Les alliances ne peuvent exister sans un récit commun. La France a un rôle moteur à jouer en tant que porteur de principes. Dans ses discours de septembre 2017 et septembre 2018 à l’Assemblée générale de l’ONU, Emmanuel Macron avait rappelé son soutien aux combattants de la liberté – discours qu’il vient de réitérer en Lituanie en soutien aux manifestants biélorusses – et plaidé pour l’universalisme des droits de l’homme, s’opposant clairement à ceux qui y voient une notion relative ou occidentale. Ces discours ont frappé les esprits dans le monde et ceux qui, en France, l’avaient soutenu en raison de ces valeurs.
Mais beaucoup ont été ensuite désemparés par plusieurs maladresses, principalement verbales, et une forme de retrait par rapport aux [règles qu’il avait posées]]( [1] : s’il a clairement condamné les crimes contre l’humanité commis par Assad, son action contre le régime de Damas a été trop limitée et il a accepté la Russie comme un partenaire sur place, notamment sur le plan humanitaire, malgré ses crimes de guerre et son soutien indéfectible à Assad.
Il a également critiqué « le droits-de-l’hommisme », tardé à condamner les exactions perpétrées par Pékin contre les Ouïghours, même s’il a fini par le faire fermement, faiblement soutenu les activistes de Hongkong et conduit une politique d’accueil des réfugiés trop timide en comparaison de celle de l’Allemagne). Il est vrai qu’il a tenu un discours ferme envers Sissi sur les droits de l’homme lors de sa visite de janvier 2019 en Égypte et pesé de tout son poids dans la libération d’Oleg Sentsov. Mais la ligne semblait avoir perdu de sa cohérence initiale.
Alerter l’opinion
Elle se retrouve progressivement, y compris dans le discours du 22 septembre 2020 devant l’ONU, mais elle devra conduire à des choix plus tranchés. Parfois aussi, les risques rhétoriques résident dans les détails : autant il était nécessaire de condamner les attaques azéries soutenues par la Turquie dans le Haut-Karabagh et sans doute opportun, pour le coup, de rejoindre la Russie, co-présidente avec Paris et Washington du Groupe de Minsk, dans l’appel à un cessez-le-feu immédiat, autant la dénonciation conjointe de la présence de combattants syriens en appui, qualifiés improprement de djihadistes – rhétorique classique des régimes russe et syrien – alors que ce sont des mercenaires – préoccupation en elle-même majeure – peut surprendre quand on connaît la responsabilité éminente du Kremlin dans le chaos syrien.
L’engagement européen, le plus constant du président de la République, moteur de sa politique étrangère, appelle à redonner droit à cette cohérence. Somme toute, le soutien au peuple biélorusse, aux dissidents russes et chinois et aux manifestants de Hongkong et du Liban – pour lesquels Emmanuel Macron a clairement pris parti contre les élites politiques en place –, participe d’un même mouvement au-delà de la diversité des situations.
Certains arguent, avec de solides arguments historiques, qu’une politique extérieure ne saurait être entièrement cohérente et qu’il est des alliances tactiques nécessaires qui défient le principe de linéarité. La cohérence peut être un carcan, sachant que la politique étrangère repose sur la capacité à se donner des marges de manœuvre. Cette conception supposée pragmatique tient-elle encore aujourd’hui ? Une telle attitude peut donner l’impression qu’existe parfois un « deux poids, deux mesures » car on ne condamnera pas de la même manière un allié potentiel dont on estime avoir besoin pour des objectifs essentiels et un adversaire qu’on considère destiné à rester tel – mettant entre parenthèses les considérations économiques et commerciales.
Cette cohérence est indispensable aujourd’hui, pour trois raisons. D’abord, sans elle, il est impossible d’alerter l’opinion sur les comportements des « États voyous » – cette alerte est le préalable de toute action dans un monde où les contraintes de légitimité sont accrues. Ensuite, en Europe, le droit et la puissance sont intrinsèquement noués : on ne peut s’acheminer vers une Europe de la puissance sans justifier cette évolution en droit. Enfin, même si dictatures et régimes criminels peuvent être concurrents, ils sont aussi alliés dans la formation d’une quasi-Internationale du révisionnisme historique et territorial, qui est également un instrument de la guerre parfois qualifiée d’« hybride » à l’encontre de ce que nous avions appelé l’Internationale de la liberté.
