L’occupation de la Crimée par les « petits hommes verts » de Vladimir Poutine et le soulèvement de milices paramilitaires dans les régions de Donetsk et de Louhansk (printemps 2014) ont marqué une première rupture. Déjà mal en point, l’ordre international a eu ensuite à subir les coups de boutoir de la pandémie (2019/20), des talibans afghans (2021), des troupes régulières russes contre l’Ukraine (février 2022) et de l’organisation terroriste palestinienne Hamas (octobre 2023). Sa désintégration est encore loin d’être terminée. Dans ce contexte, réorienter l’UE et l’OTAN est une nécessité, les deux organisations devant être en capacité d’agir dans un monde en plein affolement. La campagne de Donald Trump et l’impasse dans laquelle se trouve la France depuis les élections législatives anticipées ne facilitent néanmoins pas les choses ; il en va de même s’agissant de l’Allemagne, très mal à l’aise sur toutes les questions stratégiques, et de la politique d’évitement qu’elle pratique depuis de nombreuses années.
Prêtes pour la guerre ?
L’invasion de l’Ukraine par la Russie oblige l’OTAN à être « prête pour la guerre » (Boris Pistorius). Dans ce contexte, la cohésion des 32 États membres de l’Alliance est plus que jamais essentielle. Une extension supplémentaire de ses champs d’action serait néanmoins contre-productive dans la mesure où, à ce jour, seule la défense collective, qui est sa compétence première, fait l’unanimité.
La transformation de l’OTAN a commencé. Rien ne pourra l’arrêter. Pas même la promesse d’y intégrer une Ukraine libérée. Ou bien les Alliés auraient-ils la possibilité de revenir sur cette promesse ? Le processus engagé ne suit toutefois aucun scénario, aucune stratégie. Il constitue bien plus une réaction, du reste nécessaire, à une réalité dont le rythme est actuellement imprimé par d’autres puissances peu enclines à la paix et la démocratie. Ce ne sont pas les meilleures conditions pour établir un ordre de paix durable.
Il sera également nécessaire d’établir une relation solide entre l’UE et l’OTAN. Mais pour ce faire, il est essentiel que l’UE puisse devenir un partenaire actif de la relation. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle. Les États membres de l’Union doivent en premier lieu définir la route qu’ils souhaitent prendre. Il existe bien une « Politique étrangère et de sécurité commune » (PESC) mais elle est régie par une série de « procédures spéciales », notamment la règle de l’unanimité et l’interdiction d’« actes législatifs ». Le Parlement européen n’a du reste aucune fonction de contrôle, il doit seulement être consulté et informé. Dans les faits, les États membres de l’Union devraient soit modifier les traités, soit en conclure un nouveau, avec ceux qui souhaitent y adhérer. C’est la seule façon pour l’UE, ou une Union européenne de la sécurité, de devenir un acteur autonome, capable d’agir.
Quels points d’intersections ?
La France, on le sait, est le plus proche partenaire de l’Allemagne en Europe. Les deux pays entretiennent des relations privilégiées aux niveaux social, économique, politique et historique. Le traité d’Aix-la-Chapelle (2019) a établi une sorte d’alliance dans l’alliance. Une relation de ce type n’existe nulle part ailleurs. Cela oblige et devrait du reste pousser Paris et Berlin à travailler ensemble à une architecture de paix et sécurité pour la période qui s’ouvrira après la fin de la guerre en Ukraine. L’article 4 du traité d’Aix-la-Chapelle est ici très clair.
Mais quels sont les points d’intersections stratégiques entre les deux partenaires ? Paris met en avant la question du nouvel ordre international et le rôle que les Européens peuvent y jouer. C’est tout l’objet du débat autour de la « souveraineté stratégique européenne ». Ce faisant, les modèles qui avaient servi de base au travail de l’UE et de l’OTAN sont remis sur l’établi. Cela a trait, d’une part, au leadership des États-Unis en Europe, d’autre part au rôle de l’UE au plan géostratégique. Ces discussions font depuis longtemps l’objet de réserves côté allemand. Pour Paris, le retour de la rivalité entre grandes puissances et l’exacerbation de la concurrence entre les économies américaines et chinoises constituent le point de départ de la réflexion. Pris individuellement, les États européens ne pèsent pas assez lourd pour pouvoir agir sur la scène internationale. C’est la raison pour laquelle Paris considère que l’UE a un rôle central à jouer dans l’affirmation d’une ambition géostratégique. Renforcer la capacité d’action de l’Union est sa priorité numéro un. Sans Berlin, Paris le sait, rien ne pourra néanmoins se faire. Les attentes vis-à-vis du partenaire sont donc élevées. Un consensus sur la marche à suivre par les deux pays est toutefois encore loin d’être acquis.
