Que peut-on retenir, au moment où se multiplient les hommages, des douze années pendant lesquelles Jacques Chirac fut le responsable suprême de la diplomatie française ? On mettra en exergue trois domaines dans lesquels l’ancien président de la République fut particulièrement actif, laissant à la postérité quelques souvenirs marquants.
Le premier est celui de la politique proche-orientale, qui répond à une tradition historique maintenue en France par le Quai d’Orsay et assumée par les présidents de la République successifs. Le deuxième est celui des Balkans, que les guerres entre les pays de l’ex-Yougoslavie ont replacé au premier rang de l’actualité. Le troisième est celui de la politique européenne, dont l’un des moments-clés fut le référendum perdu sur le projet de Constitution européenne.
Proche-Orient, Balkans, Union européenne : trois thématiques qui se sont imposées à l’attention du chef de l’Etat, dès le lendemain de son élection, et qui ont dessiné, en matière de politique extérieure, le visage de son double mandat présidentiel.
Les incidents de Jérusalem
Au Proche-Orient, Jacques Chirac soutient, comme il l’explique dans ses Mémoires, « la politique de paix courageuse » d’Itzhak Rabin à l’égard des Palestiniens. L’accord de Taba a été signé en septembre 1995. Mais après l’assassinat du premier ministre israélien en novembre 1995, le processus de paix est remis en question. Un an plus tard, en juin 1996, Benyamin Netanyahou accède au pouvoir. Alors que la situation dans la région est, selon lui, « redevenue intenable », Jacques Chirac se rend en Israël et dans les pays voisins en octobre. « Destiné à marquer le retour de la France dans la région, ce déplacement répond à une double ambition, écrit-il. D’une part, restaurer des relations de confiance avec Israël. D’autre part, relancer notre politique arabe ».
C’est alors qu’éclatent ce qu’il appellera dans ses Mémoires « les incidents de Jérusalem ». Entouré par un service d’ordre trop empressé qui s’efforce, dira-t-il, de limiter ses contacts avec la population palestinienne, il se met en colère, crie à la provocation, menace de rentrer à Paris. Les images sont diffusées en boucle à la télévision française. Elles seront rediffusées après la mort de l’ancien président, symbole de sa volonté de résister aux pressions israéliennes et de défendre les droits des Palestiniens. Cette volonté ne se démentira pas. Si « les incidents de Jérusalem » ne résument évidemment pas sa politique proche-orientale, ils en expriment en partie l’inspiration, d’une manière assez spectaculaire pour frapper l’opinion publique.
La guerre en Irak
Le principal coup d’éclat de Jacques Chirac restera dans ce domaine son opposition à l’intervention militaire en Irak. Après sa mort, la plupart des journaux étrangers ont retenu cet épisode pour définir le bilan du chiraquisme et caractériser la diplomatie de l’ancien président. De fait, dans les mois qui ont précédé l’opération, l’ancien président n’a cessé de mettre en garde son homologue américain contre les risques que celle-ci entraînerait. Elle provoquerait une guerre civile et une déstabilisation de toute la région, lui dit-il. « Dès lors vous ne pourrez plus rien maîtriser. Rien. Avec toutes les conséquences que cela impliquera pour l’équilibre du Moyen-Orient ».
L’un de ses biographes, le journaliste Franz-Olivier Giesbert, prête à Jacques Chirac cette confidence : « J’ai un principe simple en politique étrangère. Je regarde ce que font les Américains et je fais le contraire ». Dans ses Mémoires, l’ancien président propose une autre formulation. Il souligne que les critiques qui lui ont été adressées sont les mêmes que celles qui visaient le général de Gaulle « quand il faisait entendre la voix de la France d’une façon jugée trop dérangeante ». Il persiste et signe : « Notre relation politique et diplomatique avec les Etats-Unis doit plus que jamais rester fidèle au principe qui est le sien depuis 1958 : la solidarité dans l’indépendance ».
En l’occurrence, l’indépendance l’a emporté sur la solidarité. Ce sera le flamboyant discours de Dominique de Villepin aux Nations unies, la division de l’Europe, la brouille avec les Etats-Unis. Pour Jacques Chirac, ce sera l’expression la plus forte d’une diplomatie qui entend mettre ses pas dans ceux du général de Gaulle, hors de la tutelle des Etats-Unis. « Que reste-t-il de tout cela des années après ? demande Franz-Olivier Giesbert. Une immense clairvoyance. Une nostalgie qui remonte. Mais si elle est une « embêteuse », la France n’aura pas été une « empêcheuse ». Sur cette affaire finalement elle se sera comportée en spectatrice engagée et perspicace ».
