Donald Trump, et après ?

Quelles conséquences internationales aura l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ? Cette question occupe les dirigeants et les observateurs européens depuis le 8 novembre. Pour tenter d’y répondre, la Maison Heinrich Heine de la Cité universitaire de Paris et Boulevard-Exterieur ont organisé un débat avec Alain Frachon, directeur éditorial au Monde, Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du bureau parisien du German Marshall Fund, Dick Howard, professeur émérite à la Stony Brook University de New York, Christian Wernicke, correspondant en France du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, débat animé par Daniel Vernet. La véritable énigme tient en une phrase : Donald Trump agira-t-il selon ses promesses de campagne, ce qui placerait les Européens devant leurs responsabilités, ou sera-t-il rattrapé par les contraintes traditionnelles de la politique étrangère américaine ?

Dix algorithmes qui règnent déjà sur le monde
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Les conséquences internationales de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ne sont certainement pas encore toutes visibles ni même déterminées. Mais si cette élection pose beaucoup de questions, elle agit en même temps comme un révélateur – et d’abord en ce qui concerne justement le « populisme ».

Quel peuple ? Quels peuples ?

Car d’après les derniers chiffres, Hillary Clinton a remporté le vote populaire avec près d’un million de voix. Où est le peuple ? On la présentait comme la candidate des « élites » contre le « peuple » auquel Donald Trump prétendait prêter sa voix. Rappeler que le président élu est un millionnaire n’explique pas grand-chose. Dire que Hillary Clinton n’était pas aimée n’éclaire qu’une facette de cette élection.
Il y avait de bonnes raisons aussi de ne pas aimer Donald Trump, pour une majorité d’Américains, les femmes, les noirs, les hispano, les Chinois, bref tous ceux qui n’étaient pas des hommes blancs machistes. Et pourtant…
Ce que l’élection a mis en lumière, c’est la division de l’Amérique. Non pas la division du Parti démocrate – même si on peut penser que Bernie Sanders aurait été un meilleur candidat que Hillary Clinton dans la rust belt, la ceinture de la poussière des industries en déshérence, ou ailleurs – non pas la division des Républicains, qui malgré les ex-« never trumpers » ne s’est pas maintenue jusqu’à une éventuelle défaite, mais la division de la population américaine toute entière.
Il ne s’agit pas d’une opposition entre deux partis politiques mais de la séparation de deux « tribus ». En 1976, 26% des Américains vivaient dans des comtés dont les représentants de la majorité étaient élus avec une grande avance et par les mêmes partis. Aujourd’hui ce sont 50% des Américains qui vivent dans ce genre de comtés. Les « bleus » (démocrates) et les « rouges » (républicains) ne sont plus des adversaires, ce sont des ennemis ; ils ne sont plus déparés par des divergences d’opinion mais plus fondamentalement par des styles de vie. Dans les « suburbs » où vivent les Républicains les jardins sont deux fois plus grands que dans ceux où vivent les démocrates ; les uns et les autres n’utilisent pas les mêmes voitures.
Et ils ne s’informent bien évidemment pas aux mêmes sources. Il ne s’agissait donc pas de la confrontation de deux candidats, Trump et Clinton, mais du choc de deux sociétés.
A cette division s’ajoute le risque de blocage des institutions. Bien que le Congrès soit largement discrédité, la majorité que Donald Trump détient au Sénat n’est pas suffisante pour passer outre à une obstruction des démocrates (il faudrait soixante sénateurs, les républicains n’en ont que cinquante-deux). Si le candidat victorieux a promis de nommer des juges « anti-avortement » à la Cour suprême, les démocrates peuvent en bloquer la nomination pendant huit ans, comme l’ont fait les républicains face à Barack Obama qui voulait un libéral pour succéder à un juge récemment décédé. Toute dynamique est donc bloquée par ce qui reflète une vraie division au sein de la population.