Partenaire ou vassal ?
Il en va de même des attentes de Washington à l’égard de Berlin. Contrairement à la relation avec la France, l’OTAN et plus particulièrement, le partenariat avec les États-Unis constituent, pour l’Allemagne, le fondement de sa politique de sécurité et de défense. La relation bilatérale a toujours été étroite et hiérarchisée, contrairement à celle que l’Allemagne entretient avec la France. La question de savoir qui était la puissance dominante et qui ne l’était pas ne s’est ici jamais posée. Il s’agit maintenant de s’interroger sur les limites de la puissance américaine, aujourd’hui et à l’avenir – et ce d’autant plus que les États-Unis conçoivent et mettent en œuvre leur politique étrangère et de sécurité en fonction des critères d’exercice d’une puissance mondiale – et rien d’autre.
Les stratèges américains partent du principe qu’ils gagneront la compétition qui se joue sur la scène internationale avec l’appui de leurs alliés : la Stratégie nationale de sécurité du mois d’octobre 2022 est très claire sur ce point. Il s’agit d’articuler « nos alliances en Indopacifique et en Europe » d’une nouvelle manière car « les intérêts américains sont mieux servis si nos alliés et partenaires européens jouent un rôle actif en Indopacifique, y compris dans le détroit de Taïwan ». En avril 2023, on s’en souvient, le président Macron avait averti de son côté que l’Europe ne devait pas se laisser entraîner dans des crises « qui ne sont pas les nôtres » et « vassaliser » par les Américains.
Les problèmes relationnels au sein de l’Alliance sont donc bien réels. De nombreux « transatlantistes » au sein des think tanks américains misent en premier lieu sur l’Allemagne car ils savent l’importance que revêt l’OTAN dans sa politique de sécurité. Ils sont également conscients du fait que la sécurité des États-Unis dépend elle aussi des relations que le pays entretient avec ses alliés. À cela s’ajoutent les liens de confiance, du reste souvent amicaux, qu’ils ont avec de nombreux experts allemands.
À l’égard de Paris, c’est la méfiance qui prévaut. La France est certes le plus ancien partenaire des États-Unis mais elle est souvent perçue comme butée. En même temps, la coopération entre militaires est très appréciée, car des deux côtés, on partage la même approche – pragmatique – et la même vision des grands défis géopolitiques.
Fin de la « retenue stratégique »
Les exigences et les attentes de Paris, Washington et Berlin sont loin d’être similaires. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne sont pas compatibles, et cela a toute son importance dans le cadre de la réorientation de l’OTAN et de l’UE. Les États-Unis doivent appréhender leur leadership d’une manière renouvelée, en adéquation avec le rôle que les Européens entendent jouer. Quant aux Européens, à eux de développer des concepts qui leur sont propres et de se donner les moyens de les mettre en œuvre, au risque de se voir reléguer au second plan. Dans ce contexte, l’Allemagne est, comme elle l’a du reste toujours été, tiraillée entre, d’un côté, sa fidélité à l’OTAN et aux États-Unis, de l’autre son « amitié profonde » avec la France, son attachement à l’UE et à son engagement géopolitique.
Le « monde occidental » n’a d’autre choix que de se réorganiser. Pour Berlin, le temps de la « retenue stratégique » devrait être définitivement révolu, le pays devant maintenant activement contribuer au processus en cours. Le temps presse.
Les auteurs
Rolf Clement a été correspondant et membre de la rédaction du Deutschlandfunk. Il a ensuite été rédacteur en chef de la revue « Europäische Sicherheit und Technik ». Il est aujourd’hui membre du comité consultatif sur la conduite intérieure du ministère fédéral de la Défense ainsi que du groupe d’étude sur les stratégies de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik.
Journaliste politique spécialisé dans les questions de sécurité, Detlef Puhl a été pendant de nombreuses années correspondant du Stuttgarter Zeitung. Il a ensuite dirigé l’équipe d’information et de presse du ministère fédéral de la Défense. Il a également travaillé pour le compte du Centre George-C.-Marshall, du département stratégie du ministère français de la Défense, et du Quartier Général International de l’OTAN.