Devant les menaces internationales majeures, le président français doit alerter et, pour ainsi dire, inciter l’opinion à une prise de conscience. Ces débats ne doivent pas rester marginaux dans l’ordre politique et il est heureux de voir de plus en plus d’élus s’engager sur les sujets internationaux déterminants, de la Biélorussie aux camps chinois, de la défense du statut de Hongkong aux violations des droits par l’Iran. Cette publicité est d’autant plus indispensable que les États hostiles à la liberté sont engagés dans une guerre contre les principes démocratiques sur notre sol même et cherchent à influencer les opinions publiques en soutenant tout ce qui peut créer un désordre, jeter le trouble et favoriser les partis extrêmes.
Retrouver le principe de réalité
La crise a comme incité le président français à retrouver le principe de la réalité tel qu’au demeurant lui-même le reconnaissait en parlant de « tragique de l’histoire ». Contre l’idéalisme qui tient que la menace des régimes autoritaires pourrait disparaître soit par la négociation, soit par le développement économique – développementalisme souvent démenti par les faits –, le réalisme consiste à reconnaître l’ampleur des menaces et à se donner les moyens, autant qu’il est possible, de les combattre. Pour la politique française, cela suppose de changer le logiciel sur quatre points principaux.
En premier lieu, dans la conduite de la diplomatie, le régime est toujours plus important que les États et les actions actuelles plus importantes que l’histoire ancienne. Comprendre la dynamique et l’idéologie propre des régimes – leçon déjà présente chez Aron – est la première règle pour un chef d’État qui veut connaître la réalité. La Russie sur la scène internationale n’existe pas de manière abstraite sans considération du régime de Poutine, la Chine sans celle de Xi Jinping ou la Turquie sans celle d’Erdoğan.
Dès lors, si l’on considère que l’action de tel ou tel régime nous est hostile, nous devons renforcer les forces qui s’opposent à lui (et notamment celles d’opposition), non seulement en vertu de nos principes, mais aussi parce que cela correspond à nos intérêts. Nous devons en particulier faire beaucoup plus pour aider groupes politiques, ONG et médias qui luttent pour la liberté – et cela peut aussi concerner des « pays » (notamment Taiwan qui mérite un soutien beaucoup plus appuyé). En politique internationale, dans le monde d’aujourd’hui, la politique prime sur les considérations géographiques et historiques.
Ensuite, nous devons nous garder du piège qui consiste à estimer que la rationalité de nos adversaires est équivalente à la nôtre. On assimile souvent rationalité et « intérêts ». Or, ces derniers ne sont pas seulement matériels, économiques ou liés à une certaine « géopolitique », mais concernent aussi les valeurs. Nous avons pour valeurs notamment la paix, le droit, la justice, la liberté, la démocratie, etc., mais certains régimes ne les partagent guère, voire utilisent les organisations multilatérales, la propagande au sein des démocraties, sinon la guerre, pour les détruire et les rendre caducs. La hiérarchie que nous établissons de nos intérêts n’est pas la leur et vouloir discuter avec eux sur la base d’une rationalité partagée est dépourvu non seulement de sens, mais de portée diplomatique. Une perception adéquate de leurs intérêts est aussi nécessaire si nous souhaitons que nos sanctions atteignent au mieux leurs cibles.
L’illusion de la stabilité
En troisième lieu, nous devons nous prémunir de la tentation de mettre au premier plan une prétendue stabilité et de donner de manière inconditionnelle la priorité à ce qu’on a appelé la « politique éradicatrice ». Outre que la stabilité à court terme peut mettre en danger la stabilité à moyen terme, en particulier lorsqu’elle conduit à soutenir des dictatures qui finiront par tomber en raison des révoltes populaires, celle-ci est souvent une manière d’établir une supposée paix qui consacre domination, assujettissement ou gel d’une situation. Pour des raisons très différentes, ni un accord sur le Donbass donnant un avantage à l’agresseur russe, ni la reprise par Assad de la région d’Idlib, ni la domination de la Libye par les forces d’Haftar ne seraient des facteurs de stabilité. Terminer un conflit n’est pas un but en soi.
