En 1980, le philosophe Marcel Gauchet publiait dans la revue Le Débat un article qui allait susciter de nombreuses polémiques : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique ». Sa réflexion portait en priorité sur la politique intérieure. Mais elle valait aussi pour la politique extérieure. En 2002, le politologue Bertrand Badie consacrait un livre à La diplomatie des droits de l’homme, évoquant, en conclusion, « l’humanisme international entre illusions et réalités ».
Le débat sur la place des droits de l’homme dans l’action politique face à la pesanteur des rapports de force, internes ou externes, n’a jamais vraiment cessé. Mais une actualité récente semble donner à cette question une vigueur nouvelle au moment où, partout dans le monde, se manifestent d’inquiétantes dérives antidémocratiques.
S’il est un pays où ces dérives sont anciennes, c’est bien l’Arabie saoudite, qui bafoue, depuis sa naissance, toutes les règles de la démocratie. Or voici que le prince héritier, Mohammed Ben Salman, dit « MBS », l’homme fort du régime, vient de libérer une militante féministe, Loujain Al-Hathlous, emprisonnée depuis près de trois ans pour « activités prohibées par la loi antiterroriste », la jeune activiste ayant eu notamment le tort de réclamer le droit de conduire pour les femmes.
Un peu plus de deux ans après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, imputé à « MBS », ce geste, associé à quelques autres, comme la commutation de trois peines de mort en condamnations à dix ans de prison, est une réponse aux campagnes menées par les organisations internationales de défense des droits de l’homme. Il est aussi, de toute évidence, une concession faite par l’Arabie saoudite à son principal allié, les Etats-Unis, au lendemain de l’élection de Joe Biden. Mais il montre que, dans certains cas, la question des droits de l’homme n’est pas étrangère aux relations entre les Etats.
De la Russie à la Chine
Bien entendu, les autocraties condamnent toutes les formes d’ingérence dans leurs affaires intérieures. Elles considèrent qu’il n’appartient pas à la communauté internationale de porter un jugement sur la manière dont elles traitent leurs citoyens. Elles refusent que les démocraties dites libérales leur disent ce qu’elles doivent faire, ou ne pas faire, et portent ainsi atteinte à leur souveraineté nationale.
La Russie et la Chine, pour ne citer que ces deux exemples, récusent ainsi avec vigueur les leçons que leur donnent volontiers les Etats-Unis ou l’Union européenne. On comprend qu’elles s’offusquent des critiques qui leur sont adressées, mais cela ne doit pas empêcher les pays démocratiques d’intégrer, dans leurs relations avec ces deux grandes puissances, la défense des droits de l’homme, au nom des valeurs dont ils se réclament. Si les droits de l’homme ne sont pas une politique, comme l’affirme Marcel Gauchet, ils en sont au moins l’un des volets.
La répression menée en Russie contre le militant Alexeï Navalny, victime d’une tentative d’empoisonnement, et ceux qui le soutiennent n’est pas acceptable. Il ne s’agit pas de déclarer la guerre au Kremlin, mais d’inclure le respect de l’Etat de droit dans les négociations diplomatiques. Alain Frachon rappelle dans Le Monde que François Mitterrand avait osé, en 1984, évoquer à Moscou le nom du célèbre dissident Andreï Sakharov en soulignant que les accords d’Helsinki, signés par l’URSS en 1975, consacraient un volet aux droits de l’homme.
Le cas d’Alexeï Navalny est comparable à celui du savant soviétique. « Dénoncer le sort réservé au principal opposant russe ne relève pas de l’ingérence dans les affaires intérieures du pays, explique le chroniqueur du Monde, c’est pointer une question de politique étrangère : la violation par le Kremlin des accords d’Helsinki ». Conclusion d’Alain Frachon : « La question des droits de l’homme fait partie des relations entre Etats ».
Un levier au service de la démocratie
Il en va de même des pourparlers avec la Chine. Les droits de l’homme, dont on sait qu’ils sont gravement violés dans le pays de Xi Jinping, ne doivent pas être oubliés dans le dialogue avec Pékin. L’avènement de l’Etat de droit dans l’Empire du Milieu apparaît certes comme une utopie lointaine. Aussi longtemps que le parti communiste y règnera en maître, on voit mal comment la démocratie pourrait s’y installer. Mais après tout l’évolution de la sphère soviétique n’était pas davantage prévisible au temps de Brejnev et de ses affidés. Bonne raison pour ne pas abandonner le combat des idées.
L’eurodéputé Stéphane Séjourné, conseiller politique d’Emmanuel Macron, propose, dans Le Journal du Dimanche, d’utiliser l’accord sur les investissements conclu en décembre par l’Union européenne et la Chine comme une arme au service des droits de l’homme. « L’Union européenne, affirme-t-il, a enfin un levier pour agir sur la situation inacceptable des Ouïgours internés de force dans les camps de travail de la province du Xinjiang ». L’eurodéputé ne votera pas cet accord, dit-il, « tant que le pays n’aura pas ratifié les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail relatives au travail forcé ».
Stéphane Séjourné a raison. La défense des droits de l’homme fait partie de l’arsenal dont peuvent et doivent user les responsables politiques. On le voit au sein même de l’Union européenne lorsque deux Etats membres – la Hongrie et la Pologne – sont menacés d’être privés des fonds prévus par le plan de relance économique s’ils continuent de transgresser les principes de l’Etat de droit. L’exigence démocratique n’est qu’un des arguments à la disposition des négociateurs, mais ceux-ci auraient tort de s’en priver quand ils traitent avec des dictateurs.
Thomas Ferenczi