Scénario prémédité ou pure coïncidence ? Trois jours de visite d’Etat d‘Emmanuel Macron à Washington en début de semaine, avec dîner exclusif à Mount Vernon, résidence du premier président des Etats-Unis, George Washington, et grand discours devant le Congrès, les deux chambres réunies. Trois heures de visite de travail d’Angela Merkel à Washington à la fin de la même semaine, avec, en arrivant, dîner dans un restaurant „burger“, entourée de touristes, et conférence de presse à la Maison Blanche le lendemain après des discussions à huis clos. Hollywood ne pourrait pas mieux mettre en scène la différence d’appréciation du „franco-allemand“ à un moment crucial de l’Europe.
Bien sûr, il y a une différence protocolaire importante entre une visite d’Etat d’un chef d’Etat et une visite de travail d’un chef de gouvernement. Les différences dans le déroulement de ces deux visites consécutives sont tout-à-fait normales. Et pourtant, dans la presse allemande, elles ont joué un rôle qui n’est pas seulement anecdotique, sans doute faute de résultats concrets de la visite. C’est cela qui fait réfléchir.
Un décalage important entre Paris et Berlin
A quelques semaines seulement du Conseil européen du mois de juin, pour lequel Paris et Berlin ont annoncé des propositions communes et importantes pour une réforme du régime de l’euro, on n’a pas l’impression que Francais et Allemands avancent beaucoup dans ce dossier. La visite du président Macron à Berlin la semaine précédente n’a pas permis de lever les objections exprimées contre les idées francaises au sein du groupe parlementaire CDU/CSU, le groupe de la chancelière. Objections qui visent, surtout, le projet d’Union bancaire et celui d’un budget et d’un ministre des finances de la zone euro. Au mieux, on pourrait se mettre d’accord sur une première étape de la réforme de la zone euro. Sinon, on risque de perdre encore plus de temps et, peut-être, le projet tout court.
Actuellement, il faut constater, malgré les images contraires, un décalage important entre la France et l’Allemagne, un décalage qui risque de s’agrandir.
Le président Macron, élu en juin 2017 sur la base d’une campagne anti-système traditionnel et pro-européenne, a dû attendre les élections allemandes de septembre 2017 qui n’ont abouti à la formation d’un gouvernement qu’en mars 2018, six mois plus tard, sur la base du système traditionnel. Macron veut avancer sans plus attendre et de manière substantielle, car son projet européen, présenté à la Sorbonne au mois de septembre, vise bien au-delà de la réforme de la zone euro.
Macron est ambitieux et impatient, mais rien n’est acquis d’avance. Il n’attend certainement pas que les Allemands se disent d’accord avec tout, mais il sait qu’il ne peut pas avancer sans eux. Ses pouvoirs de président de la République et sa majorité à l’Assemblée nationale lui donnent les moyens d’avancer vite en France, ce qu’il fait dans tous les domaines. La chancelière, elle, doit négocier à la fois avec ses partenaires de la coalition et avec ses amis au sein de sa propre formation politique.
„Scholz n’est pas Schulz“
Le projet macronien pour l‘Europe comporte plusieurs éléments, aussi importants les uns que les autres, comme la protection des frontières extérieures de l’UE ou les questions de migration, de défense, de démocratie. Merkel n’a pas de projet, même si le „nouvel élan pour l’Europe“ figure en tête du contrat de coalition du nouveau gouvernement. Cette partie du contrat est déjà considérée comme pratiquement lettre morte : „Scholz n’est pas Schulz“, dit-on. Le nouveau vice-chancelier et ministre des finances, Olaf Scholz, du SPD, s’exprime ainsi : „Le ministre des finances allemand est toujours le ministre des finances allemandes.“ L’ancien président du Parlement européen et promoteur des „Etats-Unis d‘Europe“, Martin Schulz, ancien candidat malheureux du SPD à la chancellerie, qui a négocié ce contrat de coalition, a démissionné. Si Macron veut avancer sur son projet européen avec les Allemands, s’il veut se battre avec eux pour arriver à des décisions importantes, il se retrouve avec une Merkel affaiblie, qui n’est pas vraiment prête à se battre, mais toujours prête à laisser du temps au temps.
