Pendant des années, depuis que la Chine « s’est éveillée », les chancelleries et les politologues se sont demandé si elle allait devenir une puissance « révisionniste », animée par la volonté de subvertir le système international largement déterminé par les Occidentaux, et en dernière analyse par les Américains. Deng Tsiaoping, le père des réformes économiques, avait recommandé la modestie « dans un premier temps ».
C’est cette réserve qui inquiétait et ses successeurs ont en effet été parfois tentés d’abuser de leurs succès. Ils opposaient par exemple « le consensus de Pékin » au consensus de Washington, autrement dit l’exemple de la voie chinoise vers le développement à la potion amère de l’austérité prônée par le FMI. Toutefois, à deux reprises au moins au cours des dernières années, la Chine s’est présentée en défenseur du système économique international dont elle a largement profité pour sortir plusieurs centaines de millions de gens de la pauvreté.
Au moment de la crise financière de 2008, loin de jeter de l’huile sur le feu, elle s’est fait fort de lancer un programme d’investissements pour soutenir l’activité mondiale. Cette année, au Forum de Davos, le président Xi Jinping a endossé le costume de héraut du libre-échange face aux tentations protectionnistes de Donald Trump et de chantre de l’accord de Paris sur le climat.
A contre-emploi
Car depuis l’élection du magnat de l’immobilier, chacun joue à contre-emploi. Quand les dirigeants communistes chinois défendent la liberté du commerce international, le nouveau président américain s’apprête à dénoncer les accords de libre-échange qui lient son pays à ses voisins du continent nord-américain et aux Etats du Pacifique, et à rétablir des barrières douanières dans le but affiché bien qu’aléatoire de recréer des emplois aux Etats-Unis.
La révision que Donald Trump semble vouloir imposer aux relations de son pays avec le monde extérieur ne s’arrête pas là. Elle touche tous les aspects de la politique internationale américaine. Elle tourne le dos aux principes fondamentaux qui ont présidé à la stratégie mise en place par Franklin Delano Roosevelt et tous ses successeurs, républicains comme démocrates, après la Deuxième guerre mondiale. Elle ramène les Etats-Unis à la situation des années 1920-1930 dans la mesure où à l’engagement américain dans le monde elle oppose la même fin de non-recevoir qu’à l’époque. Dans les principes au moins car la réalité est certainement plus complexe.
Il n’en demeure pas moins que les déclarations de Donald Trump sur l’OTAN qui serait « obsolète », sur ces pays qui se sont enrichis aux dépens des Etats-Unis en comptant sur eux pour leur défense sans consentir les efforts correspondants, sur ces accords multilatéraux qui nuisent aux salariés américains, sont un écho lointain au refus des élus américains de suivre le président Woodrow Wilson qui, après avoir envoyé les boys en Europe en 1917, voulait créer un système international multilatéral, avec la Société des nations, susceptible de défendre et la paix et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Le Sénat ayant refusé de ratifier la participation américaine à la Société des nations, celle-ci est restée une organisation croupion incapable d’enrayer la montée du nazisme.
Des alliances permanentes
Après 1945, les Américains ont tiré les leçons de l’entre-deux guerres. Les Nations unies ont été portées sur les fonts baptismaux à San Francisco. Au lieu de se retirer d’Europe comme après la Première guerre mondiale, ils se sont engagés à travers l’OTAN dans une alliance militaire permanente – pour la première fois de leur histoire. Face à l’Union soviétique, ils étaient convaincus que leur propre sécurité était liée à celle de l’Europe.
A travers le plan Marshall, ils ont encouragé la coopération entre les Etats européens, même s’ils ont eu souvent par la suite une attitude ambivalente vis-à-vis de l’unification européenne : il était bon que les Européens se prennent en main et se renforcent face au monde soviéto-russe à condition à ne pas chercher à s’émanciper de la tutelle transatlantique.
En ce sens, Donald Trump n’innove pas quand il manifeste son scepticisme face à l’Union européenne ou quand il tance les Etats européens coupables de ne pas payer assez pour leur sécurité. Le burden sharing (le partage du fardeau) est un thème récurrent dans les débats de l’Alliance atlantique depuis plus de quarante ans (l’expression burden sharing est apparue pour la première dans le journal Le Monde en 1973). Des engagements ont été pris par les Etats européens pour porter leurs budgets militaires à 2% du PIB. Sauf rares exceptions, ils n’ont pas été tenus. Mais jusqu’à maintenant, si les Etats-Unis ont réduit leur présence militaire sur le Vieux continent, ils n’ont pas « punis » les alliés défaillants.
