Il n’a pas fallu plus d’une semaine à la suite de la victoire surprise de Donald Trump à l’élection présidentielle des Etats-Unis pour que Vladimir Poutine ordonne la reprise des bombardements sur Alep après un mois d’arrêt. L’armada russe au large des côtes syriennes avait entre-temps reçu le renfort du porte-avions Amiral Kouznetsov accompagné d’une flottille de sept autres bâtiments.
Cela faisait un mois aussi que le président américain sortant, Barack Obama, avait donné son feu vert pour le déclenchement de l’offensive contre l’organisation « Etat islamique », Daech, à Mossoul dans le nord de l’Irak. L’aviation de la coalition occidentale y appuie les troupes irakiennes et kurdes à la conquête de l’un des deux fiefs principaux de l’organisation terroriste.
Entre le Tigre et l’Euphrate, c’est l’ensemble des protagonistes des deux conflits qui déchirent le Proche-Orient qui massent leurs troupes dans le but de pouvoir compter dans l’explication finale.
Milices irakiennes d’obédience chiite encadrées par des officiers iraniens des unités d’élite des Pasdaran à l’ouest de Mossoul, troupes turques, forces kurdes et, plus à l’ouest, autour de la ville syrienne de Raqqa, « capitale » du califat autoproclamé de Daech, des troupes arabo-kurdes qui cherchent à encercler cet autre fief de l’organisation terroriste avant que l’on trouve un accord pour lui donner l’assaut.
La Russie, quant à elle, se limite au contrôle de l’axe central du nord au sud de la Syrie ainsi que de la zone côtière où elle s’appuie sur le Hezbollah, les Pasdaran iraniens et ce qui reste de l’armée syrienne.
Washington n’a plus la main
La nouvelle administration américaine qui se prépare à prendre les rênes du pouvoir à Washington le 20 janvier va rentrer de plain-pied dans ce marigot. Donald Trump, qui n’a pour expérience internationale que le domaine du business, essaie de se constituer une équipe pour faire face aux affaires autrement plus compliquées du Proche-Orient.
A Moscou, on se réjouit de l’échec de Hillary Clinton, jugée plus interventionniste et anti-russe que son concurrent républicain, mais on évite de donner trop de gages au nouvel élu, même si celui-ci a affiché son désir de conduire la politique extérieure en bonne intelligence avec le Kremlin.
Le Kremlin est donc prudent dans cette phase de transition. Il peut se le permettre après les avancées enregistrées ces derniers mois. L’intervention militaire, débutée en septembre 2015 et l’alliance avec les Iraniens ont permis à la Russie d’éviter la déroute du régime de Bachar el Assad, mais aussi de se rapprocher de la Turquie d’Erdogan – membre de l’OTAN et opposée à Assad – alors que ce pays est miné par le conflit avec sa minorité kurde et la tentative de coup d’Etat du 15 juillet.
C’est un terrain où Washington n’a plus la main.
Téhéran est désormais incontournable
A Téhéran aussi on est satisfait de la défaite d’Hillary Clinton, mais on s’interroge sur les intentions du nouvel élu concernant l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 qu’il a menacé de déchirer – discours excessifs d’une campagne électorale caricaturale et particulièrement irresponsable ?
Officiellement, par la voix du président Hassan Rohani, les Iraniens cherchent à se rassurer sur l’intangibilité de cet accord. Mais l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) a mis en garde sur la nécessité d’en respecter les clauses.
Même si le régime des ayatollahs est dans l’attente d’une levée des sanctions économiques, il peut s’estimer satisfait. La coalition occidentale se bat pour aider le gouvernement irakien, son allié, à récupérer Mossoul. Son allié russe intervient aux côtés de son partenaire Assad pour récupérer la « Syrie utile », et son bras armé au Liban, le Hezbollah, a imposé son candidat chrétien maronite, Michel Aoun, à la tête de l’Etat libanais le 31 octobre. Mieux, Saad Hariri, le représentant de son ennemi juré, l’Arabie saoudite, a contribué à la victoire de Michel Aoun en contrepartie du poste de président du conseil des ministres, même s’il peine à constituer une équipe gouvernementale d’« unité nationale » pour le moins improbable.
L’habileté et le patient travail de sape du régime de Téhéran a fait son effet du Golfe persique à la Méditerranée et c’est tour à tour Bagdad, Damas et Beyrouth qui sont tombées dans son escarcelle. Plus encore, les deux grandes puissances sont impliquées dans une partie où Téhéran est désormais incontournable.
En Israël, on s’interroge
Benyamin Netanyahou se réjouit du départ de Barack Obama et de la victoire du camp républicain. Mais pour les Israéliens aussi, Donald Trump est une énigme. Et puis Barack Obama est toujours le président en exercice. Le bruit court qu’avant de quitter la Maison blanche, il pourrait vouloir prendre une initiative au Conseil de sécurité de l’ONU pour condamner la colonisation et faciliter une solution négociée du conflit avec les Palestiniens. La Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni y seraient bien entendu favorables.
Satisfait que la Syrie et l’Irak – pays arabes auparavant les plus hostiles à Israël – s’enfoncent dans le chaos, l’Etat juif se réjouit également que le Hezbollah se fourvoie dans le marigot syrien et s’éloigne d’une confrontation avec lui.
Le protocole d’accord d’assistance militaire, signé en septembre à Washington, qui engage les Etats-Unis à fournir à Israël une aide militaire considérable et sans précédent de 38 milliards de dollars (34 milliards d’euros) au cours de la décennie 2019-2028, n’a pas eu seulement pour effet de rassurer, il a suscité une certaine méfiance en Israël pour ce qu’il peut cacher d’intention politique mais aussi parce qu’il pénalise le développement de l’industrie militaire locale.