A Washington, le président Macron a saisi l’occasion offerte par le protocole de s’adresser au Congrès américain de manière remarquable. Il a su jouer sur le clavier de la grande adresse aux représentants du peuple, qui sont les seuls à pouvoir encadrer, voire rappeler à la raison, s’ils le veulent, un président imprévisible et lunatique. Macron a fait un grand discours sur la longue histoire de l’alliance entre la France et les Etats-Unis dès le début de leur existence. Pour ensuite se déclarer clairement opposé à tout nationalisme („America first“) mais aussi à tout protectionnisme (guerre commerciale annoncée par le président Trump comme „facile à gagner“). Il a rappelé les alliances militaires entre les deux pays jusqu’aux dernières opérations en Syrie, avant d’appeler les sénateurs et les députés américains à sauvegarder l’accord avec l’Iran pour empêcher ce dernier de développer ses propres armes nucéaires et éviter une guerre dans la région. „Nous l’avons négocié et signé, nous devons le respecter“, dit-il. Bref, avec son recours à l’histoire franco-américaine et aux coopérations militaires, le président Macron a tenté d’impressionner non seulement le président Trump dont on ne sait jamais s’il se laisse impressionner, mais aussi et surtout les membres du Congrès, qui ont leur mot à dire.
Macron a doublé Merkel
Angela Merkel n’a pas eu, cette fois-ci, l’occasion de s’adresser au Congrès. Mais elle n’aurait pas pu faire la même démonstration. Ni l’histoire, ni la coopération militaire, dans le cas de l’Allemagne, ne se prêtent à ce mélange
réussi de message de grandeur et de mise en garde. Ici, le poids international de la France et l’histoire pèsent. Le poids international de l’Allemagne (économie internationale) ne compte pas. Au contraire, il dérange.
A Berlin, on se fait des soucis pour le rôle de l’Allemagne et de la chancelière en Europe. En comparant les actions et les réactions des leaders politiques à ce nouveau couple franco-allemand, on s’est vite apercu que Macron a doublé Merkel dans une prétendue course à la tête de l’Europe. Ainsi, on continue à se concentrer sur des questions de l’euro où les Allemands se trouvent toujours en position de force, alors qu’ils ne le sont pas dans les autres domaines évoqués par les Francais.
On continue, surtout de la part de la CSU bavaroise, à se conforter en
répétant „les Francais ne veulent que notre argent.“ Et on attend, brisant
l’élan des initiatives venant de Paris. „Macron est arrivé dans le monde de la
réalité“ a remarqué le président du groupe chrétien-démocrate au Parlement
européen, Manfred Weber, qui est en même temps vice président de la CSU,
après le discours du président Macron à Strasbourg et les oppositions
exprimées dans l’hémicycle à certaines de ses idées. Et son collègue
Alexander Dobrindt, chef du groupe des parlemantaires CSU au Bundestag,
vient de déclarer qu’il n’a pas l’intention de „faire du bonheur
personnel de M. Macron son programme politique.“ Comme s’il
s’agissait de cela.
Les préoccupations de la CDU-CSU
Pour la démocratie chrétienne allemande, CDU et CSU, la priorité politique est de défendre ses positions, non de faire avancer l’Europe. La CSU ne voit que le 14 octobre 2018, date des élections régionales en Bavière, où le parti se doit d’obtenir une majorité absolue au Parlement régional. De ce résultat dépend le rôle que ce parti purement bavarois peut jouer au niveau fédéral à Berlin ainsi que le poids de ses ministres dans ce gouvernement de coalition avec la grande soeur CDU et le SPD. Et le groupe parlementaire commun aux deux partis (CDU/CSU) au Bundestag regarde avec inquiétude ce qui se fait à sa droite, surtout à l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, partenaire du Front national francais), créée il y a quelques années pour combattre l’euro. Elle risque de devenir le premier parti en Saxe après les élections régionales de 2019. Ce qui, évidemment, aurait des conséquences importantes pour la CDU, et pour sa présidente, la chancelière. Chez les libéraux du FDP, il y a une opposition à l’euro. Quant au SPD, l’autre partenaire de la coalition, il est toujours et avant tout à la recherche de lui-même, peu inclin à s’engager dans quelque projet visionnaire que ce soit. Malgré des paroles fortes, les sociaux-démocrates ont encore du chemin à faire pour savoir où ils veulent aller.
Bref, la courte majorité de la grande coalition fait que l’Allemagne et Angela Merkel s’intéressent surtout au rapport des forces politiques au niveau national et à l’impact que la question de l’euro peut avoir. Elle est loin de respecter son engagement, prononcé il y a quelques années à la conférence de sécurité de Munich, de prendre plus de responsabilité au niveau international. La France et Emmanuel Macron ont entamé l’effort ambitieux de répondre aux défis d’une époque nouvelle. Le décalage entre les deux gouvernements ne pourrait pas être beaucoup plus grand. Il serait temps de le réduire.