Au lendemain de la nette victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) aux élections législatives du 1er novembre en Turquie, les observateurs se demandent comment, en cinq mois, le président Recep Tayyip Erdogan est parvenu à retourner la situation en obtenant, avec 316 sièges sur 550, la majorité absolue qui s’était refusée à lui le 7 juin. L’AKP avait dû se contenter, lors du précédent scrutin, de 258 sièges. Avec 40,7% des suffrages, le parti du président Erdogan n’avait pas été capable de former un gouvernement. Cet échec avait rendu nécessaire l’organisation de nouvelles élections. Avec 49,3% des suffrages, soit une progression de près de neuf points, l’AKP a, cette fois, atteint son but : il pourra gouverner seul le pays comme il le fait depuis 2002.
Une stratégie de la tension
Comment ce succès, que les sondages ne laissaient pas prévoir, a-t-il été possible ? Selon Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, qui animait un débat sur le sujet le 6 novembre au CERI, le président Erdogan a mis en œuvre une « stratégie de la tension » qui a conduit une partie des électeurs à se rassembler derrière le pouvoir en place par peur de l’agitation et de l’instabilité qu’un nouvel échec de l’AKP aurait pu provoquer. Des voix qui s’étaient portées il y a cinq mois soit sur le Parti de l’action nationaliste (droite) soit sur le Parti de la démocratie des peuples (gauche prokurde) sont revenues le 1er novembre vers le parti du président Erdogan, les unes parce qu’elles ont cru trouver en lui un rempart contre le désordre, les autres parce qu’elles ont voulu se désolidariser de la violence de la rébellion kurde.
Pour Bayram Balci, le président Erdogan a créé délibérément un climat d’affrontements avec ses adversaires. Il a suscité une « très forte polarisation » entre le pouvoir et l’opposition, réprimé les médias, rompu la trêve avec les Kurdes, bataillé contre le mouvement Gülen, dont le chef de file, son ancien allié, l’imam Fethullah Gülen, est devenu l’un de ses ennemis, et repris l’offensive contre l’Etat islamique en Syrie après l’attentat meurtrier du 20 juillet à Ankara. Le durcissement du régime, souligne le chercheur, « a influencé le comportement électoral des Turcs ». La campagne elle-même, si elle n’a pas donné lieu à des fraudes avérées, ne s’est pas déroulée dans des conditions normales, comme l’a rappelé au cours du débat le chercheur Didier Billion, vice-président de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) : les réunions publiques ont été annulées pour des raisons de sécurité et les pressions sur les médias n’ont pas permis d’assurer l’égalité des temps de parole entre les candidats.
Trois grands défis
Désormais assuré d’une majorité absolue au Parlement, que va faire Recep Tayyip Erdogan ? Son projet de réforme de la Constitution, qui vise à instaurer un régime présidentiel donnant au chef de l’Etat plus de pouvoirs qu’il n’en a aujourd’hui, se heurte à la réalité des chiffres. Le président turc ne dispose ni d’une majorité des deux tiers (367 députés) qui lui permettrait de faire voter une révision constitutionnelle ni de la majorité des trois cinquièmes (330 députés) qui l’autoriserait à procéder par référendum. Mais il n’a pas renoncé à son idée. Il pourrait être conduit à négocier avec l’un ou l’autre des groupes parlementaires dont l’appoint lui serait indispensable. Dans cette hypothèse, il lui faudrait en finir avec la « dérive autoritaire » qui a marqué sa présidence au cours des dernières années. Son premier ministre, Ahmet Davutoglu, dont Bayram Balci estime qu’il a joué un rôle important dans la victoire du 1er novembre, a invité tous les partis à « travailler ensemble » pour changer la Constitution. En dépit de ce discours apaisant, le rassemblement, explique le chercheur, sera « difficile ».
Deux autres grands défis attendent le nouveau gouvernement : la question kurde et la crise syrienne. La reprise des affrontements avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, a gelé le règlement de la question kurde. Le dialogue est aujourd’hui rompu alors que les négociations semblaient s’amorcer depuis deux ans. De part et d’autre le choix des armes l’emporte sur la recherche de la paix. Comment trouver le chemin d’une désescalade ? Au nom de la lutte contre le terrorisme, les autorités turques s’en prennent à la fois à l’Etat islamique et au PKK. Une « offensive conjointe » critiquée par Didier Billion, qui considère comme « une erreur » de « mettre dans le même sac » les deux organisations.
En Syrie, ajoute le chercheur, « la ligne fondamentale d’Erdogan est de faire tomber Bachar el-Assad », ce qui le met « en porte-à-faux » par rapport à ses alliés, en particulier américains, et crée en même temps « une forme de complaisance » à l’égard de l’Etat islamique. Pour lui, en effet, « l’ennemi principal, ce n’est pas l’Etat islamique mais Bachar el-Assad ». D’où son soutien à l’Armée de la conquête, dominée par le Front al-Nosra, groupe salafiste affilié aux djihadistes d’Al-Qaida. Il lui sera difficile, selon Didier Billion, de maintenir une communauté de vues avec les Etats-Unis, même si « le jeu des alliances traditionnelles reste l’axe principal ». Pour le chercheur, « l’autisme » de Bachar el-Assad accentue son « isolement ».