Dans ces trois cas, au-delà de tout le reste, cela consacrerait la « victoire » d’un grand État hostile au détriment, dans le premier cas, d’une nation moyenne luttant pour la liberté et l’intégrité ; dans le second, du droit pénal international (puisqu’un criminel contre l’humanité, Assad, ne pourrait qu’encore plus difficilement être jugé) ; dans le troisième, de toute sécurité à moyen terme. Aussi indispensable que soit la lutte contre toute forme de terrorisme, la « politique éradicatrice » ne remplace pas la politique étrangère ni la réforme des gouvernements en place. Au-delà du cas d’Assad, dont l’alliance objective avec certains mouvements terroristes n’est plus à démontrer, la politique éradicatrice a montré ses limites en Algérie, dans la Tunisie de Ben Ali comme aujourd’hui dans l’Égypte de Sissi. Au Sahel, et notamment au Mali, la politique éradicatrice peut être un levier dont jouent des gouvernements en place inefficaces pour tenter de se maintenir au pouvoir, mais elle n’améliore pas nécessairement notre sécurité à moyen terme ni notre compréhension des données locales.
La quatrième règle concerne le destin de l’Europe. À défaut de la penser comme puissance par le passé, on y a vu, selon une doctrine assez française, un point d’équilibre. Maintenant qu’il devient plus commun de souhaiter la doter des attributs de la puissance, certains continuent à vouloir en faire une « puissance d’équilibre » – notion ancienne dont la pertinence actuelle reste d’ailleurs à démontrer. Selon cette idée, l’Europe se devrait non seulement d’assurer un équilibre entre, d’un côté, les États-Unis, de l’autre, la Chine, mais aussi de faire figure de médiatrice dans les conflits entre les plus grandes puissances, que ce soit en Europe même, au Moyen-Orient, voire en Asie. Parfois, cette vision « géographisante », incohérente stratégiquement dans les conditions actuelles, inclut d’ailleurs la Russie dans l’Europe. L’Union européenne devrait pratiquer une sorte de subtile équidistance afin d’apaiser les conflits et de contribuer à un ordre international plus stable. En quelque sorte, elle devrait pratiquer un mélange d’engagement et de neutralité. Or, une Europe qui entendrait accéder au statut de puissance doit respecter deux principes qui vont à l’encontre de cette idée d’équilibre.
Définir une voie propre
Le premier est celui du respect des alliances, en son sein et à l’extérieur. La solidarité l’emportera toujours sur la neutralité. Le second est celui de l’affirmation : l’Europe n’a pas à se définir « par rapport à » et n’a pas à chercher un point d’équilibre pour lui-même. Elle se définit par rapport aux principes qu’elle définit comme siens et agit en conséquence. Pour la France, cette capacité à définir une voie propre sans chercher la conciliation par principe est déterminante. C’est dans ce contexte qu’il convient de comprendre l’idée d’autonomie stratégique lancée par Emmanuel Macron, qui peut à la fois devenir un outil d’affirmation propre à l’Europe en cas de retrait américain – indépendamment de son appel réitéré récemment pour une moindre dépendance envers les armes américaines – ou une manière de renforcer l’Alliance atlantique dans le meilleur des scénarios.
Si Trump est réélu et manifeste, comme c’est probable, une complaisance accrue envers Poutine, qui pourrait aller jusqu’à une forme de « reset » puissance cent, et se retire de l’Alliance, il faudra que l’Europe puisse assurer sa défense face au régime russe actuel et parvienne à transformer l’OTAN en une organisation d’abord européenne – ce qui est loin d’être gagné. Si Biden l’emporte, nous devrons bien considérer l’Alliance atlantique comme le seul vrai rempart contre les menaces et la renforcer puisque l’Europe n’apportera pas avant longtemps les garanties de sécurité analogues à celles de l’article 5 du Traité de Washington. La France doit y investir plus de réflexion, mais aussi de détermination, précisément pour pallier les risques de « mort cérébrale » de l’Alliance. L’autonomie stratégique européenne, si elle voit le jour, sera peut-être plus que l’OTAN, alliance défensive, mais devra continuer à s’appuyer sur elle, quelle que soit sa forme future.
Nous rejoignons ici la question des échelles de temps : nous devons à la fois définir une vision de long terme qui requiert, d’une manière ou d’une autre, le renforcement de notre capacité à nous défendre – les structures importent ici moins que les capacités et la rhétorique moins que la résolution. Nous pouvons sans doute imaginer pour plus tard une Europe réconciliée avec une Russie devenue démocratique, et c’est même souhaitable. Mais cette perspective, par définition incertaine, voire chimérique, ne saurait nous détourner à la fois des tâches immédiates – auxquelles nous nous employons d’ailleurs – et des enjeux de défense liés aux scénarios les plus probables. Encore moins faudrait-il que cela renforce la rhétorique de notre adversaire et affaiblisse nos alliances.