Et même si la vigilance militaire est de mise aux frontières, le danger intérieur reste présent et la surenchère va de l’avant parmi une classe politique de plus en plus radicalisée et hostile à une solution négociée avec l’adversaire ou partenaire palestinien qu’elle considère comme inexistant. Naftali Bennett, dirigeant d’extrême droite, membre du gouvernement, attend son heure.
Nul doute que des élections anticipées ne tarderont pas à pointer à l’horizon des prochains mois. En Israël, les coalitions sont fragiles et les explications politiques sont souvent musclées.
L’inconnue kurde
Engagés dans le combat contre Daech, les Kurdes bénéficient de l’appui de la coalition occidentale qui leur fournit équipement et formation militaires ainsi qu’une couverture aérienne.
Combattus durement par l’armée turque après la rupture des négociations avec le gouvernement d’Erdogan, les Kurdes voient dans cette reconfiguration de la situation proche-orientale une opportunité historique d’établir l’Etat indépendant qui leur a été refusé par le Traité de Lausanne en 1923.
Avec une population de plus de 40 millions d’individus sur un territoire qui s’étend au sud et à l’est de la Turquie, au nord de la Syrie et de l’Irak, au nord-ouest de l’Iran et au sud de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan ne possède qu’un petit territoire autonome au nord de l’Irak où il bénéficie de la structure fédérale inscrite dans la constitution irakienne. Il est soutenu par la coalition occidentale sans que cela suscite l’opposition de la Turquie ou de l’Iran.
Si en Iran, les Kurdes sont relativement discrets, en Turquie, où ils représentent près du quart de la population, leur longue lutte contre l’Etat central n’a abouti qu’à la violence et aux déplacements de populations.
En Syrie, trois zones de peuplement kurde s’étendent de manière discontinue sur un territoire qui va d’Alep à la frontière avec l’Irak sur la partie septentrionale frontalière de la Turquie. On compte environ deux millions de Kurdes en Syrie ; une partie d’entre eux est apatride tandis qu’une autre a fait allégeance à la dictature d’Assad père et fils qu’ils considéraient comme leur garant. Depuis le début du conflit, les Kurdes de Syrie sont partagés d’une part entre ceux qui ont rejoint la rébellion arabo-syrienne, de l’autre ceux qui ont bénéficié de l’encadrement du PKK de Turquie pour former les unités militaires des YPG, qui reçoivent l’appui de la coalition occidentale pour combattre Daech. Alliée des Occidentaux, la Turquie combat l’YPG que soutient la coalition occidentale !
La création d’une entité kurde indépendante sous la forme d’un Etat de type fédéral constituerait, dans le contexte actuel, un séisme politique majeur dont pâtirait en premier lieu la Turquie puisqu’elle l’amputerait d’environ un tiers de son territoire, sans compter qu’Istanbul est peuplé de quelque 60% de Kurdes alors que la capitale économique turque se trouve hors des zones historiques de peuplement kurde. Il va sans dire que cette situation serait menaçante pour l’intégrité de l’Europe.
En cas de sécession du Kurdistan irakien qui rejoindrait cet hypothétique nouvel Etat, l’Irak perdrait une grande partie de sa production pétrolière de manière à la fois quantitative et qualitative. C’est d’ailleurs le cas actuellement puisque le fonctionnement des institutions fédérales irakiennes est grippé. Dans cette hypothèse, l’Irak se désintégrerait avec la possibilité de la création d’un Etat sunnite qui se grefferait sur une partie de la Syrie. C’est d’ailleurs ce qu’a essayé de faire Daech en instaurant son « califat ».
Il est paradoxal que les Kurdes, qui se battent pour leur autonomie, favorisent la création d’un Etat arabe d’obédience sunnite salafiste.
Nécessité du droit international
C’est dans cette conjoncture particulièrement complexe que s’installera la nouvelle administration américaine. La volonté de tourner la page Obama et de se coordonner avec la Russie pour combattre les mouvements islamistes se heurtera nécessairement aux réalités du terrain.
Si la Russie a les mains libres en Syrie, Washington et ses alliés européens auront du mal à peser sur une solution politique.
Embarquée dans la lutte contre Daech à Mossoul, la coalition occidentale devra tenir compte de la Turquie et de l’Iran de même que des desiderata kurdes aussi bien en Irak qu’en Syrie.
La reconfiguration du Proche-Orient, depuis la fin de la Grande guerre et la désintégration d’un empire ottoman qui a perduré durant quatre siècles, ne cesse, depuis le début du 19e siècle jusqu’à nos jours, de créer des conflits de plus en plus violents et destructeurs suivis de déplacements massifs de populations victimes d’interventions extérieures et de solutions déséquilibrées qui contentent les uns et pénalisent les autres, sans apporter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes selon les règles du droit international et de la déclaration des droits de l’homme.
Commencée en mars 2011, la révolte du peuple syrien contre la dictature de plus de quarante ans du clan Assad, s’est muée en guerre civile destructrice en raison des enjeux régionaux de nature politique – l’expansionnisme iranien – et économique – les réserves de gaz découvertes en Méditerranée suscitant la gourmandise des trois grandes puissances gazières : la Russie, l’Iran, le Qatar.
Le délitement du Proche-Orient continue et ses méfaits se répandent – comme durant la Grande guerre – à l’ensemble du monde.