De la Bosnie au Kosovo
Le deuxième grand dossier, celui de l’ex-Yougoslavie, conduit le président français à s’engager dans les deux conflits sanglants des années 90, d’abord en Bosnie puis au Kosovo. « La signature à Paris, le 14 décembre 1995, de l’accord de paix sur la Bosnie-Herzégovine est la juste consécration des efforts à la fois militaires et diplomatiques déployés par la France pour en finir avec une guerre ethnique et nationaliste qui a fait plus de deux cent mille morts en moins de quatre ans au centre de l’Europe », écrit Jacques Chirac dans ses Mémoires. La plupart des observateurs lui donnent raison. C’est la ligne imposée par le président français qui triomphe. Avec la signature de cet accord, « Jacques Chirac remporte une grande victoire internationale », estime Franz-Olivier Giesbert. « Vous reconnaîtrez, dit l’ancien président à son biographe, que tout a basculé là-bas quand j’ai dit qu’il fallait rendre coup sur coup ». Il est celui qui a appelé la communauté internationale à l’action. « C’est à notre implication directe que l’on doit le changement de rapport de force qui a précipité l’ouverture des négociations », souligne Jacques Chirac.
L’autre moment décisif est celui de la guerre au Kosovo en 1999. Les épisodes en sont connus. Donnons, une fois de plus, la parole à Jacques Chirac. « Toute réflexion faite, il m’est apparu inconcevable, dans le cas précis d’une intervention visant seulement à imposer la paix, que notre pays s’abstienne de prendre part à la défense de ses propres valeurs, bafouées par un régime criminel au sein même du continent européen », écrit-il dans ses Mémoires. Il ajoute : « Notre entrée en lice n’a été dictée en rien par un souci d’alignement sur les Etats-Unis, puisque c’est plutôt nous qui avons dû les convaincre de nous rejoindre. Cette action s’inscrit donc tout au plus dans la continuité de notre engagement commun pour imposer une paix définitive dans l’ex-Yougoslavie ». Dans une déclaration télévisée, il affirme : « Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est la paix sur notre sol, la paix en Europe et c’est aussi, chez nous, les droits de l’homme ».
L’Europe en échec
Troisième domaine, celui de la construction européenne. « Cela avait plutôt mal commencé », note Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman, en évoquant le « discours de Cochin » en décembre 1978. Sur ce sujet, Jacques Chirac a évolué en grimpant peu à peu les marches du pouvoir. « Au cours de ce long parcours vers les sommets, au fur et à mesure des responsabilités exercées, Chirac n’a pu faire autrement que de se muer en Européen de raison. En cela, il incarna bien l’évolution d’une partie des Français. Il n’avait pas la foi, mais il se rallia à l’intégration européenne. Son goût pour les relations internationales et sa connaissance des grands acteurs mondiaux, qu’il rencontra inlassablement, l’ont peu à peu convaincu de la pertinence du projet européen ».
Jacques Chirac a fini par s’engager avec force en faveur de la construction européenne. Il s’est prononcé sans ambiguïté, sous la présidence de François Mitterrand, pour la ratification du traité de Maastricht. Devenu président, il a été, dira-t-il, « le premier chef d’Etat à lancer officiellement l’idée d’une Constitution européenne » avant de décider de soumettre celle-ci à référendum. Il a fait campagne pour le oui, soulignant les apports bénéfiques de l’Europe. « A commencer par la paix, durement acquise mais qui paraît aller de soi désormais, et la démocratie, étendue dorénavant à tout le continent ». Peine perdue. L’échec du projet de Constitution sera aussi son échec. La victoire du non lui causera, écrira-t-il, « infiniment de tristesse et beaucoup d’amertume ».
L’Europe est toujours en crise, les Balkans sont encore fragiles et le conflit israélo-palestinien n’a pas trouvé sa solution. Sur ces grands dossiers, Jacques Chirac a fait ce qu’il a pu, « il a bien tenu son rang et son rôle », comme l’écrit Franz-Olivier Giesbert, dans les limites de ses moyens, qui étaient ceux d’une puissance en recul sur la scène mondiale. Mais on peut au moins lui savoir gré de son ouverture au monde, de son refus du « choc des civilisations », de son affirmation de l’égale dignité des cultures. Cette conviction a probablement inspiré, plus qu’on ne l’a cru à l’époque, son action internationale. « Au coeur de notre démarche, déclarera-t-il en inaugurant le musée du Quai Branly, devenu musée Jacques Chirac, il y a le refus de l’ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable et inacceptable de l’Occident à porter, en lui seul, le destin de l’humanité ». Cette leçon de modestie ne manque pas de grandeur.