Les solutions extrêmes apparaissent parfois les plus simples. Nicolas Sarkozy appelle à la « guerre totale » contre Daech, sans préciser ce que recouvre ce vocabulaire martial. A l’opposé, d’autres voix s’élèveront – pour l’instant, elles observent un délai de décence —, pour se demander ce qu’on allait faire dans cette galère et prôner un retrait pur et simple de la poudrière proche-orientale. Il est probable que François Hollande n’écoutera ni son prédécesseur ni ceux qui pensent, à tort, que le refus de s’engager mettrait la France à l’abri des terroristes. Ce qui ne devrait pas empêcher de se poser la question de la pertinence de la stratégie suivie jusqu’à maintenant, notamment dans le conflit syrien.
Une cible privilégiée
La France est depuis longtemps une cible privilégiée des djihadistes, et cela pour plusieurs raisons plus anciennes que son engagement au Sahel ou en Syrie. Elle a la plus grande communauté musulmane d’Europe, d’une part, mais d’autre part les lois interdisant le port du foulard et du voile intégral dans l’espace public ont déchaîné la colère des fondamentalistes. Les prises d’otages et l’engagement de l’armée française dans le Sahel ne datent pas du quinquennat de François Hollande. Toutefois, le président socialiste n’a pas hésité dès 2013 à intervenir au Mali pour prévenir le groupe Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) de prendre le contrôle de tout le pays.
Si une des premières décisions de François Hollande après son élection a été le retrait accéléré du contingent français d’Afghanistan, c’était plus le signe d’une réorientation de la politique française qu’un abandon du principe d’intervention. Le nouveau président a repris la ligne intransigeante de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de Bachar el-Assad. « Assad doit partir ! » était le mot d’ordre de la diplomatie française au début en 2011 des manifestations d’opposants à Damas. A l’été 2013, la France était prête à faire respecter la « ligne rouge » édictée avec Barack Obama, après que Bachar el-Assad eut utilisé des armes chimiques contre la population civile. Elle a renoncé à mener des frappes aériennes à cause du recul du président américain devant l’opposition du Congrès.
Des distinctions difficiles
Paris s’est efforcé de soutenir les groupes modérés hostiles au régime de Damas sans être toujours à même de distinguer entre les laïques, les islamiques pluralistes et les extrémistes religieux. Face aux premiers succès enregistrés par Daech en Irak, puis en Syrie, la France a dans un premiers temps apporté son soutien à la coalition internationale formée autour des Etats-Unis en participant à des vols de reconnaissance et en menant quelques frappes ciblées mais limitées sur les positions de l’Etat islamique dans ce premier pays.
François Hollande avait exclu de suivre la coalition dans ses opérations en Syrie. Deux raisons étaient alors avancées : l’absence de légitimation internationale (en Irak, la coalition agit à la demande du gouvernement irakien, ce qui n’est évidemment pas le cas en Syrie) et la crainte de renforcer par contrecoup le pouvoir de Bachar el-Assad.
Changement de cap
En septembre, le président de la République a annoncé un changement de tactique. La France a commencé à frapper des positions de Daech en Syrie. L’explication officielle donnée pour expliquer ce changement était la « légitime défense ». C’était une réponse à l’attaque terroriste dans le Thalys Amsterdam-Paris dont les commanditaires se seraient trouvés en Syrie. Les chasseurs français partis des pays du Golfe, qui vont recevoir l’appui du porte-avions Charles De Gaulle, visent des postes de commandement de l’Etat islamique. Cependant François Hollande excluait encore l’envoi de troupes au sol et le principe « ni Daech, ni Assad » était réaffirmé.
Trois questions se posent.
Que faire sur le plan militaire ? Jusqu’à maintenant la contribution française à l’action de la coalition a consisté plus en des vols de reconnaissance qu’en frappes sur des objectifs de Daech, certains experts disant même qu’on « bombardait du sable ». Une intensification des frappes aériennes, coordonnées avec les Etats-Unis, est possible mais tout le monde sait qu’elles sont insuffisantes. On ne gagne pas un conflit seulement dans le ciel, disent les militaires.
Des troupes au sol ?