Le triomphe de l’antipolitique

Pour Dick Howard, l’élection américaine marque le triomphe de l’antipolitique. Les campagnes électorales de Donald Trump comme de Hillary Clinton ont fonctionné dans l’antipolitique. La démocrate représentait une « élite numérique ». On croit connaître ses algorithmes – processus vidé de sa pensée -, on croit que la politique se réduit à une compilation de données et on organise ses interventions en fonction des résultats crachés par les ordinateurs.
Sûre de les remporter, Hillary Clinton n’a pas fait compagne dans les traditionnels Etats démocrates. Au contraire de Donald Trump, qui se faisait fort d’entrer dans les débats sans préparation, sans équipe –sans rien savoir, sans avoir quoi que ce soit à négocier, juste du showbiz ! Soutenu tout de même par d’autres algorithmes : ceux qui permettent à chaque consommateur des réseaux sociaux de se voir servir ses plats préférés et de « s’informer » uniquement sur les sites avec lesquels il est d’accord. C’est le règne du « my-point-of-view.com ». Il semble que Donald Trump ait beaucoup utilisé les réseaux pour asséner ses mensonges sur un terreau favorable.
Le mot de politique a été inventé, rappelle Dick Howard, par Machiavel pour parler des relations entre Etats, des relations diplomatiques, des intérêts, des idées, des diverses façons d’entrer en rapport et de passer des compromis. Et c’est lui, Machiavel, qui nous éclaire sur la différence entre ennemis et adversaires.
Alexandra de Hoop Scheffer se demande si, sur la scène internationale, Donald Trump va jouer le « rapport de force » brut annoncé dans son programme et qui se résume en un slogan « America First », ou s’il devra « entrer dans le système » — international – honni pour aborder notamment la question de l’Alliance atlantique. Il a déclaré l’alliance militaire trop coûteuse, souhaité le désengagement américain et réclamé que les alliés prennent en charge financièrement le fardeau de leur propre défense.
Le Traité de libre-échange transatlantique, comme l’ALENA en Amérique du nord ou le traité de libre-échange en Asie, est à l’opposé de son antilibéralisme affiché. Donald Trump veut renégocier des accords comme celui de la COP21 (il a qualifié le réchauffement climatique d’invention fantaisiste des Chinois pour nuire à l’économie américaine) ou l’accord sur le nucléaire iranien, au risque d’ajouter encore à l’instabilité de la région. Comme tous les populistes, il rejette la « mondialisation » et loin de songer à la maîtriser, il réclame un protectionnisme tous azimuts – y compris par un mur avec le Mexique.
Sans craindre la contradiction Donald Trump déclarait aussi qu’il fallait parler davantage avec les régimes autoritaires, et d’abord avec la Russie. Est-il prêt à sacrifier l’Ukraine et la Crimée ? La question russe sera sans doute un test de son approche du monde et de la relation transatlantique. Une fois au pouvoir, mal entouré peut-être mais pas indépendant du Parti républicain, il devra sans doute composer avec les orientations traditionnelles des républicains et gérer l’héritage de Barack Obama qui a montré la voie du désengagement.
Face aux incertitudes de la politique étrangère américaine, que fera l’Union européenne ? Le discrédit de « Bruxelles » aux yeux de beaucoup d’Européens ressemble à celui de Washington pour les électeurs de Donald Trump.

Comment Trump va-t-il rentrer dans le réel ?

Les citoyens étaient censés s’informer en lisant des journaux dont ils connaissaient la position et la télévision leur offrait le point de vue d’un « vieux sage » très prudent, « l’anchor(wo)man ». Désormais on s’informe sur les réseaux sociaux où ça caquète de tous les côtés, où toutes les paroles sont recevables, tous les points de vue équivalents – sans qu’on cherche à savoir d’où ça parle. Les réseaux proposent à chaque utilisateur de conforter ses opinions, connues grâce aux « profils » sophistiqués établis pour chacun.
« Alors que des centaines de millions de personnes ne s’informent plus que sur les réseaux sociaux, cette « bulle de filtre » (…) joue désormais un rôle fondamental dans la polarisation des débats en renforçant les croyances des internautes, sans jamais leur apporter de messages contradictoires. Un phénomène déjà thématisé après le vote pro-Brexit », écrit Adrià Budry Carbó dans le Temps du 17 novembre.
On parle aussi aux Etats-Unis de « chambre des échos », il y en a sur internet comme sur le terrain, alors qu’on dénonce en Allemagne la « Lügenpresse », pour discréditer la presse - celle qui ose dire son nom et sa couleur. De l’autre côté, les conservateurs américains ont développé une télévision qui est un relais des réseaux sociaux, elle s’appelle Fox News.
Lorsque les mots n’ont plus de sens, que la distinction entre le vrai et le faux n’est plus pertinente puisque seul compte le « buzz » — qu’on l’appelle « postfactuel », « postfaktisch » ou « post-truth » – comment Donald Trump va-t-il rentrer dans le réel ?
Si on croit les promesses de sa campagne électorale, dit Alain Frachon, l’Amérique va sortir de la démocratie libérale, du libre-échange, de l’Etat de droit. Russes ni Chinois déjà ne respectent pas cet ordre-là. Kiev, Tallin, Tbilissi, Taïwan : y a-t-il encore des lignes rouges face à la Russie et à la Chine ? Que fait la France si la Chine prend Taïwan et Poutine Tallin, Riga ou Tbilissi ? – sans le leadership américain, ils y seraient déjà ! Un monde de reconstitution de zones d’influence, ce serait un évènement détestable. On peut aussi espérer que ça ne se passera pas comme ça.
Il y a en Europe une demande de leadership, parce qu’on voudrait pouvoir montrer un front uni face à de telles incertitudes. Daniel Vernet rappelle qu’au moins une femme politique a souligné les risques de la victoire de Donald Trump : Angela Merkel lui a adressé un véritable rappel à l’ordre des valeurs démocratiques européo-américaines. C’est à elle que s’adresse la demande de leadership en Europe. Mais elle ne veut pas et ne peut pas assumer ce leadership, répond Christian Wernike, parce que si on parle aujourd’hui de leadership allemand, demain on parlera de « domination » allemande ! Ce n’est qu’unie à la France que l’Allemagne peut jouer en Europe un rôle moteur. Un leadership allemand sans la France est impossible en Europe – et même impensable en Allemagne pour les Allemands.
Au début des guerres yougoslaves, le ministre des affaires étrangères luxembourgeois avait proclamé « c’est l’heure de l’Europe ! ». On l’a redit après le Brexit - la Grande-Bretagne représente 15 à 20 % des capacités militaires de l’Union européenne – mais le seul moment où l’Europe s’est montrée unie c’est effectivement pendant les guerres en Bosnie et au Kosovo, sur le terrain d’abord. L’histoire nous rappelle que c’est bien dans le réel de la reconstruction qu’est née l’Europe et qu’elle a progressé.