Dans ses menaces de sanctionner ces derniers, Donald Trump va plus loin que ses prédécesseurs. En déclarant l’OTAN « obsolète » parce qu’elle coûte trop cher aux Américains et parce qu’elle n’a pas su se réformer pour faire face au « terrorisme islamique », il donne le sentiment de mettre en cause les fondements de la sécurité collective des Occidentaux.
Des accords biatéraux
Il se dit « engagé » dans la défense de ses alliés mais dans sa passion pour les « deals », il la conçoit certainement plus sous la forme d’accords bilatéraux que dans sa version collective. Dans ce cas, il est à craindre que des Etats européens, particulièrement sensibles à la menace russe, se laissent tentés par de tels arrangements directs avec Washington, qui signeraient la fin de toute perspective pour une défense européenne commune.
Ce ne serait pas pour déplaire à Donald Trump qui avoue que pour lui, l’Europe « unie ou divisée, ça ne joue aucun rôle ». Le Brexit étant une « grande chose », il prévoit, d’un ton neutre, d’autres défections parmi les membres de l’Union européenne, « créée, n’est-ce pas ?, pour tailler des croupières commerciales aux Etats-Unis », (entretien accordé au Times de Londres et à la Bild Zeitung).
A aucun moment n’apparait dans ses déclarations l’idée que les deux rives de l’Atlantique sont liées par des valeurs communes. Ces valeurs sont parfois discutables, souvent contestées, mais elles ont été pendant soixante-dix ans le ciment du monde occidental, auquel se sont joints les Etats d’Europe centrale et orientale après 1989 et auquel aspirait même l’URSS de Mikhaïl Gorbatchev.
Dans sa première réaction à l’élection de Donald Trump, Angela Merkel s’était permis de rappeler l’importance de ces valeurs : « la démocratie, la liberté, le respect du droit et de la dignité de chacun, quels que soient son origine, sa couleur de peau, sa religion, son sexe, son orientation sexuelle et ses opinions politiques ».
Le 45ème président américain, qui n’apprécie guère la critique, lui a indirectement répliqué en dénonçant dans l’accueil des réfugiés en Allemagne une « erreur catastrophique ». Et lors de son investiture, il a manifesté l’absence d’intérêt qu’il accorde aux valeurs universelles en se réfugiant derrière « le droit de toutes les nations de donner la priorité à leurs propres intérêts ».
Pas étonnant que la victoire de Donald Trump et ses sorties aient été accueillies avec enthousiasme à Moscou. Le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, s’était plaint récemment, à propos de la Syrie, que les Occidentaux dévoient la diplomatie en mettant en avant les droits de l’homme. Le voici maintenant rassuré. Avec Trump, il n’a plus rien à craindre. Dans sa volonté de réviser le système international né de la Deuxième guerre mondiale, réaffirmé lors des accords d’Helsinki en 1975 et élargi en Europe après la disparition du camp soviétique, Vladimir Poutine devrait pouvoir compter sur le renfort du président américain. Lui aussi juge, pour d’autres raisons sans doute, que l’OTAN est « obsolète » et qu’il a intérêt à traiter avec les Etats européens individuellement plutôt qu’avec une Union européenne cohérente. Les deux présidents partagent « l’idée que l’ordre international libéral cache les intérêts égoïstes de l’establishment occidental sous le masque des valeurs universelles », écrit The Moscow Times.
Saper l’ordre démocratique-libéral
Les observateurs russes de la politique étrangère de Poutine sont convaincus que le chef du Kremlin a dépassé ses ambitions premières. Il ne cherche plus simplement à retrouver une place à la table des Grands pour avoir son mot à dire. Il veut aller plus loin et saper l’ordre fondé sur l’idéologie démocratique-libérale au profit d’une nouvelle forme de concert des nations où les hommes forts des Etats les plus puissants feraient la loi.
Ce projet trouve des soutiens dans les partis populistes d’Europe, dans quelques Etats de l’ancienne Europe centrale et il ne heurte pas la tentation néo-isolationniste de Donald Trump. Il rencontre cependant des limites : dans le monde, dans l’intérêt durable de certains Etats ou groupes d’Etats au libre-échangisme, et aux Etats-Unis mêmes dans la pensée stratégique dominante depuis près de trois-quarts de siècle ainsi que dans le système des check and balances dont le président, aussi narcissique soit-il, ne peut s’abstraire. On aimerait pouvoir ajouter, et dans la résistance que les Européens, unis, opposeront à cette tentative d’en finir avec les principes du règne de la loi, de la coopération et de la solidarité.