La question de l’envoi de troupes au sol est donc posée. Jusqu’à maintenant la coalition internationale s’est reposée sur les opposants syriens à Assad et, sans grand succès, sur les forces des pays arabes sunnites. C’est un échec. Les Etats du Golfe ont préféré rejoindre la coalition saoudienne au Yémen après avoir, dans un premier temps, participé aux bombardements contre Daech. La France et les Occidentaux vont-ils envoyer des troupes au-delà des quelques forces spéciales qui se trouvent déjà sur le terrain, soit en appui aux groupes alliés et aux peshmergas kurdes, soit pour guider les frappes aériennes ?
Faut-il réviser l’attitude vis-à-vis de Bachar el-Assad ? Si la lutte contre l’Etat islamique devient la priorité absolue, à la fois pour ne pas laisser impunie la tuerie de Paris et pour tenter de prévenir d’autres attentats, une coopération tactique et provisoire avec le président syrien est-elle envisageable ? Contrairement à ce qu’affirment les partisans de ce rapprochement, le rejet d’Assad n’est pas fondé seulement sur des considérations morales. Le dictateur de Damas est non seulement responsable de la plus grande part des 250 000 victimes de la guerre civile (beaucoup plus que Daech) mais il a largement contribué à l’émergence de l’Etat islamique. Au début du conflit, il a libéré des milliers de radicaux religieux et encouragé la création de Daech afin d’apparaitre comme le rempart contre le fanatisme religieux et comme le protecteur des minorités.
Peut-il, dans ces conditions, être un allié crédible ? Certainement pas. Toutefois le principe « ni Assad, ni Daech » n’est pas vraiment tenable. Le moment est peut-être venu de fixer des priorités, sans minimiser le risque de conforter le régime de Damas, avec ou sans Assad.
Revoir les alliances régionales
La définition de priorités suppose aussi un réexamen des alliances dans la région. La donne a changé depuis la fin du mois de septembre avec l’intervention aérienne de la Russie. Vladimir Poutine a résolu l’équation qui est le casse-tête de la coalition menée par les Etats-Unis. Il a envoyé plusieurs milliers de soldats en Syrie, comme renforts dans la base russe de Tartous, comme conseillers et comme forces spéciales. Mais surtout les frappes aériennes viennent à l’appui de l’action au sol des troupes d’Assad, des pasdarans iraniens et du Hezbollah. Ce n’est pas une garantie de succès, mais à tout le moins un moyen de modifier éventuellement le rapport des forces.
La Russie, et l’Iran, sont devenus des interlocuteurs inévitables. La diplomatie française a donné longtemps l’impression de miser uniquement sur les monarchies sunnites du Golfe. Elles sont des alliées militaires – la France y entretient des bases dont partent les avions qui bombardent Daech —, et de bons clients pour l’industrie française, et pas seulement l’industrie de l’armement.
En revanche, la France avait une attitude pour le moins réservée, pour ne pas dire hostile, vis-à-vis de l’Iran. Elle s’est montrée une des plus dures dans la négociation sur le programme nucléaire de Téhéran. Elle a refusé pendant longtemps la participation de l’Iran aux pourparlers sur l’avenir de la Syrie. Cette position a changé. Le régime des mollahs s’est imposé à la table des négociations. François Hollande cherche un rapprochement avec le président iranien Rohani, dont la visite à Paris, qui devait avoir lieu le lundi 16 novembre, a été remise à la suite des attentats. En Syrie, l’Iran est à la fois partie de la solution et partie du problème.
C’est le cas aussi de la Russie. Elle se pose de plus en plus comme interlocuteur indispensable dans la lutte contre "le terrorisme" et pour la recherche d’une solution négociée. En même temps, toutefois, elle ne fait pas de Daech sa cible privilégiée — elle a plutôt dans un premier temps concentré ses frappes sur les autres groupes hostiles à Assad — et elle a, à plusieurs reprises, fait échouer des compromis qui ne lui convenaient pas. Mais la politique extérieure est souvent un choix pour la moins mauvaise des solutions. La diplomatie française va devoir choisir.
Les attentats de Paris n’ont pas changé les rapports de forces sur le terrain proche-oriental. Ils contraignent la France à procéder à un examen critique de sa politique, ce qui n’implique ni renoncement ni remise en cause fondamentale mais une réflexion sur sa stratégie.