution de crédits d’un fonds, votés par le parlement, à un autre fonds. Par conséquent, le budget 2023 a dû être rectifié vite et celui de 2024 va être voté avec retard début février – avec des réductions considérables de dépenses prévues.
Olaf Scholz qui n’aime pas s’expliquer, qui préfère demander qu’on lui fasse confiance parce qu’il sait ce qu’il fait et parce qu’il a toujours un plan (c’est ce qu’on se dit dans le microcosme berlinois), ce chancelier a maintenant du mal à convaincre. Que l’opposition demande sa démission, ce n’est pas étonnant. Mais que les militants des trois partis et leurs groupes parlementaires commencent à râler, vu les sondages et leur tendance vers le bas, cela devrait l’inquiéter.
Les régionales pourraient être un désastre pour le gouvernement
Car, deuxième aspect, l’automne porte le risque, pour les partis de la coalition, d‘un désastre électoral. Des élections régionales auront lieu le 1er septembre (en Saxe et en Thuringe) et le 22 septembre (au Brandebourg). Dans chacun de ces trois „länder“, l’extrême droite de l’AfD est en tête dans les sondages. En Saxe (entre 35% et 37%) elle devance la CDU du ministre-président Michael Kretschmer (entre 29% et 33%) qui risque de perdre ses partenaires : Le SPD pourrait même disparaître de la scène parlementaire à Dresde (prévisions entre 3% et 7%) ; et les Verts se trouvent entre 6% et 7%. Une majorité pour M. Kretschmer sans l’AfD serait difficile si ce n’est avec La Gauche, inacceptable pour la CDU jusqu’à ce jour. Mais qui sait ? La Gauche elle-même lutte pour sa survie. Le nouveau mouvement de la dissidente Sarah Wagenknecht pourrait devenir un partenaire, mais personne ne peut savoir aujourd’hui combien d’électeurs vont se prononcer pour cette ancienne représentante de la „plateforme communiste“ au sein de La Gauche qu’elle vient de quitter. En tout cas : 3 % pour le SPD, ce serait le désastre pour le parti du chancelier.
La même chose pour la Thuringe : L’AfD du plus extrême de l’extrême droite, Björm Höcke, obtiendrait entre 34 % et 36,5 % des voix, bien devant La Gauche du ministre-président sortant Bodo Ramelow (entre 20 % et 27 %) et devant la CDU (16 % - 22 %). Là aussi, la seule façon d’éviter que l’AfD entre au gouvernement serait une coalition entre La Gauche et la CDU avec le SPD (7-9 %) comme adjoint. Les Verts et le FDP, membres de la majorité à Berlin, ne seraient plus représentés au parlement régional à Erfurt (Verts : 3-4 % ; FDP : 4 %). Est-ce que la CDU va refuser de coopérer avec l’AfD, comme elle l’avait déjà fait brièvement il y a 5 ans pour arriver au pouvoir ; rappelée à l’ordre à l’époque par la direction de la CDU au niveau national ? Cette fois, celle-ci sera appelée à désigner son candidat à la chancellerie pour les élections fédérales en 2025. On imagine mal comment le candidat potentiel, Friedrich Merz, pourrait accepter une décision de sa branche régionale à Erfurt de coopérer avec l’AfD. Une coopération avec La Gauche alors ? Ce sera un vrai dilemme pour le parti qui veut récupérer la chancellerie un an plus tard.
Au Brandebourg aussi, avec 27-32 % dans les derniers sondages, l’AfD est placée bien devant le SPD du ministre-président sortant Dietmar Woidke (20-27 %). Ici, la CDU se trouve en troisième position (13,5 – 18 %), mais devrait soit tolérer un gouvernement minoritaire du SPD avec les Verts (6,5 – 8 %) et La Gauche (6 – 7 %), soit en faire partie – étant donné que le FDP (2,5 – 3 %), ici aussi, ne réussira pas à occuper des sièges au parlement régional à Potsdam. Le maintien d’un chef du gouvernement régional du SPD, ce serait une petite consolation pour le parti du chancelier. Le dilemme pour la CDU sera le même dans les trois „länder“, celui du choix entre une coopération avec l’AfD ou avec La Gauche (pour le amis de Friedrich Merz les extrémistes de droite et les extrémistes de gauche) – en tout cas, un choix contre coeur, contre l’âme de ce parti conservateur.
Vider l’Europe de l’intérieur
Le paysage politique en Allemagne risque de changer profondément cette année. Aussi, les élections européennes du 6-9 juin, troisième aspect, devraient livrer une première indication de la portée de ce changement. En Allemagne, comme en France, ce scrutin sera le premier au niveau national qui donnera des chiffres précis sur les rapports de force entre les partis politiques. En ce qui concerne l’Allemagne, les résultats du 9 juin auront un impact direct et déterminant sur les campagnes pour les régionales de septembre – et sur l’état de la nation après. Est-ce que l’Allemagne va suivre les exemples de l’Italie ? Des Pays Bas ? Des pays scandinaves ? Est-ce qu’elle va devenir un pays qui se referme sur lui-même, qui devient une „forteresse Allemagne“ avant que la „forteresse Europe“ ne devienne une réalité ? C’est le risque qui se manifeste au niveau européen.
Car les élections européennes présentent un défi particulier. Elles ne seront pas seulement une sorte de baromètre pour les rapports de force dans chacune des nations. Elles auront un impact direct sur ce que va devenir, sur ce que peut devenir „l’Europe“. Est-ce qu’elles donneront aux forces ouvertes au monde, pro-européennes, intégrationnistes, le poids politique nécessaire pour faire avancer le projet européen vers plus de solidarité, d’autonomie, de souveraineté européenne dans un monde où la concurrence agressive des grandes puissances monte ? Ou est-ce qu’elles vont renforcer les forces nationalistes, anti-européennes, autoritaires, qui représentent le contraire de ce qui a été achevé avec l’Union européenne.
La campagne européenne de l’AfD vise explicitement à détruire l’Union européenne actuelle pour créer une „nouvelle Europe“. Une représentation forte de l’extrême droite au Parlement européen aurait de fortes possibilités de blocage de toute législation pro-européenne, car le Parlement européen dispose de pouvoirs régaliens importants. L’AfD cherchera à saisir toute chance pour vider l’UE de l’intérieur.
On ne peut qu’espérer que l’année 2024 ne finisse pas mal.
La droite et la gauche pourraient-elles s’unir contre l’extrême droite ?